XXXI

Le vrai jour de Londres commence à huit heures du soir et se prolonge jusqu’au coucher des étoiles.

À l’heure où le soleil est présumé se lever, commence la nuit pour la capitale du Royaume-Uni.

C’est le brouillard, c’est la pluie, les maisons enfumées, les rues enduites d’une boue grasse et noire, les comptoirs obscurs où les lampes ne s’éteignent jamais.

À huit heures, la scène change : Londres ruisselle de lumières.

Ce soleil factice qu’on nomme le gaz, verse des torrents de clarté sur Londres, et le bourgeois de la cité lit tranquillement les papiers publics, en cheminant sur les larges trottoirs.

Les théâtres, les édifices publics se couvrent d’une guirlande étincelante.

On se promène à Hyde Park ou dans Saint-James, aux environs de minuit, comme on se promène à Paris dans le Jardin des Tuileries de midi à cinq heures du soir.

Les équipages roulent dans le Strand, le steam-boat fume sur la Tamise, les railways fonctionnent, et une armée de policemen erre à travers tout cela, silencieuse, attentive, discrète, fermant les yeux sur certains désordres, pourvu que la chose se passe sans bruit.

Il était bien près de minuit, lorsque Rocambole sortit de l’hôtel Dubourg.

À cent pas plus loin, Vanda l’attendait dans un cab.

Mais, comme on l’a vu, Rocambole avait jugé inutile de la rejoindre, et il s’était borné à lui envoyer le petit chien par Milon.

Puis il avait suivi des yeux son ancien compagnon de chaîne.

Celui-ci avait rejoint le cab et était monté dedans.

Une minute après le cab s’était éloigné.

Alors Rocambole, relevant le collet de son manteau pour se garantir du brouillard, s’était éloigné d’une dizaine de pas de la porte cochère de l’hôtel.

Ensuite, tirant de sa poche un numéro du Times, il s’était placé sous un réverbère et s’était mis à lire les nouvelles du jour.

Cependant si, au lieu d’avoir affaire aux passants, il était tombé, en ce moment, sous le regard d’un observateur, ce dernier se serait aperçu qu’il ne prêtait qu’une attention distraite à la belle prose du Times.

Rocambole ne lisait que d’un œil, comme on dit.

De l’autre, il ne quittait pas la porte de l’hôtel, et personne n’entrait ou ne sortait sans qu’il l’eût soigneusement examiné.

Enfin, un homme qui se trouvait sur le trottoir opposé, traversa la rue et se dirigea vers la porte de l’hôtel.

Alors Rocambole toussa.

L’homme s’arrêta, regarda autour de lui, aperçut le lecteur du Times et s’en approcha.

– Tu te fais attendre, Noël, dit Rocambole, en anglais, au nouveau venu.

Noël, dit Cocorico, l’ancien forgeron libre du bagne de Toulon, et un des fidèles de Rocambole, parlait parfaitement l’anglais.

De plus, il s’était affublé de la veste d’écurie, du gilet à carreaux, du pantalon noisette serré aux genoux et du cône enrubanné d’un palefrenier de bonne maison.

– Avec ce costume-là, dit-il à Rocambole, on va partout.

– Eh bien ! dit Rocambole, va me chercher la petite valise que j’ai laissée dans l’hôtel.

– Bon ! après ?

– Après, tu iras me chercher un cab. Il y a une remise là au coin de la rue.

Noël partit, entra dans l’hôtel, en ressortit peu après.

Rocambole, en attendant que le cab arrivât, continua à observer du coin de l’œil la porte de l’hôtel.

Noël n’était pas encore de retour, lorsque Rocambole tressaillit et abandonna la lecture de son journal.

Un homme sortait de l’hôtel, enveloppé dans un vaste makintosch, son chapeau sur les yeux et son stick dans sa poche.

Rocambole l’avait reconnu.

C’était sir George Stowe.

Notre héros s’enveloppa à moitié dans l’immense feuille du Times, ayant l’air de passer du recto au verso, mais, en réalité, pour que sir George Stowe, en passant près de lui, ne pût voir son visage.

En effet le gentleman passa d’un pas rapide, et le heurta même légèrement.

En ce moment, Noël revenait avec le cab.

Rocambole sauta lestement à côté de lui ; puis il dit au cocher, en lui désignant du doigt sir George Stowe qui s’éloignait :

– Il s’agit de suivre ce gentleman, et si nous ne le perdons pas de vue, il y a une guinée de pourboire.

Le cocher anglais est un type de discrétion. Il sert indifféremment le lord, l’agent de police, et le pick-pocket.

Il ne trahit les secrets de personne, quand il les pénètre, mais d’ordinaire il ne cherche même pas à les pénétrer.

Il fait son métier, – le reste ne le regarde pas.

– Aoh ! fit celui à qui s’adressait Rocambole.

Et le cab partit.

Comme sir George Stowe était à pied, le cocher mit son cheval au pas, et laissa entre lui et le gentleman une distance respectueuse.

– Mets-toi devant moi, dit Rocambole, que je fasse un bout de toilette.

Et, en effet, il se dissimula de son mieux derrière Noël, dans le fond du cab.

Puis il ouvrit la petite valise, qui contenait un pantalon de grosse toile, une vareuse, des escarpins et un chapeau ciré.

Pour Rocambole changer de vêtements, et pour ainsi dire de visage en quelques minutes, n’était qu’un jeu.

Celui qui l’ayant vu monter en cab, l’en eût vu descendre ensuite, aurait été stupéfait de cette substitution, et ne l’aurait certainement pas reconnu.

Ses larges favoris taillés à l’anglaise avaient fait place à une barbe brune ; son col haut et raide à une chemise bleue, ouverte par devant, et dont le large col, estampillé d’une ancre à chaque coin, retombait sur sa vareuse.

Enfin, son chapeau à bords étroits, son tuyau de poêle, comme on dit, avait été remplacé par un large chapeau ciré sur l’arrière de la tête.

Noël, qui en avait vu bien d’autres, ne s’étonna point de cette métamorphose.

Sir George cheminait toujours d’un pas alerte, et le cab suivait au pas.

Enfin, au détour d’une rue dont Rocambole ne put lire le nom, le gentleman s’arrêta à la porte d’une petite maison qui n’avait qu’un étage sur rez-de-chaussée, tira une clé de sa poche et disparut.

– Voilà de l’argent lestement gagné, dit Rocambole, en mettant une guinée dans la main du cocher.

Celui-ci demeura un peu abasourdi, car il ne reconnaissait nullement le gentleman qui lui avait promis un pourboire magnifique.

Mais déjà Rocambole avait sauté sur la chaussée, et Noël l’avait suivi.

Le cab s’éloigna.

Alors Rocambole prit Noël par le bras et l’entraîna dans la pénombre d’une porte cochère située à vingt pas de celle qui s’était refermée sur le gentleman.

Et comme Noël se taisait :

– Je crois, lui dit-il, que nous sommes sur la piste du gibier que nous chassons.

– Comment, dit Noël, l’homme au terrier et au coq serait celui ?…

– Celui que nous sommes venus chercher à Londres, répondit Rocambole.

Attendons !

Puis il ajouta en souriant :

– Et comme je ne suis plus un gentleman, fumons une pipe.

Il s’écoula environ trois quarts d’heure.

Au bout de ce temps, la porte de la petite maison se rouvrit.

Un homme en sortit.

Ce n’était pas, ce ne pouvait être sir George Stowe.

C’était un de ces grossiers matelots de la marine du commerce qui, la nuit, remplissent les tavernes de White-Chapel et du Wapping.

– Hé ! hé ! fit Rocambole en souriant, je crois bien que nous voilà en uniforme.

Et comme le matelot s’éloignait, Rocambole et Noël le suivirent.

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