Quand un étranger guidé par un policeman arrive à l’entrée du Wapping, le policeman ôte son chapeau avec respect et lui dit :
– Votre Honneur m’excusera, mais je ne vais pas plus loin.
C’est que le Wapping est le seul quartier de Londres où le gaz soit terne et dispensé très économiquement à travers de petites ruelles noires et tortueuses qui ont conservé le caractère du moyen âge.
Là est impuissante la lumière hydrogène qui, partout ailleurs, sème ses éblouissements, – impuissante la loi, impuissante la police.
Le pick-pocket élégant, le voleur gentleman qui exploite le Strand, les cercles, les églises et Drury-Lane et Covent-Garden, ne se risque pas dans le Wapping.
Cet aristocrate du crime n’oserait pas heurter son dandisme au crime plébéien qui vit dans le Wapping.
Là, le voleur de bas étage, le matelot grossier qui joue du couteau et l’Irlandaise demi-nue qui porte un quart de chapeau sur sa tête, et le transporté de Botany-bay qui a trouvé le moyen de s’échapper.
Là aussi cette race étrange chassée de tous les coins du monde, disparue partout ailleurs depuis le moyen âge, et qui a retrouvé à Londres sa cour des miracles, ses institutions et son roi ! – Les bohémiens ! ils règnent dans le Wapping ; ils dominent le reste de la population.
Dans le Wapping encore, ces pauvres fous qui rêvent l’indépendance de l’Irlande et qui boivent du gin dans les tavernes, à la liberté de la verte Érin.
Pendant le jour, si vous n’avez que quelques shillings dans votre bourse, si vous avez boutonné votre habit pour dissimuler votre chaîne de montre, vous pouvez entrer dans le Wapping.
Vous verrez des maisons noires et basses, des boutiques où l’on vend des loques, une population en haillons, et des cabarets sans lumière et sans air.
Peut-être même en sortirez-vous sans accident.
Le soir la scène change.
Une lueur douteuse brille tout à coup sur le Wapping.
Au travers des vitres graisseuses, recouvertes de rideaux rouges, des public-houses et des tavernes, on voit s’agiter des silhouettes étranges. Quand les portes s’ouvrent, des refrains obscènes ou des lambeaux de querelles s’en échappent par bouffées.
Dans les rues circule une boue humaine échangeant de mystérieuses paroles ou des rires silencieux et des signes bizarres.
Londres aussi a son argot ; mais un argot taciturne, sans gaîté et qui vit encore plus de mimique que de vocables.
C’était dans ce quartier infect qu’après une heure de marche et avoir traversé le pont de Londres, le prétendu matelot qui était sorti de la maison à un seul étage dont la porte s’était refermée, trois quarts d’heure auparavant, sur sir George Stowe, était arrivé et marchait dans les ruelles sombres avec toute l’aisance d’un habitué.
Deux hommes étaient entrés dans le Wapping, derrière lui, – Rocambole et Noël.
Eux aussi s’étaient mis à circuler au milieu de ce flot de haillons, avec la nonchalance de gens qui passent presque toutes leurs soirées dans le Wapping.
Le prétendu matelot que personne peut-être n’aurait reconnu, mais en qui Rocambole avait deviné sur-le-champ sir George Stowe, s’en alla droit à la taverne duRoi George.
La taverne du Roi George est le plus terrible repaire du Wapping.
Le maître de l’établissement porte un nom redoutable : il s’appelle Calcraff, comme le bourreau de Londres.
Peut-être est-il son parent.
C’est un homme de stature colossale, dont les favoris roux commencent à grisonner, qui, d’un coup de poing brise un escabeau, et qui, honnête, vit depuis vingt années au milieu de ce peuple de brigands qui l’aime ou tout au moins le craint et le respecte.
Calcraff n’est ni voleur, ni repris de justice. Il a sa patente en règle, il n’a jamais fait tort à personne d’un penny, mais il est tolérant.
Si on se bat chez lui, il laisse faire.
Parfois, deux filous, assis à une table voisine de son comptoir, causent assez haut pour que leurs propos arrivent à l’oreille de Calcraff.
Mais Calcraff n’est pas curieux ; et puis, il ne se mêle que de ses affaires.
Si deux matelots en viennent aux coups de couteau et que l’un d’eux soit tué, Calcraff prend le mort sur ses épaules et le porte dans la rue en disant :
– Je ne veux pas d’affaires avec la police.
Ce qui excite toujours l’hilarité générale, car on sait bien que la police n’entre jamais dans le Wapping.
Il n’y a qu’un point sur lequel maître Calcraff n’entend pas la raillerie : c’est le respect qu’on doit à ses deux servantes, Jane et Betty.
On ne prend pas la taille à Jane, on ne dit jamais un mot leste à Betty.
Un matelot qui s’en revenait des mers de Chine et entrait pour la première fois au Roi George, s’étant avisé de mettre un baiser sur le cou bruni de Jane, Calcraff le prit par les épaules et le jeta dans la rue à travers la devanture, dont toutes les vitres furent brisées.
Jane et Betty sont deux solides Irlandaises, les nièces de Calcraff, qui gardent le cabaret en son absence ; car le tavernier ne couche pas au Wapping.
Dans la journée, on ne le voit jamais à son comptoir et l’on prétend tout bas dans le quartier qu’il vit dans une des belles rues de Londres, habite une confortable maison et qu’on l’a rencontré le dimanche, vêtu en gentleman, sous les ombrages de Hyde-Park, en été, c’est-à-dire pendant la saison, donnant le bras à une ravissante et mignonne créature qui paraît avoir vingt ans, ressemble à une tête de keapseake et l’appelle « mon père ».
Le faux matelot était donc entré dans la taverne duRoi George, ce soir-là ; il s’était même effacé sur le seuil, pour laisser passer Noël et Rocambole, qui étaient allés se placer à une table voisine du comptoir.
Les buveurs étaient nombreux, mais quelque peu taciturnes.
On s’entretenait à voix basse d’un événement qui avait mis, deux heures auparavant, tout le Wapping en émoi.
Rocambole prêta l’oreille.
Un matelot disait :
– Nous ne sommes pourtant plus dans l’Inde, ici. Cependant voici des choses qui ne se passent que sous le ciel de Calcutta et de Madras.
– Pauvre Gipsy ! disait une Irlandaise qui faisait peu de cas de la vertu et qui en était à sa troisième pinte de gin, elle ne mérite pourtant pas ce qui lui arrive.
– Moi, dit un autre matelot, la première fois que je l’ai vue danser, j’ai senti quelque chose me monter au cerveau ; mon sang s’est mis à chauffer, et il m’a semblé que j’avais un charbon dans la poitrine. J’avais touché ma prime d’embarquement, quinze livres et vingt-deux shillings, s’il vous plaît. Je me dis :
– Si Gipsy veut m’aimer, je l’épouse !
Mais quand je lui fis mes offres, elle me rit au nez de si bon cœur que je m’en allai.
– Eh bien ! dit l’Irlandaise, tu as eu de la chance.
– Je le crois.
Sir George Stowe, car c’était bien lui, s’approcha du groupe où la conversation était la plus animée.
– De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.
– Tu n’es pas sans connaître Gipsy, la bohémienne ? lui dit un des habitués du Roi George.
– Certainement non. C’est elle qui danse tous les soirs ici.
– Justement.
– Eh bien ! il lui est arrivé un nouveau malheur.
– Ah ! dit le faux matelot. Quoi donc ?
– Gipsy ne peut pas avoir un amoureux.
– Comment cela ?
– Voici le sixième prétendant depuis un an.
– Eh bien ?
– Un beau garçon, ma foi ! dit l’Irlandaise, et qui était fort comme Calcraff lui-même.
En parlant ainsi, l’Irlandaise salua le tavernier qui, sensible à l’éloge, lui rendit son salut.
– Eh bien ! que lui est-il arrivé ? demanda encore sir George Stowe.
– Ce qui est arrivé aux autres.
– Ah !
– Mort comme eux. Gipsy doit se tordre les mains de désespoir. Pauvre Gipsy !
– Elle ne dansera pas ce soir, soupira un habitué, très amateur des pirouettes et des pointes de la bohémienne.
– Où l’a-t-on trouvé ? demanda l’Irlandaise.
– Qui donc ? Radsy ?
– Oui.
– Comme les autres, à la porte de Gipsy, dans White-Chapel.
Rocambole avait échangé un rapide signe d’intelligence avec Calcraff.
L’Irlandaise avala un grand verre de gin et reprit :
– Je vais vous dire l’histoire de Gipsy et de ses six amoureux. Je la sais mieux que personne.
Rocambole ne quittait pas des yeux sir George Stowe, qui demeurait impassible.