J’arrivai dans Haymarket et j’eus bientôt trouvé la petite maison que précédait un grand jardin.
Comme la veille, la fenêtre était éclairée et entr’ouverte.
Je m’approchai sans bruit.
Lady Blesingfort était là, comme la veille, assise au près de la cheminée.
Elle baissait la tête et tenait son front à deux mains.
Je me pris à la contempler avec une muette adoration.
C’était ma mère.
Tout à coup elle releva la tête et je vis son visage baigné de larmes.
En même temps, elle murmura d’une voix étouffée :
– Ma fille ! ma pauvre fille… confondue avec des bohémiens… oh ! c’est affreux !
En entendant ces paroles, je n’y tins plus, et poussant brusquement la croisée… je sautai dans la chambre et vins m’agenouiller devant elle en m’écriant :
– Ma mère ! c’est moi.
Mon bonnet de laine était tombé, mes grands cheveux blonds dénoués flottaient sur mes épaules.
Elle me reconnut, en dépit de mes habits d’homme, jeta un cri, me prit dans ses bras et m’emporta :
– Malheureuse ! tu veux donc nous perdre ?
Elle me tenait serrée sur son cœur, riant et pleurant à la fois, et elle poussa une porte qui donnait sur une autre salle dont les fenêtres n’ouvraient point sur le jardin.
Puis elle ferma cette porte au verrou, éteignit les bougies et nous demeurâmes dans l’obscurité.
Et, me couvrant de baisers, elle me disait :
– Oui, tu es ma fille bien-aimée… et cependant nul ne le sait, excepté Faro ; et si on te trouvait ici, je serais une femme morte par avance.
– Mais pourquoi ? lui demandai-je avec étonnement.
– C’est un secret que je ne puis te dire.
Puis, après un silence :
– Mais, comment es-tu venue ?… par où es-tu entrée ?…
Comment sais-tu que je suis ta mère ?
Je lui avouai tout.
– Oh ! malheureuse ! malheureuse ! murmura-t-elle. Mais ne sais-tu donc pas que je suis gardée à vue ? Si on t’a vue entrer, je suis perdue !
Et elle continuait à m’accabler de caresses et à m’inonder de ses larmes.
Tout à coup un bruit se fit autour de nous, un bruit léger, inexplicable.
Ma mère jeta un cri.
– Nous ne sommes pas seuls ! me dit-elle.
En même temps, une ombre plus noire que les ténèbres qui nous enveloppaient s’approcha de nous ; je sentis sur mon visage une haleine fétide.
Ma mère jeta un second cri, un cri étouffé, – un cri d’agonie !…
Puis je n’entendis plus rien ; je ne sentis plus cette haleine répugnante qui m’avait brûlée ; l’ombre noire s’éloigna et, en même temps, il me sembla que les bras crispés de ma mère se distendaient, et que tout son corps éprouvait des convulsions.
Je me mis à pousser des cris ; j’appelai au secours !…
Au bruit, des valets accoururent.
L’un d’eux portait un flambeau ; et à la lueur de ce flambeau je vis lady Blesingfort, c’est-à-dire ma mère, qui gisait inanimée sur le parquet.
Elle avait au cou un lacet de soie, au moyen duquel une main invisible l’avait étranglée.
Cependant, elle respirait encore ; ses yeux s’ouvrirent une dernière fois, me fixèrent avec une tendresse indéfinissable, puis se refermèrent à jamais.
Derrière les valets épouvantés, une jeune fille apparut.
Elle se précipita sur le corps de lady Blesingfort et murmura :
– Ma mère !
C’était donc ma sœur.
Pourtant, mon cœur ne battit pas plus vite, et je ne me sentis point attirée vers elle…
Elle me regarda avec un étonnement indescriptible.
Mes habits d’homme, mon visage bouleversé, mes larmes, tout cela était si extraordinaire en présence de ce cadavre, qu’on m’accusa.
Oui, dit Gipsy avec un redoublement d’émotion, on m’accusa d’être la meurtrière de ma mère !
Et comme on allait chercher la police, la peur me prit, succédant à la douleur, et je m’enfuis.
Quelques minutes après, j’étais dans les rues de Londres, courant, à demi folle.
J’errai longtemps, sans savoir où j’allais ; – enfin, comme le lièvre qui revient à son lancer, je me retrouvai dans White-Chapel.
Le jour était venu, et, se réveillant et ne me trouvant plus, Faro me demandait à tous les échos du quartier.
Je me jetai à son cou, je l’inondai de mes pleurs, je lui racontai tout ce qui s’était passé.
Alors il me regarda avec une indéfinissable tristesse et me dit :
– Malheureuse, tu as tué ta mère !…
Je fis alors un rapprochement terrible dans mon esprit.
Le prétendu bohémien qui nous avait suivis du Wapping à White-Chapel et avait bu avec nous était peut-être l’étrangleur qui avait passé le lacet au cou de ma mère.
Gipsy s’arrêta et essuya une larme.
Rocambole lui prit la main et lui dit :
– Je ne sais pas le reste de votre histoire, mais je le devine. Vous êtes née dans l’Inde, où lord Blesingfort, votre père, avait un commandement.
Et, comme Gipsy, stupéfaite, le regardait, il continua :
– Les Étrangleurs vous ont marquée. Le stigmate que vous avez sur la poitrine est une consécration à la déesse Kâli. Vous devez demeurer vierge toute votre vie, sous peine de mort.
Votre mère aura voulu vous soustraire à ce sort infâme. Elle aura adopté une enfant qu’elle aura mise à votre place et qui l’appelait « sa mère ».
– Oh ! s’écria Gipsy, je vous jure que la jeune fille que j’ai vue n’était point ma sœur.
Rocambole poursuivit :
– Les Étrangleurs se seront aperçus de la substitution, et c’est ainsi que vous aurez causé la mort de votre mère.
– Ce que vous dites là, répondit Gipsy, doit être la vérité, car, lorsque Faro fut sur le point de mourir, il me prit la main et me dit :
– Rappelle-toi que si jamais tu te maries, ou si tu manques à la chasteté, tu mourras !
– Et vous avez cru à cette prophétie ?
– Vous voyez bien qu’elle s’est trouvée justifiée.
– Oui, mais…
Et Rocambole regarda Gipsy.
Elle baissa les yeux et ne répondit pas.
Rocambole lui prit la main :
– Gipsy, dit-il, il faut tout me dire.
La main de Gipsy trembla dans la sienne.
– Que voulez-vous savoir ? dit-elle.
– Vous aimez…
– Oh ! taisez-vous !
Et son visage exprima une terreur profonde.
– Vous avez un… un…
– Taisez-vous !
– Il mourra et vous mourrez si je ne vous protège…
– Vous ! fit-elle.
– Moi.
– Mais… vous ne voulez donc plus… être mon mari ?
– Au contraire.
Et comme elle le regardait avec un étonnement croissant :
– Gipsy, dit-il, vous devez être chrétienne de naissance, puisque vous êtes la fille de lady Blesingfort. Je suis chrétien, moi, et je ne crois au mariage que lorsqu’un prêtre du Christ l’a consacré.
– Eh bien ? fit-elle.
– Le mariage des bohémiens, poursuivit-il, est une superstition, une mômerie. Il s’agit de boire à la même cruche et de la casser ensuite.
– C’est vrai.
– Gipsy, voulez-vous être ma femme selon le rite bohémien ?
– Mais…
– De cette façon je vous protégerai, et couché comme un chien fidèle à votre porte, j’empêcherai les Étrangleurs d’arriver jusqu’à vous.
Gipsy se jeta au cou de Rocambole et s’écria :
– Oh ! vous êtes bon !
– C’est dit, fit-il, vous serez ma femme !