Nadir me dit alors :
– Nous pourrions essayer pendant des mois entiers des combinaisons de toutes sortes pour trouver le secret de cette serrure, que nous ne réussirions pas.
Vous autres, Européens, vous avez trouvé des assemblages de lettres ; nous, les Indiens, nous avons un autre système évidemment plus compliqué et plus ingénieux que le vôtre.
Et comme je le regardais, il continua :
– Vous n’avez qu’un certain nombre de lettres.
Nos chiffres à nous sont incalculables et peuvent s’étendre de l’unité jusqu’aux trillions de millions.
Évidemment, cette clef doit tourner sur elle-même, dans un sens ou dans un autre jusqu’à un chiffre quelconque que nous ne savons pas, que nous ignorerons toujours.
Par conséquent, il faut obtenir ce chiffre de la bouche d’Hassan.
– Mais Hassan est fou.
– Je le sais.
– Fou et idiot.
– Oui, dit Nadir.
– Comptez-vous donc lui rendre la raison ?
Nadir secoua la tête.
– C’est inutile, dit-il.
Je comprenais de moins en moins et je le regardais d’un air hébété.
Le sourire cependant n’avait point abandonné ses lèvres.
– Remontons, me dit-il, là-haut nous causerons plus à notre aise.
Et il retira la clef de la serrure et me la rendit.
Le fou continuait à rire au bord de la trappe.
Quand il nous vit reparaître, il battit des mains avec ironie.
À n’en pouvoir douter, un seul instinct avait survécu dans le naufrage de sa raison.
Cet instinct, c’était la conservation de son trésor et la conviction que nul ne pourrait se l’approprier, s’il ne voulait pas.
Nous avions fermé la porte extérieure de la maison et nous étions bien seuls avec lui.
Nadir reprit :
– Tippo-Runo a eu beau apprendre la langue hindoue et arriver à un perfectionnement tel que les brahmines ne savent pas autant que lui, il a vainement étudié nos mœurs, nos usages ; il est Anglais de naissance et ne sera jamais complètement Indien.
– Pourquoi ?
– Mais parce qu’il ignore quelques-uns de nos secrets.
L’Inde est le pays des poisons mystérieux et foudroyants, des narcotiques dont les effets sont aussi variés que les plumes de certains oiseaux.
Si Tippo-Runo avait possédé certain secret que j’ai, moi, il serait en possession du trésor.
– Mais, comment ?
– Hassan le lui aurait indiqué.
– Oh ! par exemple !
– Il aurait ouvert la porte lui-même.
– Devant Tippo-Runo ?
– Certainement.
Mon étonnement faisait place à une certaine stupeur.
Nadir reprit :
– L’Indien qui a soif exprime un limon dans un peu d’eau et s’en fait une boisson rafraîchissante.
– Après ? fis-je, ne sachant où il voulait en venir.
– L’Indien qui ne peut dormir prend un grain d’opium et le mange.
– Bon !
– L’Indien blessé, poursuivit Nadir, étend sur sa blessure un baume, qui n’est autre que le suc exprimé d’une plante, que nous appelons le youma, ce qui veut dire : langue de serpent. C’est avec ce baume que je t’ai guéri.
[…]
– Eh bien ! répondit Nadir, le mélange du limon qui rafraîchit, de l’opium qui fait dormir et du youma qui ferme les blessures produit une boisson qui opère de singuliers effets.
– Ah !
– Celui qui en absorbe la valeur d’un demi-verre ne tarde pas à être pris d’une sorte de gaieté fiévreuse, qui se traduit par une grande exubérance de gestes et une intempérance de paroles.
L’âme la plus repliée sur elle-même, l’esprit le plus absorbé n’y résistent pas.
Si profondément enterré que soit un secret au fond du cœur, le breuvage dont je te parle le fait, sur-le-champ, monter au bord des lèvres.
Ces dernières paroles de Nadir éveillèrent en moi un lointain et terrible souvenir.
Un souvenir de ma première vie, de ma vie criminelle, alors que j’étais l’instrument docile de l’infâme Williams.
Je me rappelai qu’alors la Baccarat, dans l’hôtel de laquelle je m’étais introduit rue Moncey, me fit prendre un breuvage qui troubla ma raison au point de m’arracher tous mes secrets et ceux de mon maître.
– Mais, dis-je à Nadir, après avoir refoulé au plus profond de mon âme l’émotion que me causait ce souvenir, comment nous procurer ce breuvage ?
– J’ai des feuilles de youma sur moi.
Et il tira en effet des larges poches de ses brayes blanches une poignée de petites feuilles triangulaires, qu’il posa sur la table.
– Et de l’opium ?
– Oh ! fit-il en souriant, si pauvre que soit un Indien, si cher que soit l’opium, on en trouve toujours dans chaque maison.
Et il ouvrit une sorte de bahut, dans lequel le tailleur serrait ses outils et sa pipe, et mit aussitôt la main sur un petit morceau de pâte noirâtre qu’il me montra.
C’était, en effet, un grain d’opium.
Il ne manquait plus que du limon.
Nadir ouvrit la porte.
La jeune fille était toujours assise au seuil de la sienne.
Nadir l’appela. Elle accourut.
Il lui mit une pièce de monnaie dans la main et lui commanda d’aller lui acheter des limons au plus proche bazar de comestibles.
Dix minutes après, la jeune fille revint avec les limons.
Alors Nadir les plaça dans un petit mortier à piler le riz qui se trouvait dans la maison, et il se mit à les écraser, en les mêlant aux feuilles de youma et au grain d’opium, en versant lentement à mesure sur le tout la valeur d’un verre d’eau.
Je vis alors apparaître une belle liqueur rosée qu’il versa dans une coupe de coco.
Hassan regardait d’un air hébété.
Nadir lui présenta la coupe et lui dit :
– Bois !
Hassan prit la coupe et la vida d’un trait, avec le double empressement de l’homme qui a soif et de l’enfant qui n’a pas de raison.
– À présent, me dit Nadir, attendons.
Après avoir bu, Hassan tomba bientôt dans une espèce de rêverie, qui tenait de l’extase.
Puis, peu à peu, son visage s’empourpra, ses yeux brillèrent et des paroles incohérentes sortirent de sa bouche.
Alors Nadir ralluma la lampe et me fit signe de le suivre. Nous redescendîmes à la cave et nous replaçâmes la clef dans la serrure.
Hassan parlait toujours, en haut, avec une extrême volubilité.
Il s’était rapproché de nouveau de la trappe, et enfin il descendit, malgré la vive souffrance qu’il éprouvait à marcher.
M’étant retourné, je le vis derrière moi, qui riait.
Nadir, au contraire, simulait une vive contrariété te tournait et retournait la clef dans la serrure.
Hassan, riant de plus belle, le poussa du coude et mit à son tour la main sur la clef.
Puis, nous regardant d’un air moqueur, et comme pour nous prouver sa supériorité, il tourna la clef un certain nombre de fois.
La ponte s’ouvrit et les trésors du rajah Osmany s’offrirent à nos regards.