La Belle Jardinière demeura calme sous cette menace de mort.
Cependant la jalousie de Tippo-Runo lui montait du cœur au cerveau ; et le cerveau s’affolait peu à peu.
– Parle, ou je te tue ! dit-il.
Alors, de courbée qu’elle était, elle se mit sur son séant et le regarda.
Jamais elle ne l’avait regardé ainsi.
Jamais il n’avait vu ce regard étincelant et froid comme une lame d’acier qu’on agite au soleil ; jamais il n’avait vu ce rire moqueur et cruel qui glissait maintenant sur les plus belles lèvres du monde.
– Ah ! dit-elle, vous voulez que je parle ?
– Oui.
– Vous voulez savoir ?
– Oui, dit Tippo-Runo.
Et sa main se crispait sur le manche du poignard, tandis que ses narines se gonflaient et que son sein se soulevait, avec effort, tant était terrible l’orage qui grondait en lui.
Elle ne sourcilla point, elle ne parut pas épouvantée.
– Puisque vous le voulez, dit-elle, je parlerai.
Il respira bruyamment.
– Ah ! tu as peur ? dit-il.
– Non, je n’ai pas peur de cette mort dont vous me menacez, répondit-elle ; mais je veux être franche avec vous, car j’ai horreur de ces scènes de jalousie qui paraissent vous plaire infiniment.
Il y avait dans sa voix un accent sourdement railleur qui acheva de déconcerter Tippo-Runo.
Roumia reprit :
– Je jouerai cartes sur tables avec vous. Je ne suis ni une honnête femme ni une femme sentimentale et romanesque, je suis une courtisane. Seulement, je veux un palais et non une maison, et mes petites dents que vous comparez à des perles sont assez bien trempées pour croquer vos lingots.
Ceci étant posé, mon cher major, j’ai écouté vos doléances amoureuses, parce que, me disait-on, vous étiez fabuleusement riche.
– Je comprends cela, dit froidement Tippo-Runo, et si j’étais à votre place, je ne me conduirais pas autrement.
Ce langage pervers avait rendu à ce misérable toute sa présence d’esprit ordinaire.
– Mais, dit-il encore, tout cela est fort bien sans doute, mais ne m’apprend en aucune façon…
– Quel est l’homme qui est venu ici, cette nuit ?
– Justement.
– Et qui a voulu me tuer, à telles enseignes que je porte les marques de ce poignard ?
– C’est cet homme dont je veux savoir le nom, dit Tippo avec un geste de colère.
– Attendez donc alors, et écoutez-moi bien.
– Voyons ?
– Quand vous m’avez rencontrée à Paris, poursuivit Roumia, j’avais des chevaux, des diamants, une maison montée et pas de dettes. Cependant je dépensais plus de trois cent mille francs par an.
– Eh bien ?
– Cela vous prouve qu’avant que le major sir Edwards Linton revînt de l’Inde avec ses trésors, il y avait de par le monde des gens qui m’aimaient assez pour alimenter mon luxe.
Chacune des paroles de la Belle Jardinière entrait au cœur de Tippo-Runo comme une pointe d’épée.
Elle avait trouvé le défaut de cette âme cuirassée !
Tippo n’eût pas été jaloux d’un pauvre diable d’amoureux ; il rugissait comme un lion blessé, à la pensée qu’un homme pouvait songer à mettre autant d’or que lui aux pieds de Roumia.
Celle-ci continua :
– Quand je vous ai suivi, je me suis bornée à écrire un mot de rupture ; j’ai pris soin de faire perdre ma trace.
– Et cette trace ?…
– Il m’aimait tant, qu’il l’a retrouvée.
– Et il a osé venir ici ?
– Oui.
– Et vous ne m’avez pas éveillé ?
– D’abord, vous étiez ivre.
– Qu’importe !
– Ensuite, je ne suis pas femme à jeter à la porte un homme qui s’est conduit avec moi royalement.
– Et qui s’est ruiné, sans doute ? fit Tippo avec dédain.
– Vous vous trompez, mon ami.
– En vérité !
– La fortune de l’homme dont je parle est inébranlable.
– Allons donc !
– Dix rongeurs comme moi s’acharneraient après elle, qu’ils ne l’entameraient pas.
L’orgueil et la jalousie de ce voleur de trésors étaient au supplice.
Roumia avait, comme on dit, trouvé le joint.
– Mais quel est cet homme ? s’écria-t-il.
– Son nom vous est inconnu.
– Le nom d’un homme aussi riche. Pourtant…
– Mettez que c’est un Tartare, un Turc ou un Mongol.
– Mais, dit Tippo-Runo qui, dans sa rage, conservait cependant toute sa lucidité d’esprit, puisqu’il était si riche, pourquoi l’avez-vous quitté pour moi ?
– Parce qu’on m’avait dit que vous l’étiez davantage.
– Il est certain, répondit le voleur de trésors, évidemment flatté de ce compliment, il est certain que je suis plus riche que personne en Europe.
– C’est ce que tout le monde croit ici.
– À Londres ?
– À Londres et à Paris.
– Vous voyez bien…
– C’était ce que je croyais moi-même.
Tippo tressaillit.
– Et ce que je ne crois plus, dit froidement la Belle Jardinière.
Tippo fit un pas en arrière.
– Je n’avais pas jugé utile de me renseigner, poursuivit-elle, et je vous avais cru sur parole.
– Vous aviez eu raison.
– Attendez, l’homme dont je vous parle et qui me connaît bien est venu cette nuit et m’a dit :
– Si le major était plus riche que moi, je m’inclinerais.
– Vraiment ? dit Tippo d’un ton railleur.
– Mais le major, a-t-il poursuivi, est un aventurier et un imposteur. Il a apporté de l’Inde quelques sacs de roupies et peut-être une ou deux poignées de diamants. Cela durera deux ou trois mois, au bout desquels il s’esquivera en vous souhaitant meilleure chance.
Tippo-Runo fut pris d’un gros rire.
– Ah ! il croit cela ? dit-il.
– Et-il le prouve.
– Comment ?
– Aucun banquier de Paris, ni de Londres, ni de Francfort, ni de Vienne, n’a un million à vous.
– C’est vrai.
– Vous ne possédez pas un pouce de terre, soit en Angleterre, soit en France.
– C’est vrai encore.
– Enfin, le vice-roi des Indes, consulté par le télégraphe, a répondu que vous étiez parti après avoir réalisé une modeste aisance.
– Tout cela est exact. Mais, dit froidement Tippo-Runo, j’ai des millions accumulés les uns sur les autres.
– Où sont-ils ?
L’Anglo-Indien regarda à son tour Roumia.
Il la regarda comme le vautour sa proie, le reptile des tropiques l’être qu’il fascine et veut engloutir.
– Bah ! dit-il après un moment de silence, si je vous le disais, cela vous coûterait trop cher…
Roumia eut un éclat de rire :
– Et si je veux savoir, à mon tour, moi ? dit-elle.