Cependant le major Linton, ou Tippo-Runo, car c’était bien le même personnage, dormait fort tranquillement.
Il est des hommes chez qui l’ivresse est passée à l’état d’habitude régulière.
Depuis plus de vingt ans, le major avait coutume de se griser en soupant.
Il dormait quelques heures par là-dessus, cuvait tranquillement son vin et s’éveillait ensuite comme si de rien n’était.
Tippo-Runo, que le manuscrit de Rocambole nous a laissé voir pour la dernière fois, à bord du West-India, n’était pas arrivé directement à Londres à son retour des Indes.
Il s’était arrêté en France et avait même passé plusieurs jours à Paris.
C’était là qu’un soir il avait vu, au foyer des Italiens, la Belle Jardinière.
Le hasard les mettait-il en présence ?
Dans cette rencontre fallait-il voir le doigt de Rocambole ?
Cette dernière hypothèse était la plus admissible.
Un homme qui remue des millions à la pelle ne doit jamais désirer quelque chose en vain.
Du moins, telle était l’opinion de Tippo-Runo.
Le lendemain, en effet, il obtenait un rendez-vous de Roumia et, trois jours plus tard, ils partaient pour Londres.
La Belle Jardinière s’était trompée en disant que Tippo-Runo n’était pas jaloux.
Il était possédé au contraire de la plus tenace et de la plus cruelle des jalousies, – il haïssait le passé. Aucune fortune princière, pensait-il, ne pouvait tenir contre la sienne.
Il avait jugé Roumia. Roumia était une courtisane et l’or avait sur elle tout pouvoir.
Tippo pouvait satisfaire ses plus ruineux caprices avec le vingtième de ses revenus.
Tippo ne craignait donc ni le présent, ni l’avenir.
Aussi la menait-il partout, à Covent-Garden, à Hyde-Park, aux courses d’Epsom, et le soir s’endormait-il tranquillement après avoir vidé une demi-douzaine de bouteilles de vin de Porto.
Mais le passé l’obsédait.
Assurément Roumia avait aimé, peut-être aimait-elle encore ?
Qui ? Tippo ne le savait pas, et l’habile comédienne avait su s’envelopper, à cet endroit, d’un mystère profond.
Elle avait même souvent laissé échapper quelques mots vagues qui avaient exaspéré le major.
Tippo avait, dans le passé, un rival qui régnait despotiquement encore peut-être dans le cœur de Roumia.
Mais Roumia demeurait impénétrable.
Or donc, cette nuit-là, en revenant du spectacle, Tippo-Runo avait conduit la Belle Jardinière dans cette petite maison du bord de la Tamise aux portes de Londres.
Comme à l’ordinaire, il avait soupé, s’était grisé et endormi.
Les autres fois, son ivresse était si bien réglée qu’il s’éveillait au petit jour et regagnait tranquillement son lit.
Mais cette nuit-là, comme l’heure de son réveil était loin encore, un cri aigu se fit entendre.
Tippo bondit sur l’ottomane où il était couché et ses yeux s’ouvrirent brusquement. Le cri qu’il venait d’entendre était un cri de douleur.
– Roumia ! appela-t-il.
La Belle Jardinière ne répondit pas.
Il s’élança dans la pièce voisine et se heurta à quelque chose qui gisait sur le parquet.
C’était la Belle Jardinière.
Le brouillard de la nuit s’était dissipé et un rayon de lune glissait à travers la fenêtre ouverte.
Roumia immobile, couchée sur le parquet, paraissait morte.
Le major se pencha sur elle tout frémissant.
Il la prit dans ses bras et l’appela.
Elle ne répondit point.
Tout à coup Tippo poussa un cri. Ses mains venaient de rencontrer quelque chose d’humide qui couvrait les épaules demi-nues de la Belle Jardinière.
Ce quelque chose était du sang.
Alors Tippo, jetant un nouveau cri, se pendit aux cordons des sonnettes et les secoua avec fureur.
Les deux domestiques qu’il avait amenés et qui couchaient dans les combles des pavillons accoururent avec de la lumière.
Le major transporta Roumia sur un lit et l’examina.
Elle avait une blessure à l’épaule, – blessure sans gravité, du reste, mais d’où s’échappait du sang en abondance.
Il lui fit respirer des sels.
Roumia ouvrit les yeux et le regarda avec une expression de terreur.
– Roumia, disait le major, Roumia, que s’est-il passé ?
– Rien, rien… balbutia-t-elle.
– Mais ce sang ?
– Je me suis heurtée à un meuble.
– Vous mentez ! dit Tippo.
– Non… non… ce n’est rien.
– C’est un coup de poignard que vous avez reçu.
– Je ne sais pas.
– Qui donc est entré ici ?
– Personne.
Et elle regardait autour d’elle avec une sorte d’épouvante.
La fenêtre était ouverte, elle dirigea ses yeux de ce côté et parut comprendre.
En même temps Tippo-Runo fut mordu au cœur par l’aiguillon de la jalousie.
Et comme si elle eût voulu que cet aiguillon pénétrât plus avant encore, Roumia regarda de nouveau la fenêtre et poussa un soupir de soulagement.
Tippo eut un rugissement de fureur.
Il laissa Roumia aux mains des deux domestiques occupés à panser sa blessure, et s’élança dehors.
Il arriva dans le jardin.
Là le sol humide portait une empreinte de pas.
Une botte fine, étroite, annonçant un petit pied, était çà et là profondément marquée sur le sable des allées.
Tippo se mit à suivre cette trace.
Elle descendait jusqu’à la petite porte du jardin.
Cette porte était demeurée ouverte.
Alors Tippo, ivre de rage, remonta dans le pavillon, congédia d’un geste impérieux les deux domestiques et, demeurant seul avec Roumia lui dit brusquement :
– Un homme est venu ici cette nuit et vous a donné un coup de poignard. Quel est cet homme ?
Roumia secoua la tête :
– Ne me le demandez pas, dit-elle, je ne puis le dire.
– Et si je veux le savoir, moi ! dit Tippo d’un ton menaçant.
– Impossible !
– Je le veux !
– Tuez-moi plutôt, dit-elle résolument.
Soudain Tippo jeta un nouveau cri, quelque chose de brillant gisait dans un coin.
Ce quelque chose était un poignard.
Le poignard sans doute qui avait frappé Roumia.
Et Tippo-Runo, s’en emparant, revint vers la bohémienne et lui dit :
– Parle, ou je te tue !