La mer était maintenant hérissée comme les sommets des Alpes.
Tantôt suspendu à la crête d’une vague gigantesque, tantôt roulant dans les profondeurs d’un abîme, le West-India était ballotté comme une coquille de noix.
À chaque instant, le brick embarquait des lames qui balayaient le pont.
Les hommes s’accrochaient aux cordages.
John Happer s’était fait attacher sur son banc de quart.
Les mâts craquaient sous l’effort du vent.
Si je n’avais pas été marin, j’aurais certainement perdu la tête.
Mais je me souvenais de cette nuit terrible où j’avais fui le bagne de Toulon, et d’ailleurs j’avais foi dans le calme, la hardiesse et l’expérience de John Happer.
Cet homme paraissait transfiguré.
Sa voix roulait comme le tonnerre et dominait le bruit du vent et le sourd grondement des lames.
Tippo avait voulu monter auprès de lui, et, comme lui il s’était fait attacher.
La jonque était en vue, chaque fois que le West-India montait au sommet d’une vague.
Alors on pouvait la voir danser sur la lame comme un véritable feu follet.
Et John répétait :
– Je n’ai pas peur de la tempête, j’ai peur des pirates.
– Ils ont autant de mal que nous, sans doute, balbutia Tippo.
– Maintenant, oui, mais après.
– Après ? dit Tippo, ils auront comme nous des avaries à réparer.
– Si nous étions plus près et s’il était jour, répondit John Happer, vous verriez qu’ils ont démâté la jonque. Elle est rasée comme un ponton, et ils ont peu à craindre de la tempête. Leurs mâts se démontent en un clin d’œil.
Comme il disait cela, un coup de vent coucha le navire sur le flanc et le grand mât fit entendre un horrible craquement.
John Happer poussa un rugissement ; avec sa hache d’abordage qu’il avait auprès de lui il coupa la corde qui le retenait au banc de quart, tomba sur le pont comme la foudre.
Le capitaine, le charpentier du bord et deux matelots se mirent à attaquer le mât à coups de hache.
Cela dura dix minutes.
Au bout de ces dix minutes, le mât fit entendre un dernier craquement et s’abattit tout de son long sur le pont, brisant une partie de la muraille de tribord.
Alors le navire se releva.
Alors aussi John Happer poussa un cri de triomphe.
De nouveau la lueur infernale du fanal de poupe de la jonque venait de disparaître.
– Peut-être ont-ils coulé à pic, dit Tippo.
– Non, répondit John Happer, ils auront rencontré quelque courant sous-marin qui les aura entraînés.
– Nous sommes sauvés.
– Entends-tu cela ? disais-je à Nadir qui était toujours près de moi.
Nadir secoua la tête.
– Ne crains rien, me dit-il. Les hommes qui montent la jonque sont d’autres marins que les Chinois. Dans huit jours, ils seront encore dans nos eaux ; et nous n’attendrons pas huit jours… sois tranquille.
Nadir parlait avec une telle confiance que je ne pouvais mettre ses paroles en doute.
Dans les mers de l’Inde, les tempêtes sont terribles, mais elles sont courtes.
Le vent tomba peu à peu ; aux premières clartés de l’aube, la mer s’apaisa.
Alors nous pûmes constater les désastres que nous avions subis.
Nous avions perdu une partie de notre mâture et une lame, en balayant le pont, avait enlevé trois matelots.
Parmi eux se trouvait un des prétendus Malais, c’est-à-dire un des deux hommes embauchés par John Happer et sur lesquels Nadir pouvait compter.
Nous n’étions donc plus que trois à bord.
Mais la jonque nous suivait.
Pourquoi s’était-elle éloignée ?
– Le capitaine se trompe, me dit Nadir, il n’y a pas de courants sous-marins dans ces parages.
– Cependant on ne la voit plus.
– Elle nous rejoindra.
Le soleil se dégagea bientôt de la voûte plombée du ciel qui peu à peu reprit sa couleur d’azur. Mais si la mer était houleuse encore, le vent était tombé tout à fait.
– Il faut songer à réparer nos avaries, disait le capitaine à Tippo-Runo.
– Et continuer notre route, répondit le traître qui eût déjà voulu poser le pied sur la terre anglaise.
– Nous ne ferons pas grand chemin aujourd’hui.
– Mais les pirates nous ont abandonnés.
– Je l’espère.
Et John Happer, tout en donnant, des ordres pour redresser le grand mât et réparer la cuirasse, braquait avec obstination sa lunette sur tous les points de l’horizon.
La jonque était invisible.
Nadir, à son tour, commençait à froncer le sourcil.
– Il est impossible, me disait-il, que Koulmi ait perdu sa route.
– Qu’est-ce que Koulmi ?
– Celui de mes hommes qui commande la jonque.
Il sait à merveille le chemin que prennent les navires qui font voile vers l’Europe.
– Peut-être la jonque était-elle trop chargée.
– Non, ce n’est point cela.
Soudain Nadir me serra violemment le bras.
– Regarde me dit-il.
Et il étendit la main vers l’ouest.
J’ai l’œil perçant, un œil de marin. Cependant je ne vis rien.
Mais un juron de John Happer m’apprit la vérité tout entière.
Ce que Nadir avait aperçu, ce que je ne pouvais voir, ce que John Happer tenait maintenant au bout de sa longue-vue, c’était la jonque qui nous avait dépassés durant la nuit.
– La jonque ! la jonque ! hurla le capitaine. Et il passa sa lunette à Tippo-Runo.
– Je n’ai pas besoin de lunette, moi, disait Nadir tout bas. J’y vois plus loin et plus clair qu’un aigle des montagnes. C’est bien la jonque.
Elle a largué ses basses voiles et vient sur nous ; dans deux heures, nous serons presque bord à bord.
John Happer s’était tourné vers Tippo-Runo :
– Votre Honneur, disait-il, il n’y a plus à en douter, c’est à nous que la jonque donnait la chasse.
– Pensez-vous qu’elle nous attaquera ? demanda Tippo avec inquiétude.
– Avant le coucher du soleil. Allons ! il n’y a plus à s’en dédire.
Et John Happer dès lors fit ses préparatifs de combat, avec le même calme qu’il avait montré pendant la tempête.
On chargea un des canons à mitraille.
On distribua les armes à l’équipage.
Puis, on attendit.
La jonque marchait lentement, mais elle marchait toujours.
Bientôt elle nous apparut, son équipage tout entier sur le pont.
Puis, arrivée à deux portées de canon, elle mit en panne.
– C’est bien cela, murmurait John Happer en tordant d’une main fiévreuse ses gros favoris roux ; c’est la manœuvre habituelle de ces brigands.
En effet, lorsqu’elle fut en panne, la jonque mit ses embarcations à la mer.
Elle en avait quatre.
Chacune des quatre était montée par huit hommes.
– Ils sont moins nombreux que je ne pensais, dit le capitaine anglais ; il faudra voir…
À égale distance de la jonque et du brick, les embarcations se séparèrent.
L’une prit à gauche, l’autre à droite, toutes deux avec l’intention de tourner le navire.
Une troisième-demeura en place.
La quatrième vint droit à nous, avec l’intention de nous accoster par tribord.
– Tâchons toujours de couler celle-là, murmura John Happer.
Et il pointa lui-même l’un des deux canons.