Faisons maintenant plus ample connaissance avec les différents personnages que nous venons d’entrevoir.
Lucien s’appelait le comte des Mazures.
Mlle Aurore, fille unique et cousine germaine de Lucien, portait un titre assez rare dans la noblesse française.
Elle avait été créée comtesse en Bavière, en récompense des services de son père, longtemps attaché à la maison bavaroise, et qui n’était revenu d’Allemagne que depuis quelques années.
Lucien et sa mère, la vicomtesse douairière des Mazures, étaient venus habiter le château de Beaurepaire au commencement de 1781 ; il y avait, par conséquent, un peu plus de six ans.
C’était ce même château de Beaurepaire qui avait été brûlé l’hiver précédent, c’est-à-dire au début de cette histoire, et dont il n’était resté que les quatre murs.
Le comte et la comtesse des Mazures avaient, dit-on, péri dans les flammes avec leur unique enfant.
Autour du château il y avait un vaste domaine, et ce domaine arrivait, par héritage, au vicomte et au chevalier des Mazures, frères du défunt.
Le vicomte était mort, laissant une veuve et un fils, celui-là même qui devait s’appeler par la suite le comte Lucien des Mazures.
Le chevalier, longtemps au service de la Bavière, nous venons de le dire, était pareillement venu avec sa fille recueillir sa part de succession.
Tous étaient étrangers au pays, le comte défunt ayant acheté cette terre de Beaurepaire l’année qui précéda l’incendie mystérieux que nous avons raconté.
La veuve du vicomte et son fils eurent le château.
Le chevalier, qui était veneur passionné, se fit construire à un quart de lieue de distance, un pied-à-terre sur la lisière même de la forêt.
Bien que la terre de Beaurepaire fût considérable et estimée à plus d’un million, le bruit courut alors que les héritiers du gentilhomme mort dans les flammes avaient éprouvé de vifs mécomptes, qu’ils avaient cherché vainement une cassette en fer qui, selon eux, devait contenir des sommes considérables en billets de caisse.
Mais le temps avait effacé peu à peu toutes ces rumeurs, éteint tous ces bruits, et, à l’époque où nous sommes parvenus, les deux branches de la maison des Mazures menaient un assez grand train et étaient fort bien vues dans la province.
Mlle Aurore surtout enchaînait tous les cœurs par sa beauté hardie, ses goûts un peu masculins, son esprit mordant et plein de finesse, et plus d’un gentillâtre de la contrée soupirait en songeant que le bruit courait depuis longtemps déjà que la belle chasseresse échangerait au premier jour son titre de comtesse de Bavière pour celui de comtesse française en épousant son jeune cousin Lucien des Mazures.
Il y avait cependant encore, au-dessus de ces existences menées au grand soleil, comme un petit nuage, comme un point noir plein de mystère.
Lucien était souvent à la Billardière – c’était le nom du petit castel bâti par le chevalier, – Mlle Aurore plus souvent encore à Beaurepaire.
Mais ni la mère de Lucien, ni le chevalier ne se visitaient jamais, et ils évitaient même avec soin de se rencontrer, et si pareille chose leur advenait, par aventure, ils se saluaient froidement comme des étrangers.
À part cela, on menait assez joyeuse vie dans les deux châteaux.
Lucien invitait beaucoup de monde à ses chasses, et jusqu’au printemps dernier on n’avait pas vu un jeune homme plus gai et plus énamouré de la vie.
Les paysans l’adoraient presque autant qu’ils haïssaient Mlle Aurore, qui était fière et hautaine.
Cependant, depuis quelques mois, un revirement presque subit s’était opéré chez Lucien.
Sa gaieté s’était subitement changée en mélancolie, son ardent amour de la chasse avait paru faire place à des préoccupations plus graves.
Il s’était montré plus froid, plus réservé avec sa cousine, jusque-là compagne inséparable de ses plaisirs.
Aurore, à qui tout le monde parlait d’amour, en avait conclu que Lucien devenait homme, que sa beauté souveraine l’impressionnait au plus haut point et qu’il l’aimait avec passion. La jeune comtesse des Mazures aurait volontiers, du reste, joué avec cet amour comme un chat avec une souris.
Résignée dès longtemps à devenir la femme de Lucien, mais habituée à le voir plier devant elle, elle le tenait en médiocre estime, le jugeait faible et naïf, et se promettait de le réduire au servage le plus complet le lendemain de leur mariage.
On comprendra donc aisément quel avait été son étonnement en voyant Lucien lui résister tout à coup.
L’esclave osait se révolter et lui parler haut.
La colère qui avait sur-le-champ envahi le cœur de Mlle Aurore parut d’un bon augure à MM. de Beaulieu et de Valognes. C’étaient deux petits hobereaux des environs, très amoureux tous les deux de Mlle Aurore, et qui saisissaient volontiers l’occasion de briller aux dépens de Lucien.
Le plus intelligent des deux, la plus forte tête, comme l’on dirait de nos jours, était, sans contredit, le chevalier Michel de Valognes.
C’était un grand garçon taillé en Hercule, aux cheveux rouges, au visage flegmatique, à l’œil bleu sans chaleur.
Le beau sang-froid qu’il avait toujours à son service faisait de lui un tireur remarquable, et ce mérite lui avait valu l’amitié de Lucien.
Après le départ de ce dernier, Mlle Aurore, rouge de honte et de dépit, avait poussé son cheval en avant, le fouettant d’une main fiévreuse, si bien que le noble animal, irrité de cette injuste correction, était parti à fond de train, laissant bien loin derrière lui les honnêtes percherons des deux gentilshommes de province, que leurs cavaliers éperonnaient cependant sans relâche.
– Ma foi ! mon cher, dit alors le chevalier en se tournant à demi sur sa selle, la comtesse finira bien par s’arrêter, du moins je l’imagine ; mais vouloir la suivre est folie, car nos chevaux sont épuisés.
– Cela est vrai, dit M. de Beaulieu.
– Et puisqu’elle nous laisse seuls, si vous voulez, nous allons en profiter.
– Comment l’entendez-vous ?
– Nous allons causer.
– Ah ! fit M. de Beaulieu, qui ne comprenait pas encore.
Le chevalier reprit :
– Jouons cartes sur table, baron.
– Je ne demande pas mieux.
– Vous êtes amoureux de la comtesse ?
– Amoureux fou, chevalier.
– C’est comme moi, baron.
– Ah ! fit M. de Beaulieu en regardant de travers son compagnon.
– Eh bien ! écoutez-moi, baron, au lieu de me faire ces vilains yeux. Je gage que nous allons nous entendre.
– Comment cela ?
– Écoutez-moi bien. Vous pas plus que moi n’avions, il y a une heure, la moindre chance d’être écoutés.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr.
– Et maintenant ?
– Attendez donc, et suivez mon raisonnement.
– Parlez…
– Votre baronnie est fort hypothéquée, et il en faudrait bien une douzaine pour produire le revenu de Beaurepaire.
– Je ne dis pas non.
– Je ne suis pas riche non plus, poursuivit Michel de Valognes, et nous ne pourrions guère lutter… Cependant, en nous entendant bien… en nous liguant…
– Que voulez-vous dire ?
– Je crois que nous pourrions brouiller Mlle Aurore et son cousin… mais là… les brouiller à tout jamais.
– Bon !
– Ce qui ferait la partie belle.
– Oui, dit M. de Beaulieu, mais elle ne pourrait nous épouser tous les deux…
– J’avais prévu cette observation.
– Ah ! vraiment ?
– Et je vais vous répondre. Ruinons d’abord les espérances de Lucien.
– Et puis ?
– Et puis, dame ! chacun pour soi.
– Au fait, dit M. de Beaulieu, vous avez raison. Mais…
– Mais quoi ?
– Comment croyez-vous à ce résultat ?
– Lucien est amoureux.
– De sa cousine, parbleu !
– Non.
À cette brève réponse, le baron fit un véritable soubresaut sur sa selle.
– Et de qui donc ? fit-il.
– Avez-vous jamais rôdé aux environs du couvent ?
– J’y suis allé vingt fois en ma vie pour le moins.
– Alors vous connaissez Dagobert ?
– Parbleu ! Il m’a souvent ferré mon cheval.
– Avez-vous remarqué quelquefois au fond de la forge une jeune fille… une petite paysanne, une orpheline, dont Dagobert est le parrain et qu’il a adoptée.
– Ma foi, oui, dit M. de Beaulieu. C’est même une fort jolie fille. Eh bien ?
– Eh bien ! Lucien en est amoureux.
– Plaisantez-vous ?
– Non, de par Dieu !
– Et sa cousine l’ignore ?
– Absolument. Aussi, si vous le voulez, nous le lui apprendrons dès ce soir. Je connais la belle comtesse. Elle est fière, hautaine, implacable. Elle ressentira pour son cousin une subite et insurmontable aversion.
– Bah ! les parents arrangeront cela tôt ou tard.
– Vous vous trompez… Aurore est maîtresse absolue de ses volontés et de sa main.
– Dieu vous entende ! soupira le baron.
Comme ils parlaient ainsi, ils venaient de sortir des terres labourées au milieu desquelles la jeune amazone avait cherché son chemin et qu’une étroite bande de bois séparait de la route. La route, si l’on peut appeler ainsi une voie boueuse et défoncée, était de l’autre côté de la lisière du bois, et les deux jeunes gens aperçurent Mlle Aurore qui les attendait au milieu.
– Je vous demande pardon, messieurs, leur dit-elle ; je devrais me souvenir que mon cheval va plus vite que les vôtres.
– Chère comtesse, dit le chevalier, nous avons essayé vainement de vous rejoindre.
– Aussi, je vous ai attendus. Savez-vous par où ont passé les chiens ?
– Mais, dit le chevalier, La Branche les a couplés, d’après l’ordre de son maître. Il a mis le cerf en travers de son cheval et il a gagné probablement la route des Trois-Thomas qui mène en droite ligne à Beaurepaire.
– Et Lucien ?
Le chevalier eut un mauvais sourire.
– Ce chemin-là est trop court pour lui, dit-il.
– Hein ? fit l’amazone.
– Pour s’en retourner à Beaurepaire, le comte en connaît un autre plus long, mais plus agréable.
– Que voulez-vous dire, chevalier ?
– Oh ! comtesse, fit M. de Beaulieu, en souriant, Michel est une mauvaise langue… ne l’écoutez pas.
La jeune fille fronçait les sourcils.
– Messieurs, dit-elle, je n’ai jamais pu deviner les énigmes, et je vous prie, chevalier, de vous expliquer plus nettement. Quel est le chemin dont vous parlez ?
– Celui du couvent, comtesse !
– Comment ! non seulement il est philosophe, mais il est dévot aussi ? dit Aurore avec un sourire dédaigneux.
– Ce n’est pas tout à fait cela.
– Qu’est-ce donc ?
– Il y a un excellent forgeron à la porte du couvent.
– Ah ! son cheval est donc déferré ?
– Il se déferre très souvent, comtesse.
– Je ne vous comprends pas, chevalier.
– Dagobert, le forgeron, a une jolie filleule, comtesse.
Cette fois Mlle Aurore pâlit ; tout son sang afflua à son cœur, et elle regarda le chevalier avec des yeux effarés.
– Plaisantez-vous donc, monsieur ? dit-elle.
– Non, comtesse, Lucien, notre ami, votre cousin… votre… fiancé… est amoureux d’une petite paysanne que dans la contrée l’on appelle la Pupille des moines.
Mlle Aurore eut un cri étouffé.
Sa fierté patricienne se révolta, son visage pâle s’empourpra, son œil eut une gerbe d’éclairs.
– Ah ! je vous jure bien, messieurs, dit-elle, que si pareille chose était vraie, je ne serais jamais comtesse des Mazures !
– Cela est vrai, madame, dit le chevalier, et je vous en donnerai la preuve.
– Quand ? fit l’altière jeune fille.
– Quand vous voudrez.
– Eh bien ! tout de suite, alors, dit-elle.
Et son visage exprima une telle indignation que les deux rivaux de Lucien sentirent une douce joie pénétrer dans leur cœur.