Pendant ce temps, en effet, le comte Lucien des Mazures, que cette singulière altercation avec sa cousine et les deux gentilshommes avait quelque peu ému, s’en allait par la Cour-Dieu.
Il prit une ligne de forêt transversale qu’on appelait la route des Trois-Thomas, trouva un faux chemin vers le milieu et poussa son cheval sous bois.
Mais il n’avait pas fait cent pas à travers les broussailles, qu’il entendit courir derrière lui.
Il se retourna et reconnut Benoît, qu’il avait perdu de vue il y avait environ une heure, lorsque le cerf avait pris la plaine.
Benoît arrivait en bondissant, selon son habitude.
– D’où sors-tu donc ? lui demanda Lucien.
– Ah ! monsieur le comte, répondit le bossu, vous pensez bien que je ne veux pas me faire écharper par les gens de Sully.
– Comment cela ?
– S’ils savaient que j’étais avec vous et Mlle Aurore, ils me feraient un mauvais parti.
– Et pourquoi ça ?
– Mais, dame ! parce qu’ils en veulent à Mlle Aurore.
– Ah ! et à moi aussi ?
– Oh non ! monsieur le comte, dit vivement Benoît, pas à vous, je vous jure.
– Et pourquoi en veut-on à ma cousine ?
– Parce qu’elle est dure au pauvre monde. Aussi voyez-vous, monsieur le comte, poursuivit Benoît, quand vous chasserez seul, vous pouvez compter sur moi, si vous avez besoin d’un coup de main ; mais quand vous chasserez avec Mlle Aurore, non.
L’enfant parlait avec une brutale franchise.
– Alors, dit Lucien qui avait mis son cheval au pas et s’appuyait sur le pommeau de sa selle, j’ai bien fait d’intervenir tout à l’heure ?
– C’est-à-dire, monsieur le comte, répondit Benoît, que vous avez évité de grands malheurs, peut-être.
– Vraiment ? fit Lucien.
– L’homme que vous avez sauvé du fouet du piqueur se nomme Jacques Brizou ; et Jacques Brizou disait l’autre dimanche au cabaret, de Sully qu’il faudrait en finir avec les seigneurs de la Billardière un jour ou l’autre.
– Qu’entendait-il donc par là ?
– Il entendait qu’on mettrait le feu au château.
Lucien ne s’indigna pas ; il demeura tout pensif et courba la tête.
Benoît avait fait sa petite confidence, et il n’avait plus rien à dire.
Tous deux arrivèrent à cette clairière dans laquelle le cerf avait fait un brusque retour.
– Adieu, monsieur Lucien, dit alors le bossu.
– Tu me quittes ?
– C’est-à-dire que je vas rentrer en forêt.
– Tu ne viens pas jusqu’à la Cour-Dieu ?
– Oh ! ben je m’en vas aller avec vous jusqu’à la Cour-Dieu.
Et Benoît eut un malin sourire sur ses lèvres minces.
– Car, il n’y a pas à dire, fit-il, faut que vous preniez ce chemin-là…
Lucien fit un mouvement brusque sur sa selle.
– Mais, poursuivit Benoît, n’oubliez pas mes conseils, monsieur, ne vous frottez pas à Dagobert.
– Vraiment ! dit Lucien, qui s’efforça de sourire, je ne sais pas ce que tu veux dire avec ton Dagobert.
– Suffit ! je m’entends !
La clairière était coupée par un large fossé creusé pour l’écoulement des eaux.
Benoît le franchit d’un bond.
Quant à Lucien, il fut obligé de rassembler son cheval et de le faire sauter.
Alors Benoît s’écria :
– Ah ! décidément, monsieur Lucien, vous avez une seule chance, et vous ne voudriez point passer par la Cour-Dieu, qu’il faudrait y aller maintenant.
– Pourquoi donc ?
– Mais parce que votre cheval est déferré d’un pied.
– Lequel ?
– Le pied montoir du devant.
– Ah ! c’est juste, fit Lucien, qui s’aperçut alors que son cheval boitait légèrement.
Lucien et Benoît prirent alors à travers champs pour arriver à la forge.
Par extraordinaire, aucun filet de fumée ne s’élevait au-dessus du toit, le feu paraissait éteint.
– Faut que Dagobert n’y soit pas, dit Benoît dont le malicieux sourire reparut.
– Tu crois ?
– À moins qu’il ne travaille dans le courent.
– Ah !
– Sans cela nous entendrions son marteau d’ici.
Et, en effet, Lucien et Benoît arrivèrent à la porte de la forge, dont un des volets était fermé.
– Hé, Dagobert ? cria Benoît.
Dagobert ne répondit pas.
Mais Lucien sentit tout à coup son cœur battre à outrance, car la fenêtre de la chambre supérieure s’ouvrit, et une créature idéale de beauté s’y montra, disant :
– Mon parrain n’y est pas.
C’était mam’zelle Jeanne, la jeune fille mystérieuse, sur laquelle le forgeron veillait comme un dragon sur un trésor, et qu’on appelait dans la contrée la Pupille des moines.
Elle aperçut Lucien, qui avait respectueusement ôté son chapeau, et un léger incarnat colora son front et ses joues.
– Où est donc Dagobert, mam’zelle ? dit Benoît.
– Avez-vous besoin de lui ?
– Oui, dit Lucien, mon cheval est déferré.
– Il se déferre souvent, votre cheval, monsieur, répondit-elle avec un sourire mutin.
À son tour Lucien se sentit rougir.
– Alors, reprit Benoît, qui vint au secours du questionneur, Dagobert n’y est pas ?
– Il est au couvent, répondit Jeanne. Dom Jérôme l’a fait demander.
– Alors, fit Lucien, je vais l’attendre.
Mamzelle Jeanne referma la fenêtre et disparut un moment ; mais le bruit de son pas léger se fit bientôt entendre dans l’escalier.
Elle descendit dans la forge, et, entrebâillant la porte, elle dit à Lucien :
– Entrez vous chauffer, monsieur, car vous devez avoir froid, le temps est dur.
En même temps ses petites mains blanches saisirent la corde du soufflet gigantesque et le mirent en mouvement.
Puis, avec une pince de fer, elle remua le charbon couvert de cendres et bientôt le charbon s’alluma.
Lucien avait, attaché son cheval à la porte, et, assis sur l’enclume, il causait avec la jolie filleule de Dagobert, peu pressé de voir arriver le forgeron.
Benoît le bossu les contempla et murmura à part lui :
– Ils sont pourtant bien gentils tous les deux. On dirait qu’ils sont faits l’un pour l’autre.