Pénétrons maintenant à l’intérieur du couvent, et voyons pourquoi dom Jérôme avait fait venir Dagobert.
Le prieur était malade.
Vert et robuste jusque-là, il s’était senti tout à coup atteint d’un mal inconnu, mystérieux, qui se traduisait par une sorte d’anéantissement physique et moral.
Vers quatre heures du soir, un moine était venu chercher Dagobert.
– Sa Grâce, lui avait-il dit, est souffrante encore plus que de coutume aujourd’hui, et elle vous mande auprès d’elle, ayant d’importantes choses à vous dire.
Dagobert avait suivi le moine.
Il avait trouvé dom Jérôme assis dans sa cellule, auprès de la fenêtre qui donnait sur le préau, suivant d’un œil mélancolique un dernier rayon de soleil qui tremblotait au-dessus des toits.
Le prieur fit signe au moine de le laisser seul avec Dagobert.
– Votre Grâce est donc plus souffrante aujourd’hui ? dit le forgeron.
– Je me sens plus faible, répondit dom Jérôme. Cependant, je connais mon mal, et sais bien que je ne suis pas en danger de mort.
– Ah ! dit le forgeron qui eut un accent de joie.
– Je t’ai fait venir, mon garçon ! poursuivit dom Jérôme, parce que je veux causer avec toi de choses très importantes. Assieds-toi.
Dagobert, qui s’était tenu debout jusque-là, obéit.
– Tu devines, n’est-ce pas, qu’il s’agit de Jeanne ?
– Oui, fit le forgeron d’un signe de tête.
Et il attendit.
– Le mal dont je souffre, reprit dom Jérôme, est une fièvre lente que j’ai gagnée pendant ma jeunesse dans les pays lointains, au temps où j’étais soldat.
Durant de longues années, ce mal m’avait laissé en repos.
Une fois cependant, il y a quinze ou vingt ans, un de ses retours m’atteignit. J’ai même été malade pendant plus de six mois.
Pourtant, mon ami, si je dois mourir, ce ne sera pas du mal dont je souffre, et j’ai la ferme espérance de vivre longtemps encore pour le service de Dieu, la prospérité de mon couvent et le bonheur de l’enfant qui nous été confiée.
Dagobert leva sur le moine un regard anxieux.
– C’est pour te parler d’elle, poursuivit dom Jérôme, que je t’ai fait venir. Quel âge a-t-elle maintenant ?
– Environ dix-sept ans, répondit le forgeron.
– Nous avons donc encore trois années à attendre pour nous conformer aux volontés de mon pauvre ami, murmura dom Jérôme comme se parlant à lui-même.
Mais Dagobert l’entendit et le regarda d’un air respectueusement interrogateur.
– Trois ans ! reprit dom Jérôme, c’est quelquefois trois siècles !
Peut-on savoir ce qui se passera d’ici à trois ans ?
Voilà sept ans qu’« il » est parti, continua-t-il, faisant allusion au gentilhomme qui avait laissé Jeanne à Dagobert.
Hélas ! puisqu’il n’est pas revenu, c’est qu’il est mort. À quoi bon alors attendre plus longtemps ?
Il faut donc nous préparer à un grand voyage, mon ami.
– Je suis prêt à suivre Votre Grâce au bout du monde, répondit Dagobert.
– Non pas au bout du monde, mais à Paris, reprit dom Jérôme.
Tu le sais, un prieur-abbé ne peut quitter son couvent sans la double autorisation de son supérieur et de l’évêque de son diocèse.
J’ai fait cette demande, et je pense qu’elle me sera accordée.
Dans un mois, si je ne me trompe pas sur mon mal, mes forces commenceront à revenir, et je pourrai me mettre en route.
– Et nous emmènerons la demoiselle ? dit Dagobert.
– Sans doute. Nous irons chercher sa fortune d’abord et ensuite…
Dagobert tressaillit, car dom Jérôme s’était subitement arrêté.
– Ensuite ? dit le forgeron dont la voix s’altéra légèrement.
Dom Jérôme était devenu tout rêveur :
– Jeanne, dit-il enfin, est une fille de grande naissance, et elle sera certainement fort riche.
– Ah ! fit le pauvre Dagobert.
– Il ne manquera pas de beaux gentilshommes loyaux et braves qui se disputeront sa main… car il faudra songer à la marier, mon ami, à lui trouver un protecteur digne d’elle…
– Sans doute, fit Dagobert d’une voix étranglée.
– Et dis-moi, continua dom Jérôme, ne vois-tu pas déjà rôder, par-ci par-là, à l’entour du couvent, de jeunes et brillants cavaliers qui, sous prétexte de chasser ou de te faire ferrer leurs chevaux…
Dagobert tressaillit et un nuage passa sur son front.
– Pourquoi te troubles-tu ? demanda dom Jérôme avec étonnement.
Quelques gouttes de sueur venaient au front de Dagobert.
– Votre Grâce a raison, dit-il enfin, plus d’un gentilhomme vient rôder autour de ma forge, moins pour faire ferrer son cheval que pour regarder la demoiselle… Un surtout…
– Ah ! fit dom Jérôme, un surtout ?
– Oui, monseigneur.
– Jeune ?
– Vingt ans.
– Beau ?
– Oui, dit encore Dagobert.
– Riche, sans doute ?
– Je le crois.
– Et noble ?
– On l’appelle le comte des Mazures.
Ce fut un coup de théâtre. Dom Jérôme se leva de son fauteuil où le mal le clouait ; il se leva violemment, l’œil en feu, et une indignation subite éclata sur son visage, qui retrouva en ce moment toute sa virilité d’autrefois.
– Quel nom as-tu prononcé là ? s’écria-t-il.
– Le comte des Mazures, répéta Dagobert stupéfait.
– Oh ! le misérable ! dit dom Jérôme.
Cette épithète était tellement en désaccord avec la réputation dont Lucien jouissait dans la contrée, que Dagobert protesta tout court.
– Il est impossible, dit-il que Votre Grâce ne fasse pas quelque méprise. Le comte Lucien des Mazures est un jeune homme doux et bon que tout le monde aime, et pour qui l’on se ferait tuer volontiers.
Et Dagobert, dans sa rude franchise, se mit à faire l’éloge de Lucien, à raconter tout ce qu’il savait de son caractère, de ses mœurs, de ses habitudes, ajoutant d’une voix émue :
– Certes, monseigneur ; hier encore, si vous m’aviez dit : La demoiselle sera riche autant qu’elle est noble et, il lui faut chercher un époux, j’aurais répondu : Celui qui l’aime et qui est digne d’elle…
– Il l’aime ! exclama dom Jérôme.
– Je le crois, balbutia Dagobert.
– Mais où l’a-t-il vue ? où l’a-t-il rencontrée ? demanda dom Jérôme avec une animation croissante.
– Eh ! monseigneur, répondit Dagobert, quand je travaille et que je suis tout seul, la demoiselle descend de sa chambre ; elle vient s’asseoir dans un coin de la forge, elle jase avec moi comme un petit merle, et ça n’est pas d’aujourd’hui, comme vous pensez bien, car voilà sept années qu’elle vit sous mon toit.
– Après ? après ? fit dom Jérôme d’une voix pleine d’angoisse.
– Dame ! un jour, il y a six mois de cela, un jeune homme est venu faire ferrer son cheval. C’était M. Lucien. La demoiselle était dans la forge. Ils se sont vus, ils ont causé. Puis, le jeune homme est revenu quinze jours après, puis encore la semaine qui a suivi… Que voulez-vous que j’y fasse ?
– Rien, dit dom Jérôme.
Puis, après un moment de silence :
– Maintenant, dit-il, écoute-moi bien.
– Oui, monseigneur.
– Tu n’es qu’un paysan et un forgeron, mon pauvre Dagobert, mais tu es un honnête homme.
– Ça, je m’en vante.
– Un abîme creusé par les préjugés sociaux existe entre toi et Jeanne…
Dagobert ne répondit pas.
– Eh bien ! poursuivit, dom Jérôme, j’aimerais mieux la voir devenir la femme de Dagobert le forgeron que celle du comte des Mazures.
– Mais…, balbutia Dagobert frémissant.
– Toute cette race a du sang sur les mains, acheva dom Jérôme, avec un accent d’horreur.
Et comme Dagobert jetait un cri, le moine reprit :
– J’ai quitté ce monde, j’ai offert à Dieu ce qu’il me laissait de vie, je suis devenu prêtre, et un prêtre ne doit avoir que des sentiments d’indulgence, d’amour et de charité. Eh bien ! malgré moi, en t’écoutant, je sens le vieil homme reparaître en moi et parler plus haut que le prêtre.
» Dagobert, Dagobert ! écoute-moi, continua dom Jérôme d’une voix fiévreuse, la demoiselle n’est plus en sûreté chez toi. Si le comte des Mazures y revient, et dusses-tu lui fendre la tête avec ton marteau…
– Ah ! monseigneur, dit Dagobert, je vous jure que ce mot-là me suffit.
Dom Jérôme joignit les mains.
– Mon Dieu ! murmura-t-il, rendez-moi donc un peu de force ; faites que, pour la dernière fois de ma vie, je puisse encore monter à cheval et aller à Paris. Après, mon Dieu, quand j’aurai rempli la promesse faite à mon vieux frère d’armes, je reviendrai m’ensevelir ici.
Dagobert le regardait toujours, et une angoisse indicible lui serrait le cœur.
– Qu’as-tu fait de la bague ? lui demanda dom Jérôme ?
– La voilà, répondit Dagobert.
Et il tendit sa main gauche, à l’annulaire de laquelle il avait passé le joyau. Mais au premier coup d’œil, ce n’était plus un anneau d’or. C’était une bague de fer bruni. Et comme dom Jérôme lui en témoignait sa surprise :
– Le meilleur moyen de ne jamais la perdre, dit-il, était de la mettre à mon doigt. Seulement, un pauvre diable comme moi, ayant un anneau d’or, eût attiré l’attention et éveillé la curiosité. Je l’ai laissée noircir dans ma forge et une couche de fumée couvre les armoiries.
Dom Jérôme fit un signe de tête pour approuver ce qu’avait fait Dagobert.
– Maintenant, lui dit-il, tu m’as entendu et compris, n’est-ce pas ?
– Oui, monseigneur.
– Dans un mois au plus tard, nous nous mettrons en route.
– Oui, monseigneur.
– Et d’ici-là veille sur Jeanne.
– Oh ! comptez sur moi.
Et l’œil de Dagobert eut un éclair de dévouement et de fidélité. Le forgeron s’en alla.
Comme il arrivait à la grille du couvent, le frère portier lui dit :
– On a besoin de toi, Dagobert.
– Où cela ?
– À la forge.
Le cœur de Dagobert se prit à battre.
Quand il fut hors du couvent, il vit un cheval attaché à la devanture de la forge.
Un homme était auprès.
Dagobert reconnut Benoît le bossu et le cheval de Lucien.
Alors, la haine au front, il entra brusquement dans la forge.
Lucien était assis auprès de Jeanne rougissante.