– Monsieur Lucien, dit Benoît qui était un peu essoufflé, j’ai pensé que je vous rattraperais, c’est pour ça que je suis venu.
Et Benoît, qui était non moins ému, s’arrêta, attendant que le jeune comte le questionnât.
– N’était-il pas convenu que tu viendrais demain au château ? dit Lucien.
– C’est ma foi bien vrai, ça, monsieur.
– Quand tu aurais vu Dagobert ?
– Toujours vrai, monsieur Lucien.
– Alors… pourquoi cours-tu après moi ?
– Mais parce que… je l’ai vu…
– Tu as vu Dagobert ?
Et la voix de Lucien s’altéra. Benoît baissa la tête.
– Oui, monsieur, dit-il, je l’ai vu.
– Ah !
Et tout tremblant, Lucien attendit. Voyant qu’il ne le questionnait plus, Benoît fit un effort et se décida à parler.
– Voyez-vous, monsieur Lucien, dit-il, Dagobert pense comme moi.
– Et que penses-tu, toi ?
– Que mam’zelle Jeanne et vous… Eh bien…
– Eh bien ! quoi ?
– Ça ne peut pas aller.
– C’est-à-dire qu’il refuse ?
Benoît fit un signe de tête affirmatif.
– Et quelle raison ose-t-il donc donner pour cela ? fit Lucien d’un ton de hauteur.
– Il dit, répondit Benoît, que ce n’est pas à lui à disposer de la main de sa filleule.
– Ah ! ah !
– Qu’au-dessus de lui il y a quelqu’un qui…
– Et ce quelqu’un… ?
– C’est dom Jérôme.
– Le prieur du couvent ?
– Oui, monsieur Lucien.
La surprise qu’éprouva Lucien à cette révélation fit diversion à sa colère.
– Vraiment, dit-il, cela dépend de dom Jérôme ?
– Oui.
L’espérance revint au cœur de Lucien.
– Alors, dit-il, tout ira bien.
– Ah ! fit Benoît.
– Je ne connais pas ce moine, poursuivit M. des Mazures, mais on dit tout bas que c’est un homme du monde, un gentilhomme qu’un chagrin d’amour a jeté dans la vie monastique. J’irai le trouver… Je lui parlerai de mon amour… Je me jetterai à ses genoux s’il le faut…
Benoît secoua la tête.
– Monsieur Lucien, dit-il, il ne faut pas vous faire des illusions, croyez-moi.
– Et pourquoi donc ce moine me refuserait-il ?
– Je ne sais pas, répondit Benoît ; mais c’est lui qui ne veut pas, toujours.
– Comment, lui ?
– C’est Dagobert qui le dit. Et vous pouvez m’en croire. Dagobert ne ment jamais.
– Ah ! Dagobert dit cela ?
– Oui, monsieur.
M. des Mazures était pâle et frémissant.
– Voyez-vous, monsieur, continua Benoît, je ne suis qu’un paysan, mais j’ai ma petite « jugeotte » tout comme un autre, et j’ai bien vu…
– Qu’as-tu vu ?
– Que pour que Dagobert se mît ainsi en fureur, lui qui est un vrai mouton, je crois qu’on lui a parlé… qu’on lui a donné des ordres…
– Qui donc peut donner des ordres à Dagobert ?
– Dom Jérôme.
– Ah !
– Quand nous sommes arrivés à la forge, vous savez que Dagobert était au couvent.
– Sans doute.
– Il était chez dom Jérôme. Et quand il est sorti, ce n’était plus le même homme. Lui qui est toujours doux et calme…
– Benoît, interrompit brusquement Lucien, dont mille pensées heurtaient en ce moment le cerveau bouleversé, écoute-moi.
– Parlez, monsieur le comte.
– Veux-tu te charger d’un message pour dom Jérôme ?
– Certainement, monsieur.
– Aller le trouver, ce soir même, et lui dire que je le supplie de me recevoir demain matin, à l’issue de la messe ?
– Je ne demande pas mieux, mais…
– Mais quoi ?
– Il faut que vous me donniez un message écrit, car nous n’entrons pas au couvent comme nous voulons, nous autre, pauvres diables. Ils ont beau marcher nu-pieds, les moines, ils sont encore plus fiers que les nobles.
Lucien laissa flotter la bride sur le cou de l’animal, se fit de sa selle un pupitre et se mit à écrire le billet suivant :
« Le comte Lucien des Mazures, habitant le château de Beaurepaire, désirerait entretenir Sa Grâce dom Jérôme, le prieur-abbé du couvent de la Cour-Dieu, le plus tôt possible, d’une affaire de la plus haute importance.
« Il ose espérer que dom Jérôme ne refusera pas de le recevoir demain matin, à l’issue des offices, et il a l’honneur de se dire
« de Sa Grâce le prieur-abbé
« le très humble et très obéissant
« serviteur et frère en Dieu.
« Lucien des Mazures. »
Ce billet écrit, Lucien le plia et le remit à Benoît.
– Va, lui dit Lucien, et demain rapporte-moi la réponse de bon matin.
– Je serai à Beaurepaire au petit jour, répondit le bossu.
Et il partit en courant.
Lucien se remit à chevaucher aux côtés du chevalier.
Le silence se rétablit pendant quelques minutes entre, les deux adversaires.
Puis tout à coup le chevalier le rompit.
– J’ai horreur de la solitude, monsieur.
– Ah ! vraiment !
– Et du silence.
– Je ne l’aime pas non plus.
– Nous avons encore un bout de chemin à faire ensemble, je crois.
– Environ une demi-lieue.
– Si vous voulez, nous causerons.
– Soit !
– Oh ! de ce que vous voudrez, dit le chevalier.
– Cela m’est indifférent.
– Du couvent de la Cour-Dieu et de ce prieur romanesque qu’on appelle dom Jérôme…
Lucien tressaillit.
– Je crois que je le tiens ! pensa le chevalier.
Et il poussa son cheval près de celui du comte.