– Mon cher comte, dit alors le chevalier, vous m’avez traité de lâche, par conséquent, rien ne saurait plus empêcher notre rencontre de demain matin. Cependant, comme il n’est pas d’usage de se donner des explications réciproques lorsqu’on a l’épée à la main, qu’en outre on ne sait pas ce qui peut advenir, j’aime autant vous raconter ce qui s’est passé.
– Parlez, dit Lucien avec indifférence.
– J’ai été peut-être indiscret avec la comtesse, mais j’ai cédé à un mouvement d’humeur qui, vous en conviendrez, était bien légitime.
– Soit, dit Lucien, qui était en train de faire des concessions pour l’amour de la belle Jeanne.
– Vous nous avez traités de fort haut, votre cousine, le baron et moi, à propos de ce paysan, poursuivit le chevalier.
Alors, dans un accès de colère, je me suis écrié : « Voilà pourtant où mène la fréquentation du forgeron de la Cour-Dieu. »
– Ah ! vous avez dit cela ? fit Lucien.
– Cela uniquement, mon cher comte. Mais la comtesse est curieuse.
– Ah !
– Elle a voulu savoir pourquoi vous fréquentiez le forgeron.
Et le baron, qui est un bélître, et à qui j’avais beau faire des signes, s’est hâté d’ajouter : Pardine, c’est à cause de la jolie fille que Dagobert tient en chartre privée.
– Il a dit cela, le baron ?
– Oui, c’est un niais.
– Et qu’a répondu ma cousine ?
– Elle a juré que cela ne pouvait être, et je disais comme elle ; mais cet imbécile de baron répondait qu’il parierait volontiers cent louis que vous étiez à cette heure même aux pieds de mam’zelle Jeanne.
Alors la comtesse s’est écriée :
– Et je tiens le pari.
Quoique j’aie pu dire ou faire, il a fallu obéir à la comtesse et la suivre. Vous savez le reste.
– Vraiment ! dit Lucien, les choses se sont passées ainsi ?
– J’ai l’honneur de vous l’affirmer.
– Alors, monsieur, dit Lucien, je suis au désespoir de ma conduite envers vous.
– Peuh ! mon cher, fit le chevalier, il y a les martyrs de l’amour, pourquoi n’y aurait-il pas les martyrs de l’amitié ?
– Monsieur…
– Je regrette, poursuivit le chevalier, que vous nous ayez fait à tous deux cette situation bizarre, car j’aurais pu vous donner un bon conseil.
Lucien eut un élan de générosité.
– Et si je retirais l’expression mal sonnante dont je me suis servi ? dit-il.
– Monsieur… fit à son tour le chevalier.
– Si je vous priais de me donner la main…
– Ah ! ma foi, mon cher comte, dit le chevalier, vous me demandez la paix de si bonne grâce que je ne puis vous refuser.
Et il prit la main de Lucien et la serra énergiquement.
Puis, il ajouta en souriant :
– Personne n’ayant été témoin de notre querelle, nous n’avons d’explications à donner à personne.
– C’est ma foi vrai, dit le comte.
– Ainsi, nous revoilà amis ?
– Parbleu !
– Alors, on peut parler à cœur ouvert ?
– Sans doute.
– Eh bien ! reprit le chevalier, tutoyons-nous donc comme par le passé.
– Soit, tutoyons-nous.
– Tu es donc bien amoureux de la petite ?
– Oh ! fit Lucien.
– Mais, cher ami, tu risques de rompre ton mariage.
– Avec qui ?
– Avec Aurore, qui t’a déjà écrit une lettre « à cheval », c’est le cas de le dire, et sans jeu de mots. Mais la colère des femmes ne tient pas du reste.
– Mon cher, répondit Lucien, que la colère de ma cousine tienne ou non…
– Eh bien ?
– Cela m’est égal.
– Bah ! on dit cela…
– Je ne l’aime pas… je ne l’aimerai jamais… et je ne serai pas son mari.
– Mais, malheureux, tu aimes donc Jeanne à en perdre la tête ?
– Je l’ai perdue, puisque je veux l’épouser.
– Tu es fou !
– Non, je veux être heureux, voilà tout.
– Une fille de rien !
– Que m’importe.
– Ma foi ! mon cher, dit le chevalier en riant, tu es le maître de ta destinée après tout. Seulement, tu aurais dû prendre cette belle résolution un peu plus tôt.
– Comment cela ?
– Tu n’aurais pas reçu un seau d’eau sur la tête.
– Mais, mon cher, répondit naïvement Lucien, c’est à la suite de ma demande en mariage que ce rustre de Dagobert m’a rudoyé ainsi.
– Mon ami, dit froidement le cavalier, pince-moi le bras, je crois que je suis endormi et que je rêve…
– Tu ne rêves pas et je viens de te dire la vérité.
– Mais alors, fit le chevalier, quelle raison donne donc ce rustre pour refuser l’honneur inespéré que tu veux bien lui faire ?
– Il dit que ce n’est pas lui qui dispose de la main de sa filleule.
– Qui donc alors ?
– Dom Jérôme.
– Ah diable ! fit le chevalier, je comprends tout alors, mon ami.
– Tu comprends tout ?
– Oui.
– Et selon toi…
– Selon moi, dom Jérôme refusera l’honneur de ton alliance avec encore plus d’obstination que Dagobert.
– Mais pourquoi ?
Le chevalier Michel de Valognes était un esprit infernal.
Personne mieux que lui ne s’entendait à ourdir la plus ténébreuse des intrigues, à imaginer la plus odieuse des fables.
– Tu me demandes pourquoi ? dit-il.
– Sans doute.
– Ne trouves-tu pas que Jeanne est bien jolie ?…
– Belle question !
– Qu’elle a les mains bien blanches, les attaches bien fines, les pieds bien petits ?
– Où veux-tu ; en venir ?
– Ne t’es-tu pas souvent dit qu’il était bien extraordinaire que le peuple possédât une créature si accomplie…
– Eh bien ?
– Eh bien ! je soupçonne que la prétendue filleule de Dagobert pourrait bien être une fille de bonne maison.
– Ah ! mon ami, si tu disais vrai ! fit Lucien qui jeta un cri de joie.
– Dont les moines ont accaparé la fortune.
– Oh ! fit le jeune comte avec emportement, si cela était…
– Eh bien ! que ferais-tu ?
– Je la prendrais sous ma protection…
– Bon !
– Et je revendiquerais son héritage.
– Mais, pour cela, il faudrait être son mari.
– Je le serai.
– Jamais, si tu t’adresses à dom Jérôme, qui ne veut pas rendre le bien volé, et trouve plus commode de la marier à un paysan.
– Mais, enfin, s’écria Lucien, j’aime Jeanne, et je veux l’épouser.
– C’est tout à fait impossible, si tu suis la marche commencée.
– Que faut-il donc faire ?
– Laisse-moi te questionner encore. Qu’as-tu écrit à dom Jérôme ?
– Je lui ai demandé une entrevue.
– Je gage qu’il te la refusera.
– Oh ! par exemple !
– Attends à demain… et… s’il refuse…
– Eh bien ?
– Je te donnerai le moyen d’épouser Jeanne si elle te plaît.
– Ah ! mon ami, fit Lucien, qui tendit la main une seconde fois au chevalier.
– Chut ! fit celui-ci. Nous voici au château. La comtesse ta mère n’est pas encore, que je sache, dans tes confidences ; et mes petits services ne te seront pas inutiles, je présume, pour la préparer à ce petit événement. Remettons donc à demain la suite de cette conversation.
Pendant le souper, Lucien s’efforça d’être gai, prétexta ensuite une grande fatigue et se retira de bonne heure dans sa chambre, tant il avait hâte d’être au lendemain.
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Le lendemain, en effet, bien avant le point du jour, Lucien était sur pied, attendant Benoît.
Benoît ne se fit pas désirer trop longtemps.
Aux premières clartés de l’aube, Lucien le vit apparaître dans l’allée forestière et il courut à sa rencontre.
Benoît apportait un billet du prieur. Ce billet disait :
« Monsieur le comte,
« Je suis souffrant, hors d’état de recevoir personne, et je ne pense pas d’ailleurs que nous ayons la moindre affaire à traiter ensemble, à moins qu’il ne s’agisse des intérêts du couvent, et, en ce cas, je vous prierai de voir le frère économe, qui a mes pleins pouvoirs.
« Dom Jérôme. »
– Tu avais raison, dit Lucien, qui revint au château le cœur plein de rage.
Et il tendit la lettre au chevalier.
Celui-ci la lui rendit après l’avoir lue, et lui dit :
– Veux-tu toujours de mon moyen ?
– Oh ! certes.
– C’est bien simple. Enlève-la.
– L’enlever !
– Sans doute.
– Mais dom Jérôme…
– Nous choisirons le moment où les moines chantent les « Matines ».
– Mais Dagobert ?
– Oh ! celui-là, dit le chevalier, je m’en charge.
– Comment ?
– Je le supprimerai quand tu voudras.
– Un crime !
– Non, dit froidement le chevalier. Mais je le ferai disparaître pendant huit jours.
Et le chevalier eut alors un rire de démon qui vient d’acheter une âme. Le comte Lucien des Mazures lui appartenait désormais.
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