Dès lors, Lucien se trouva seul en forêt.
Son cheval, comme tous les percherons, avait le pas allongé. Il était descendu dans cette partie de la forêt qui forme une sorte d’entonnoir et qu’on appelle les Malzigues.
Malgré l’obscurité de la nuit, Lucien aperçut un poteau indicateur au milieu d’un rond-point.
À ce rond-point aboutissaient quatre routes.
L’une venait de Sully, l’autre de Chambon, une troisième de la Cour-Dieu, et la quatrième du château de Beaurepaire, qui n’était plus distant que d’une demi-lieue.
Comme il arrivait sur le poteau, le jeune comte des Mazures tressaillit.
Une masse noire, venait de se mouvoir tout à côté.
Lucien avança encore, et il reconnut un homme à cheval.
– Holà ! cria-t-il en portant la main à sa fonte, dans laquelle était une carabine.
– Mon cher comte, répondit une voix railleuse, n’ayez aucune crainte, je ne suis pas un malfaiteur.
Lucien eut un mouvement de joie sauvage.
Il avait reconnu cette voix.
C’était la voix du chevalier de Valognes.
Et le chevalier poussa son cheval à la rencontre de celui de Lucien.
– Ah ! c’est vous ? fit ce dernier dont la voix se prit à trembler de colère.
– C’est moi, mon cher comte.
– Vous avez pris, ce me semble, un singulier chemin.
– En le prenant, je savais que je vous rencontrerais.
– En vérité !
– Car j’ai un message pour vous…
– Et de qui ?
– Vous le devinez, n’est-ce pas ?
– Peut-être.
– C’est un message de la comtesse.
– Verbal ou écrit ?
– Écrit, mon cher. Elle s’est fait un pupitre du pommeau de sa selle, le baron l’a éclairée avec une torche, et je lui ai donné une feuille arrachée à mes tablettes. Le billet est au crayon, mais d’une écriture fort lisible.
– Donnez, fit dédaigneusement Lucien, je le lirai quand j’y verrai clair.
– Oh ! dit le chevalier, j’ai une torche dans ma fonte. Si vous le désirez, je vais battre le briquet.
– C’est parfaitement inutile, répondit Lucien, d’autant plus que j’ai à vous parler…
– À moi ?
– Oui, chevalier, et de choses beaucoup plus pressées.
– Vraiment !
– Chevalier, reprit Lucien, j’ai à vous dire que vous êtes un lâche !
L’apostrophe était rude ; mais elle ne déconcerta pas M. de Valognes.
– Et pourquoi donc suis-je un lâche ? demanda-t-il froidement.
– Un lâche et un traître ! dit Lucien.
– Si c’est une provocation, mon cher comte, dit le chevalier sans se départir de son calme, vous prenez mal votre temps, et elle est même inutile.
– Vous ne vous battrez pas ?
– Au contraire. Par conséquent, je trouve qu’il est bien inutile de m’outrager. Demain, je serai à vos ordres.
– Et dans quel endroit vous plaît-il nous égorger ? demanda le chevalier qui avait toujours l’accent railleur.
– Ici, chevalier.
– Au fait, l’endroit est charmant. Seulement, vous pensez bien que je ne vais pas y coucher pour vous attendre, et comme le chemin que vous suivez est également le mien, nous allons faire route ensemble.
– Les chemins sont à tout le monde, dit sèchement le jeune comte des Mazures.
Et il rangea son cheval d’un côté, sur la ligne forestière, tandis que le chevalier côtoyait le fossé opposé.
Tous deux continuèrent leur route au pas, sans se presser, comme il convient à deux hommes qui dans quelques heures, mettront l’épée à la main.
Depuis que Benoît le bossu avait quitté Lucien, celui-ci était allé constamment au pas.
Le bossu, nous l’avons dit, courait comme un dératé, et il connaissait tous les chemins de forêt qui abrègent la distance. Au lieu de redescendre la ligne des bois Thomas jusqu’à la route de Sully, il s’était jeté dans un sentier qui tombait directement dans la vente en exploitation, traversait les terres du couvent et aboutissait à la forge.
Il ne lui avait pas fallu un quart d’heure pour franchir cette distance.
Dagobert avait rouvert la devanture de sa forge, et il s’était remis à travailler fort tranquillement et comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé.
Benoît était entré.
– Ah ! te voilà, garnement ? lui dit le forgeron.
– Pourquoi me parles-tu mal, Dagobert ? lui dit le bossu. Je ne t’ai jamais fait de mal.
– Non, mais tu étais avec ce comte de malheur que j’ai jeté à la porte.
– Et tu as eu bien tort, Dagobert.
– Ah ! tu crois ?
– Certainement, dit Benoît, car c’est un brave jeune homme, bon et pas fier, M. Lucien.
– Je ne dis pas non.
– Et qui aime mam’zelle Jeanne…
– Tais-toi.
Et l’œil de Dagobert étincela de colère.
– À preuve qu’il veut l’épouser, dit encore Benoît.
Il s’attendait à une exclamation de Dagobert. Il s’imaginait que le forgeron allait manifester soit de l’étonnement, soit de l’incrédulité.
Rien de tout cela n’arriva. Dagobert continua à battre son fer.
– Je te dis qu’il veut l’épouser, répéta Benoît stupéfait de ce calme.
– Je le sais, dit froidement Dagobert.
– Eh bien !
– Eh bien ! je ne veux pas, moi.
– Tu… ne… veux pas ?
– Non.
– Mais… c’est de la folie !…
Dagobert quitta son marteau, remit le morceau de fer dans la forge, s’approcha de Benoît, lui posa sa large main sur l’épaule et lui dit :
– Regarde-moi et écoute-moi bien. Jamais M. le comte des Mazures ne sera le mari de Jeanne.
– Mais… pourquoi ?
– Parce que non seulement je ne le veux pas, mais parce que quelqu’un de plus haut placé que moi, en qui j’ai foi comme en Dieu, ne le veut pas non plus.
– Et… ce quelqu’un…
– C’est dom Jérôme, répondit Dagobert.
Et comme Benoît demeurait stupéfait, Dagobert lui dit encore :
– Je suis sûr que c’est le comte qui t’envoie.
– Oui, dit Benoît.
– Eh bien ! maintenant que tu m’as entendu, va lui porter ma réponse.
Et Dagobert prit Benoît par les épaules et le poussa hors de la forge.