LX

Le café du « Roi de Prusse », rue Jacob, était le rendez-vous des esprits fort du quartier.

Il y avait surtout un brave homme de pharmacien-droguiste, établi sur la place de Saint-Germain-des-Prés, en face de l’église, qui pouvait se vanter de n’avoir jamais ôté sa calotte de soie noire à une soutane. Ce brave homme se nommait Chaubourdin ; il était jusqu’au cou dans les idées nouvelles depuis qu’un gentilhomme du quartier, ancien militaire, entrant dans son officine pour lui demander un remède, l’avait appelé apothicaire.

Chaubourdin était d’ailleurs un homme encore jeune, très chauve, d’un esprit taquin et moqueur, et il avait pris pour plastron, depuis longtemps, cet innocent César Blaisot, d’abord parce qu’il le trouvait bête, ensuite parce que le fils de la bonne dame, née de Vaucresson, affichait un royalisme ardent.

Chaubourdin sirotait son café et taillait des croupières à une demi-douzaine de saints qui s’étaient vantés, paraît-il, de faire des miracles.

Le cercle formé autour de ce bel esprit se composait de trois ou quatre boutiquiers ou petits rentiers, des environs, et les pauvres saints avaient affaire à forte partie.

Heureusement, l’arrivée de César Blaisot opéra une diversion et on les laissa tranquilles.

César, qui était un garçon timide de son naturel, avait cependant, ce soir-là, un sourire aux lèvres ; il portait la tête haute, un peu arrière, et Chaubourdin remarqua qu’il saluait d’un air protecteur. César, au lieu de s’approcher du poêle, qui était comme le quartier général des beaux esprits du café, s’alla placer tout seul à une table inoccupée et demanda une tasse de café bien chaud.

– Eh ! monsieur Blaisot de Vaucresson, lui cria Chaubourdin, vous paraissez bien fier, ce soir.

Blaisot se leva.

– Vous vous trompez, dit-il sèchement.

Cette froideur piqua un peu l’apothicaire, qui prit son verre de vin chaud posé sur le poêle et s’approcha, le tenant à la main, de la table occupée par César.

Puis, s’asseyant en face de lui, sans même lui en demander la permission :

– Mon très cher, lui dit-il, savez-vous que vous m’intriguez énormément…

– Ah ! fit César, qui tressaillit.

– Depuis hier, vous n’êtes plus le même.

– Plaît-il ?

– On dirait que vous avez acheté l’univers et que vous en êtes le maître.

– Quelle plaisanterie, monsieur Chaubourdin.

– Hier, vous avez reçu une lettre ici, ce qui ne vous est peut-être jamais arrivé, dit Chaubourdin en clignant de l’œil.

– Que vous importe ?

– Une lettre, d’amour, c’est certain.

César ne put s’empêcher de rougir.

– Après tout, ce sont mes affaires et non les vôtres.

– Vous êtes amoureux, dit-il, et la lettre que vous avez reçue hier était une lettre de rendez-vous.

– Peuh ! fit César, qui crevait l’orgueil en lui-même.

– Enveloppe grise, cachet armorié rouge…

– Vous avez de bons yeux, monsieur Chaubourdin.

– C’est vous dire que cette lettre avant d’être jetée à la boîte, est entrée chez moi.

Cette fois, César Blaisot eut un geste de surprise.

– Une femme qui est un peu bossue, et qui a des yeux qui brillent comme des charbons est venue chez moi le matin m’acheter de l’opium et m’a demandé où il y avait une boîte aux lettres.

Machinalement, j’ai regardé la lettre qu’elle tenait à la main…

– Et vous avez vu mon nom dessus ?

– Non… mais quand le soir on vous l’a apportée ici, il m’a semblé la reconnaître.

César Blaisot, en dépit de tous les serments de discrétion qu’il avait fait, mourait d’envie d’avoir un confident de sa bonne fortune.

– En vérité, monsieur Chaubourdin, dit-il, vous êtes par trop curieux.

– Hé ! hé !

– Et même un peu compromettant…

– Je suis la discrétion même, au contraire, dit Chaubourdin, et la preuve, c’est que je n’ai soufflé mot de mes observations à personne autre qu’à vous.

Néanmoins, César Blaisot hésitait encore, plutôt pour se faire prier que pour tout autre motif, car il mourait d’envie d’avoir un confident de ses amours, lorsqu’un nouveau personnage entra dans le café.

Ce n’était pas un habitué, et il était probable qu’on le voyait pour la première fois, car on le regarda avec une curiosité attentive.

C’était un homme grand, mince, aux cheveux tout blancs, vêtu d’un habit de voyage, sur lequel s’étalait la croix de Saint-Louis, et portant au côté une épée de ville.

Il s’approcha du comptoir, salua la dame et lui dit :

– Excusez, madame, un homme qui arrive à Paris qu’il a quitté depuis de longues années ; j’ai été jadis un habitué de votre établissement, mais, je le vois, il a changé de propriétaire.

– En effet, monsieur, répondit la dame.

– Cependant, je crois que j’ai des amis, d’anciens compagnons d’armes qui viennent ici quelquefois jouer aux échecs, du moins c’est ce que l’un d’eux, M. d’Ormaison, m’a écrit.

– Oui, monsieur, ces messieurs viennent à peu près tous les soirs, entre dix et onze. Voulez-vous les attendre ? Il est près de dix heures.

– Volontiers, dit le voyageur.

Et il s’assit à une table voisine de celle où étaient Chaubourdin l’apothicaire et le jeune César Blaisot.

Puis il prît une gazette qui s’y trouvait, la parcourut des yeux et parut ne point s’occuper de ses voisins.

– Voyons, mon ami, disait Chaubourdin pendant ce temps-là, contez-moi donc votre aventure.

– Mais vous me promettez d’être discret.

– Je vous le promets.

César eut un accès d’orgueil :

– Eh bien ! dit-il, vous allez voir que, bien qu’on me conteste le nom de Vaucresson…

– Oh ! pas moi, dit Chaubourdin avec une pointe d’ironie.

– Et qu’on s’obstine à m’appeler Blaisot tout court, je n’aurais pas moins tourné la tête à une femme de qualité.

À ce nom de Blaisot, le voyageur qui paraissait enfoncé dans la lecture du « Mercure de France », n’avait pu se défendre d’un léger tressaillement.

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