XLVI

Bientôt, la silhouette du cheval et du cavalier se détacha nettement sur le sable blanc de l’allée, et, peu après, ils entrèrent dans la cour.

Les chiens se mirent à hurler, ce qui était un signe évident que ce n’était pas le chevalier qui arrivait.

Cependant, c’était bien son cheval.

Jean et Badinier, stupéfaits, virent un jeune garçon mettre pied à terre et prendre l’animal par la bride.

Ce jeune homme était un paysan.

– Hé ! lui dit Badinier, qu’est-ce que tu veux, mon garçon ?

– Vous êtes les domestiques de M. de Valognes ? demanda-t-il d’une voix émue.

– Oui ! C’est donc lui qui t’envoie, que tu as son cheval ? demanda Badinier.

– Non, ce n’est pas lui, c’est M. Lucien.

– Ah !

– Il est arrivé un grand malheur, allez !

Jean et Badinier tressaillirent et s’avancèrent vivement ensuite.

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? firent-ils.

– On a assassiné M. le chevalier ! répondit le jeune garçon.

Les deux serviteurs jetèrent un cri, mais ce fut plutôt un cri d’étonnement qu’un cri de douleur.

Le chevalier de Valognes n’avait jamais été aimé de personne ; comment l’eût-il été de ses domestiques ?

Le petit paysan continua :

– Je suis de la ferme de la Ravière, auprès de la Cour-Dieu ; nous étions couchés, quand nous avons entendu frapper à la porte. Alors mon père s’est levé… C’était M. Lucien qui arrivait avec M. le chevalier en travers de sa selle.

– Mort ! dit Jean.

– Non, pas encore… mais il n’en vaut guère mieux… M. Lucien est comme fou… Il s’arrache les cheveux… Il dit comme ça que c’est lui qui est la cause de tout… M. le chevalier est évanoui, et il n’avait pas encore repris connaissance quand je suis parti.

– C’est donc M. Lucien qui t’envoie ? demanda Badinier.

– Oui. Il dit comme ça que vous ferez bien d’amener une voiture ou un brancard, afin de transporter ici M. le chevalier.

– Et tu crois qu’il est blessé à mort ?

– Oh ! pour sûr.

– Mais qui donc l’a assassiné ?

– On ne sait pas.

– Avec quoi l’a-t-on frappé ?

– Une balle en pleine poitrine.

Badinier tressaillit.

– Hé ! hé ! dit-il, si c’était Benoît.

– Mon garçon, dit Jean au petit paysan, remonte à cheval et retourne chez toi au galop. Nous te suivons. Nous n’arriverons pas une demi-heure après toi.

Le paysan sauta en selle et repartit, frappant le cheval à coups de talon.

Alors les domestiques revinrent dans la cuisine et se regardèrent.

– Qu’allons-nous faire ? dit Badinier.

– Je ne sais pas, répondit Jean. Buvons toujours un coup de vin, c’est de bon conseil.

Et il avala un grand verre de vin.

– Si c’est Benoît qui a tiré, dit Badinier, je crois qu’il n’y a plus rien à faire.

– Comment ?

– Notre maître est mort d’avance. Adieu le mariage…

– Adieu nos gages, soupira Jean.

– C’est pour ça que nous ferions bien de nous payer de nos mains.

– Sur quoi ? Il n’y a rien dans cette bicoque.

– Bah ! nous trouverons bien toujours deux douzaines de couverts d’argent.

– Et puis ?

– Il y a bien une trentaine de pistoles dans le secrétaire du chevalier.

– C’est possible.

– Prenons toujours ça, par conséquent.

L’argenterie était serrée dans un bahut dont la vieille servante sourde avait la clé.

Badinier prit un marteau et un clou et fit lestement sauter la serrure.

On aurait tiré le canon que la vieille servante n’aurait rien entendu.

Les deux coquins se partagèrent fraternellement l’argenterie.

Puis ils montèrent au premier étage, où se trouvait la chambre du chevalier.

Là, il y avait un vieux bonheur-du-jour dans lequel M. de Valognes renfermait ce qu’il avait de précieux.

Il s’y trouvait en ce moment un sac d’écus, montant du dernier fermage, quelques bijoux de famille, un médaillon, enrichi de rubis et représentant la mère du chevalier.

Badinier et Jean firent main basse sur tout cela.

Puis ils délibérèrent sur le parti à prendre.

– Nous ne pouvons pas rester ici, disait Badinier. Que notre maître meure ou non, on s’apercevra du vol.

– C’est incontestable, dit Jean, et nous ferons bien de nous en aller.

– Mais où ?

– À Orléans d’abord, à Paris ensuite.

Le chevalier avait deux chevaux.

Un cheval de chasse, d’abord, qui venait de repartir avec le jeune garçon.

Puis, une grosse jument percheronne qui servait à faire des charrois, et qu’on attelait quelquefois le dimanche pour aller à la messe, après une antique carriole dont la caisse était placée sur les sangles.

Badinier et son complice s’en allèrent à l’écurie et harnachèrent la bête ; puis ils l’attelèrent à la carriole dans laquelle ils entassèrent leur butin.

– Puisque nous y sommes, dit Jean, autant emporter quelques bardes et un peu de linge.

– Et un quartaut de vin vieux, dit Badinier.

– Va pour le quartaut ! dit Jean en riant.

Pendant tout ce pillage, le jour était venu, et la vieille servante s’était éveillée. Les deux coquins l’entendirent marcher au-dessus d’eux.

– Oh ! dit Jean, il ne faut pas que la vieille nous embête !

Et il monta lestement l’escalier, s’arrêta à la porte de la chambre où elle couchait et regarda par le trou de la serrure.

La vieille femme achevait de s’habiller.

La clef était sur la porte, en dehors.

Jean tourna cette clé, et ayant ainsi enfermé la vieille servante, il redescendit fort tranquillement.

– Avant qu’elle soit parvenue à enfoncer la porte, dit-il, nous avons le temps de filer.

– Moi, fit Badinier, je vais aller chercher le quartaut.

Mais alors tous deux se souvinrent de Dagobert.

– Est-ce que nous allons le laisser vivant ? demanda le valet de chambre.

– Non pas. On ne sait ce qui peut arriver : tôt ou tard, nous le trouverions sur notre chemin.

– Tu as raison ; mais il ne faut plus songer à le pendre.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il est grand jour, maintenant, et que nous ne ferions pas cent pas dans la forêt sans rencontrer un bûcheron.

– Eh bien ! descendons dans la cave et assommons-le à coups de merlin.

– Pourquoi ne pas lui envoyer une balle dans la tête ? C’est plus tôt fait.

– Au fait, tu as raison, dit Badinier, et la première idée est toujours la meilleure.

Va prendre ton fusil alors. Tu tires mieux que moi. Je vais chercher la lanterne.

Badinier courut à un pavillon qui était dans la cour, et où son fusil était accroché.

Pendant ce temps, Jean avait allumé la lanterne et soulevé la trappe.

Badinier revint. Alors Jean descendit.

Dagobert était toujours au fond de la cave, couché sur le dos et le visage couvert d’écume.

Il avait fait des efforts inouïs pour rompre ses liens et avaler son bâillon qu’il déchiquetait avec ses dents.

Efforts inutiles !

– Hé ! camarade, lui dit Jean d’un ton moqueur, nous sommes meilleurs que nous n’en avons l’air, et nous n’aimons pas à faire souffrir le monde inutilement, comme tu vas voir.

Ce disant, il posa sa lanterne tout auprès du forgeron, qui le regardait avec fureur. Puis il regagna l’échelle et remonta.

– Vois-tu bien ? dit-il bas à Badinier qui avait armé son fusil.

– Parfaitement.

– Alors, dépêche-toi.

– Je vais lui envoyer ça entre les deux yeux, dit Badinier, qui posa le pied sur le premier degré de l’échelle, tandis que Jean maintenait la trappe ouverte.

Puis le misérable épaula.

Soudain on entendit une détonation suivie d’un cri de douleur.

Et Badinier dégringola de l’échelle et tomba dans la cave.

Ce n’était pourtant pas le fusil de Badinier qui avait fait feu, mais c’était lui qui avait poussé le cri de douleur.

Et Jean, épouvanté, tournant la tête, aperçut une femme sur le seuil du vestibule.

Cette femme tenait à la main un pistolet encore fumant, avec lequel elle avait tiré sur Badinier ; et cette femme, c’était la comtesse Aurore, que les deux bandits n’avaient pas entendue entrer tout occupés qu’ils étaient de leur sinistre besogne…

– À moi l’autre ! cria en même temps une voix.

Et Benoît le bossu, que la jeune fille masquait, fit un pas en avant et mit à l’épaule le fusil du braconnier, avec lequel il avait déjà fait feu sur le chevalier.

Le coup partit, et Jean, le valet de chambre, alla rejoindre, tout sanglant, Badinier qui se tordait, au fond de la cave, dans les convulsions suprêmes de l’agonie.

Pendant que la comtesse Aurore et Benoît délivraient Dagobert, tandis que Lucien attendait vainement à la ferme de la Ravière que les gens du chevalier Michel de Valognes vinssent chercher leur maître, la comtesse des Mazures était en proie à une vive impatience.

Elle avait passé toute la nuit debout auprès de son feu, et en compagnie de Toinon.

On s’en souvient, c’était vers dix heures du soir que le chevalier Michel de Valognes était parti, en emmenant Benoît le bossu avec lui ; puis, vers minuit, qu’il était revenu chercher Lucien en lui disant :

– Dagobert est à nous, et nous pouvons aller à la Cour-Dieu enlever Jeanne.

La comtesse des Mazures avait eu connaissance du plan du chevalier et l’avait adopté sans réserve.

À partir de minuit donc, elle et Toinon avaient compté les heures avec une certaine anxiété, calculant le temps qu’il fallait pour aller à la Cour-Dieu et en revenir…

Et la nuit s’était écoulée tout entière, et la comtesse avait eu beau se mettre à la fenêtre et prêter l’oreille, elle n’avait point entendu retentir le galop de cavaliers revenant en toute hâte de quelque nocturne et mystérieuse expédition.

Quand les premiers rayons de l’aube parurent, la comtesse et Toinon se regardèrent. Toutes deux étaient fort pâles.

– Mais qu’est-il donc arrivé ? s’écria la comtesse.

– Je ne le sais pas au juste, dit Toinon, mais je m’en doute.

– Parle donc, alors, fit la comtesse avec vivacité.

– Je crois, reprit Toinon, que le chevalier aura manqué son coup.

– Comment cela ?

– C’est-à-dire que Dagobert ne sera pas tombé dans le piège.

– Eh bien ?

– Alors il s’en sera retourné chez lui et aura emmené M. Lucien.

– Pourquoi faire ?

– Mais pour combiner autre chose.

– De telle sorte que la petite n’aura pas été enlevée.

– Non.

Un éclair de fureur passa dans les yeux de la comtesse :

– Ah çà ! fit-elle, nous qui avions toujours réussi dans ce que nous voulions, allons-nous échouer maintenant ?

– Bah ! répondit Toinon, ce qui ne réussit pas aujourd’hui peut réussir demain. Et puis…

– Et puis, quoi ? fit la comtesse.

– Je crois, madame, que vous vous êtes trop pressée d’accorder votre confiance au chevalier. C’est peut-être un imbécile.

– Il faut pourtant, dit la comtesse d’une voix sifflante et qui couvait des tempêtes, il faut pourtant que la petite soit à nous.

– Cela sera si je m’en mêle, répondit Toinon avec une assurance qui fit tressaillir Mme des Mazures.

– Mais enfin, où est Lucien ? dit-elle.

– Voilà ce que je saurai avant une heure, dit Toinon.

– Comment ?

– Je vais aller chez M. de Valognes.

– Et si Lucien et le chevalier n’y sont pas ?

– J’irai à la Cour-Dieu.

Et Toinon, en effet, descendit dans la cour du château de Beaurepaire ; mais elle ne mit pas, comme l’autre nuit, le jardinier et son âne en réquisition.

Toinon se fit seller un cheval, un double poney percheron, qui était, après le cheval de chasse de Lucien, la meilleure et la plus vive bête des écuries, et, en vraie bohémienne qu’elle était, elle sauta dessus et partit au galop.

La comtesse, accoudée à une fenêtre, la suivit des yeux jusqu’au chemin qui s’enfonçait dans la forêt.

Alors son inquiétude la reprit.

À l’aube avait succédé le soleil, et Lucien ne revenait pas.

En toute autre circonstance, Mme des Mazures aurait envoyé ses domestiques dans toutes les directions ; mais elle ne l’osa cette fois, et force lui fut de dévorer son angoisse.

Cependant les heures s’écoulaient, Lucien ne revenait pas, et Toinon non plus.

Enfin elle entendit dans le lointain retentir le galop d’un cheval, et bientôt elle reconnut sur le chemin qui longeait la forêt et venait de Sully, le cheval gris pommelé de Lucien.

C’était bien, en effet le jeune comte des Mazures qui arrivait en toute hâte.

Il était seul.

– Ah ! murmura la comtesse avec un accent de fureur, ils ont échoué !…

Lucien ne ralentit l’allure de son cheval qu’en franchissant la grille de la cour.

Alors Mme des Mazures, demeurée à la fenêtre, remarqua que les vêtements de son fils étaient souillés de boue et de sang, que son visage était d’une pâleur mortelle, et qu’il paraissait en proie à une violente agitation.

Deux domestiques s’étaient empressés d’accourir.

Lucien, qui ne leva point la tête et ne vit pas sa mère à la fenêtre, leur dit d’une voix brève, saccadée, haletante :

– Vite, attelez un cheval au carrosse de ma mère et suivez-moi !

Ces paroles montèrent jusqu’à la comtesse.

– Lucien ! s’écria-t-elle.

Alors le jeune homme aperçut sa mère.

– Lucien, mon enfant, reprit-elle, que vous est-il donc arrivé ! Pourquoi demandez-vous mon carrosse, et comment êtes-vous en cet état ?

Lucien se borna à répondre :

– Je monte chez vous, ma mère.

En effet, il mit pied à terre, jeta sa bride à l’un des valets et se dirigea vers le perron.

Deux minutes après, il entrait dans l’appartement de la comtesse, qui était devenue toute tremblante.

– Ma mère, dit-il froidement, un grand malheur nous est advenu.

– Un malheur ! exclama la comtesse.

– Le chevalier de Valognes, mon ami, est mourant.

– Que voulez-vous dire ?

– Il a été frappé d’une balle en pleine poitrine, et je doute qu’il survive à cette blessure.

– Mais par qui a été commis ce crime ? s’écria Mme des Mazures. Où et quand cela est-il arrivé ?

– J’ignore quel est l’assassin, dit Lucien. Le chevalier m’attendait sur la route tandis que j’allais au couvent… Quand je suis revenu, je l’ai trouvé couché en travers du chemin et baigné dans son sang.

Lucien disait tout cela avec un accent égaré, sans lever les yeux sur sa mère et sans avoir, comme à l’ordinaire, pris, la main de la comtesse pour la porter à ses lèvres. Puis il continua :

– Je l’ai transporté moi-même à une ferme voisine, et j’ai envoyé un des hommes de la ferme chez lui pour qu’il ramenât les gens du chevalier.

» Cet homme est revenu en disant que ses gens le suivaient. Mais je les ai vainement attendus. Alors j’ai pris le parti de revenir au château, où je vais faire transporter le blessé. Il sera mieux soigné ici qu’il ne le serait chez lui.

Et, ayant dit tout cela, Lucien fit un pas de retraite.

La comtesse était frappée d’une sombre stupeur.

Mais au moment où Lucien allait franchir le seuil de la porte, elle s’écria :

– Est-ce donc là tout ce que vous avez à me dire, mon fils ?

– Mais… ma mère… balbutia Lucien qui ne leva point les yeux sur elle.

– Vous êtes, dites-vous, allé à la Cour-Dieu ? reprit la comtesse.

– Oui, ma mère.

– Et vous avez vu… Jeanne…

– Je l’ai vue.

– Eh bien ?

– Elle n’était pas seule.

– Ce maudit Dagobert, sans doute…

– Non, ma mère, dit Lucien.

Alors le jeune homme leva sur la comtesse un regard qui lui mit l’épouvante au cœur.

– Ah ! vous voulez donc savoir ? dit-il.

– Mais parlez donc ! s’écria Mme des Mazures avec une impatience inquiète.

– Soit, dit Lucien. Eh bien ! ma mère, Jeanne n’était pas seule.

– Avec qui donc était-elle ?

– Avec une personne qui m’a dit que mon amour était un crime et un blasphème.

– Que voulez-vous dire ? fit la comtesse qui fronça légèrement ses noirs sourcils.

– Cette personne, répondit Lucien, c’était ma cousine Aurore.

La comtesse respira.

– Oh ! dit-elle, Aurore est jalouse… et elle a dû vous dire tout ce qui lui passait par la tête. Cependant, vous êtes bien libre de ne pas l’aimer et d’aimer Jeanne.

Lucien secoua la tête.

– Ma mère, dit-il, savez-vous ce que m’a dit Aurore ?

– Parlez…

– Jeanne est ma sœur…

La comtesse pâlit.

– Ah ! vous savez cela ? fit-elle.

– Toutes deux sont les filles de Gretchen que vous avez assassinée, acheva Lucien. Adieu, ma mère…

Et il sortit sans même retourner la tête.

La comtesse jeta un grand cri et tomba à la renverse.

* *

*

Quand Mme des Mazures revint à elle, son fils n’était plus là.

Mais Toinon lui donnait ses soins et lui faisait respirer des sels.

– Ah ! Toinon, murmura-t-elle, si tu savais… Lucien a vu Aurore…

– Je le sais, dit la bohémienne.

– Aurore et Jeanne savent qu’elles sont sœurs.

– Après ? dit froidement Toinon.

– Et Lucien sait que nous avons empoisonné Gretchen.

– Cela devait arriver, dit la bohémienne avec calme ; mais il y a une chose qu’ils ne savent pas et que je sais, moi.

– Quoi donc ? demanda la comtesse, que ce flegme de Toinon réconfortait un peu.

– Ils ne savent pas où est la cassette.

– La cassette qui renferme la dot de Jeanne ?

– Oui.

– Et tu le sais, toi ?

– Je le sais.

Alors Toinon dénoua le fichu, qu’elle avait sur les épaules, et la comtesse vit pendre un fil de soie à son cou et au bout dece fil de soie une bague qui paraissait être en fer.

C’était la bague de Dagobert.

Cette bague, dont le chaton renfermait un papier à l’aide duquel le forgeron et dom Jérôme devaient retrouver la fortune du défunt comte des Mazures et de la princesse Hélène de Carlotembourg.

Et cette bague était maintenant aux mains infâmes de Toinon.

 

Toinon, on s’en souvient, avait fait seller le meilleur cheval des écuries, avait sauté dessus avec la légèreté d’une bohémienne, et s’était élancée au galop vers la forêt.

Elle ne savait trop encore, en partant où elle irait.

Se dirigerait-elle vers la Cour-Dieu, ou piquerait-elle tout droit vers le manoir du chevalier de Valognes ?

Toinon s’arrêta au milieu du carrefour et s’orienta.

Tout à coup elle aperçut une branche d’arbre cassée dans le fossé.

Ce n’était pas un indice à dédaigner. Elle mit pied à terre, attacha son cheval au poteau, et s’approcha du fossé ; là, il lui fut aisé de reconnaître que les broussailles étaient froissées, et qu’il y avait une sorte de brèche au milieu d’elles.

La terre étant moins dure, grâce à un peu d’eau qui était entrée dans le fossé et qui avait gelé, Toinon reconnut aisément un pied d’homme, puis un second… et alors elle n’hésita plus. Elle passa au travers des broussailles et entra sous bois.

Là, elle vit encore une branche cassée ; celle-là pendait à un arbre qui était isolé au milieu de touffes rabougries.

Toinon s’approcha encore.

Le sol couvert d’herbe jaune et maigre portait les empreintes d’une lutte.

Ce n’était plus un pied, mais six qu’on y découvrait, et Toinon, devant laquelle le chevalier avait exposé son plan durant la soirée précédente, ne douta pas un seul instant que ce ne fût là qu’on eût tendu le collet à chevreuil.

Dès lors elle voulut savoir si le piège avait réussi et si on avait pris Dagobert.

Et elle se mit à tourner autour de l’arbre à la branche cassée et se disant :

– Si je ne retrouve pas le gibier, je retrouverai peut-être le collet.

En effet, dans son esprit, ou le collet avait fonctionné, ou l’homme était parvenu à le briser ; dans l’un et l’autre cas, elle devait en retrouver tout ou partie.

Mais tout à coup, Toinon s’arrêta brusquement, une angoisse subite la prit à la gorge, et un cri sourd lui échappa. En même temps ses yeux se fixaient hébétés sur le sol. Qu’avait-elle donc vu ?

Ce n’était pas le fil de laiton qu’elle cherchait, à coup sûr ; c’était un objet tout petit qui se détachait en noir sur la gelée blanche qui avait fondu tout à l’entour.

Et Toinon frémissante finit par se baisser et ramassa cet objet qui, on l’a deviné, n’était autre que la bague de Dagobert.

Le forgeron s’était débattu contre le collet d’abord qui lui avait pris la taille et le bras gauche, puis contre les deux misérables appostés là par le chevalier de Valognes. Il en était résulté que la bague qui entrait aisément à son doigt avait glissé et qu’il ne s’en était pas aperçu.

Toinon avait reconnu ce singulier bijou au premier coup d’œil.

La bague était noire, nous l’avons dit, et on aurait pu la croire en fer ; mais Toinon eut bientôt remarqué les armoiries gravées sur le chaton et alors elle prit une poignée d’herbe et se mit à la frotter ; peu à peu la couleur noire s’éclaircit et en quelques secondes l’or reparut. Alors Toinon sortit du fourré et regagna le carrefour. La bague qu’elle serrait dans sa main était évidemment la clef d’un secret.

Ces armoiries, cette couche de noir dont on l’avait recouverte, tout cela prouvait une chose, c’est que cette bague, perdue par le forgeron et que Toinon avait déjà remarquée à son doigt le matin précédent, devait avoir, sinon pour lui, au moins pour Jeanne, une valeur inestimable.

La bohémienne sortit donc du fourré et regagna le carrefour. Là, elle s’assit au pied du poteau, tout auprès du cheval, et se mit à tourner et à retourner la bague dans ses doigts.

– À présent, dit-elle, sachons ce qu’est devenu Lucien. La bague retrouvée sur le sol était une preuve que le forgeron s’était débattu ; et Dagobert était d’une force herculéenne.

Comme Benoît, quelques heures auparavant, Toinon se méprit.

Elle crut que Dagobert était sorti victorieux des mains de ses ennemis ; que, par conséquent, il avait regagné la Cour-Dieu, et que le chevalier, en homme prudent, avait emmené Lucien chez lui.

Donc, au lieu de prendre le chemin de la Cour-Dieu, Toinon, à tout hasard, lança son cheval dans une allée qui devait conduire au manoir de M. de Valognes.

Mais comme elle suivait le bord du fossé, un bruit vint mourir à ses oreilles. Ce bruit qui partait des profondeurs d’un massif de forêt, était celui de plusieurs voix, dont une qui avait l’accent traînard et glapissant. Toinon arrêta son cheval et écouta avec attention. Les voix étaient sous une allée parallèle à celle qu’elle suivait.

Toinon avait déjà reconnu l’accent traînard et glapissant pour appartenir à Benoît le bossu. Elle écouta plus attentivement encore, et reconnut une voix de femme.

On eût dit la voix de la comtesse Aurore. Alors Toinon fit franchir le fossé à son cheval et se jeta résolument dans un faux chemin qui devait conduire à l’autre route forestière.

Et tout à coup, ce faux chemin arrivant dans une éclaircie, Toinon s’arrêta de nouveau.

Elle venait de voir passer, à cent pas de distance, la comtesse Aurore à cheval, et marchant à côté d’elle, Benoît le bossu et le forgeron Dagobert.

– Ma foi ! se dit-elle alors, je commence à ne plus y comprendre…

Aurore et ses deux compagnons n’avaient point entendu le trot du cheval de Toinon sous bois, et Toinon, toujours prudente, les laissa passer.

On devine la scène qui avait suivi le coup de pistolet de la comtesse Aurore et le coup de fusil de Benoît le bossu.

Benoît était descendu dans la cave où les deux misérables, grièvement blessés, étaient tombés presque l’un sur l’autre, et s’était précipité sur Dagobert, qu’il s’était empressé de délivrer en le débarrassant de ses liens qu’il coupa, partie avec son couteau et partie avec ses dents.

Le forgeron était à demi fou de rage et de douleur, car il comprenait maintenant pourquoi on s’était emparé de lui et pourquoi on l’avait bâillonné.

Tandis qu’il était prisonnier, le comte Lucien des Mazures enlevait Jeanne, sans doute !

À peine se fut-il remis sur ses pieds, qu’il dit à Benoît avec l’accent du désespoir :

– Jeanne… !

– Sauvée ! dit Benoît.

Dagobert lui serra vivement le bras.

– Sauvée, dis-tu ?

– Oui.

– Par qui ? par toi ?…

– Venez, vous allez le savoir…

Ils passèrent à pieds joints sur les corps convulsifs de Jean et de Badinier, qui se tordaient en blasphémant ; ils regagnèrent l’échelle de meunier et tout à coup comme il arrivait en haut, Dagobert étouffa un cri d’étonnement.

La comtesse Aurore était au bord de la trappe, calme et souriante :

– Ah ! mon pauvre. Dagobert, dit-elle, si je n’avais pas visé juste, ou si j’avais fait feu une seconde trop tard, vous étiez mort…

Dagobert, de plus en plus stupéfait, se prit à balbutier des mots sans suite.

La comtesse Aurore sa libératrice !

C’était d’autant plus incompréhensible pour lui, qu’elle était la cousine du comte Lucien des Mazures, et que, dans le pays, elle passait pour dure et hautaine, ingrate au pauvre monde, comme on dit.

Aurore comprit ce qui se passait dans l’esprit de Dagobert, et elle posa sur son épaule sa belle main blanche et nerveuse :

– Dagobert, lui dit-elle, vous êtes bien étonné, n’est-ce pas, de me voir ici, de me devoir la vie ?

Dagobert la regardait d’un air hébété.

– Vous le serez bien davantage quand je vous dirai que cette nuit, tandis, qu’on vous retenait ici, mon cousin Lucien avait formé le projet d’enlever Jeanne, et que, grâce à moi, il n’a pu le mettre à exécution.

– Oh ! murmura enfin Dagobert, je crois bien que je suis endormi et que tout cela est un rêve !

– Oh ! mais non, fit Benoît, aussi vrai qu’à cette heure les gens de par ici ne valent pas grand’chose, il y en a deux en bas qui ne remonteront pas tout seuls, et quant à leur maître, il a son affaire, lui aussi. Sois tranquille, Dagobert, je t’ai vengé.

– Dagobert, poursuivit Aurore, je reviens de la Cour-Dieu et j’ai laissé Jeanne aux mains de dom Jérôme.

Parler de dom Jérôme à Dagobert, c’était lui donner confiance.

Du moment que la comtesse agissait de concert avec le prieur-abbé, elle devenait une amie.

Et, enfin, comme malgré tout cela, Dagobert ne pouvait maîtriser son étonnement, Aurore ajouta :

– Et maintenant, mon bon ami Dagobert, si vous voulez savoir pourquoi j’ai sauvé Jeanne, pourquoi je vous ai délivré, vous, je vais vous le dire. Jeanne et moi, nous avons eu la même mère, et nous sommes sœurs.

Si la foudre fût tombée aux pieds du forgeron, il eût été moins ahuri, moins pétrifié peut-être.

Pendant quelques secondes, il regarda tour à tour Benoît et la comtesse, et, de nouveau, la pensée qu’il était le jouet d’un rêve lui revint.

– Madame, dit Benoît s’adressant à la comtesse, il ne fait pas bon rester ici ; filons.

– Et retournons à la Cour-Dieu, dit Aurore.

Et tous trois partirent en toute hâte, sans avoir ouvert à la vieille servante, et après avoir refermé la trappe de la cave, éteignant ainsi les cris d’agonie des deux blessés.

Dagobert avait passé par de si cruelles émotions depuis quelques heures, qu’il fallut le grand air et une longue marche dans les bois pour lui rendre sa présence d’esprit.

Il marchait auprès de la comtesse, qui était remontée à cheval et il la regardait sans cesse, comme peut-être jamais il n’avait regardé une femme.

On arriva ainsi à la Cour-Dieu.

Si Dagobert avait douté un seul instant de la véracité d’Aurore et de Benoît, ses doutes se fussent évanouis alors, car il trouva dom Jérôme et deux autres moines dans la forge.

Jeanne se jeta dans ses bras, et ensuite elle se suspendit au cou d’Aurore, qu’elle appela de nouveau « ma sœur ».

Et le vieux prêtre, les yeux pleins de larmes, murmurait :

– L’une est le portrait vivant de Gretchen, l’autre a la même voix. Ah ! elles sont bien sœurs !

Mais un cri de Dagobert mit fin tout à coup à cette scène d’attendrissement.

Le forgeron venait de s’apercevoir que sa main gauche était veuve de la bague au chaton mystérieux.

– Oh ! tonnerre ! s’écria-t-il, les brigands ! ils m’ont pris la bague.

– Quelle bague ? fit Aurore.

– Celle que je portais, celle qui renfermait la fortune de Jeanne ! s’écria Dagobert éperdu.

Mais dom Jérôme se prit à sourire.

– Rassure-toi, dit-il, le mal est moins grand que tu ne penses ; j’ai bonne mémoire, et je sais ce que contenait le papier enfermé dans le chaton.

– Mais, dit Dagobert frémissant, eux aussi le savent maintenant… et ils vont aller à Paris…

– Non, dit Benoît, ce n’est toujours pas M. le chevalier de Valognes qui ira.

Et comme on le regardait, il ajouta froidement :

– Je lui ai envoyé une balle dans la poitrine cette nuit, et s’il n’est pas mort il n’en vaut guère mieux.

– Et nous arriverons toujours les premiers, dit dom Jérôme, à qui Dagobert avait tout à l’heure tendu le message de l’évêque d’Orléans qui était resté dans sa poche.

L’évêque accordait au prieur la permission de quitter son monastère pendant huit jours.

– Et j’irai avec vous, dit Aurore.

* *

*

Une heure après, Aurore galopait seule sur la route de la Billardière.

Comme elle arrivait en vue du château, elle vit accourir un domestique à sa rencontre.

– Ah ! mademoiselle, mademoiselle, lui dit cet homme, venez vite !… quel malheur !… si vous saviez !…

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Aurore en pâlissant.

– Benjamin… M. Benjamin… Le domestique s’arrêta.

– Où est Benjamin ? demanda-t-elle.

– Mort ! répondit le valet. Aurore jeta un cri :

– Mort ! mort !… dit-elle, mais… c’est impossible !…

– Mort subitement d’une attaque d’apoplexie…

– Et mon père ? s’écria la comtesse.

– Il a le délire… nous avons cru qu’il allait passer cette nuit…

Aurore, frémissante, arriva au château.

Elle entra tout d’abord dans la chambre où l’on avait couché le vieillard. La mort avait été foudroyante, et le visage du pauvre Benjamin était demeuré calme et presque souriant. La jeune fille prit sa main glacée et la baisa, écoutant d’une oreille distraite et affolée le récit de cet étrange trépas.

Puis elle entra dans la chambre de son père.

Le chevalier paraissait à l’agonie. Il tourna vers sa fille un œil mourant ; en même temps il sembla que la raison lui revenait, et ce fut d’une voix affaiblie et qui paraissait prête à s’éteindre, qu’il murmura :

– Asseyez-vous là, ma fille, et écoutez-moi… car je ne veux pas emporter votre mépris dans la tombe…

– Ah ! mon père, s’écria Aurore, le repentir a-t-il donc touché votre âme ?

Le chevalier leva les yeux au ciel, et certes, en ce moment, Aurore était loin de se douter que le misérable allait jouer devant elle le premier acte d’une infâme comédie. Le chevalier des Mazures avait passé une nuit assez tourmentée.

Il savait où était allée Aurore, mais pourquoi ne revenait-elle pas ?

Il se souvenait que, tandis qu’il était en proie à cette léthargie qui ne lui laissait de libre que l’ouïe, il avait entendu la jeune fille et Benjamin concerter entre eux un plan de fuite.

Mais cette fuite ne devait avoir lieu que le lendemain soir, et dès lors le chevalier ne comprenait plus que sa fille ne fût pas encore de retour.

Que s’était-il donc passé ?

La nuit s’écoula tout entière, le jour vint, puis le soleil.

Aurore ne revenait pas. Enfin comme dix heures du matin sonnaient, le chevalier qui, aux yeux de ses gens, paraissait moribond, le chevalier avait entendu retentir dans la cour le sabot du cheval d’Aurore.

Dès lors, le prétendu moribond avait songé à prendre son rôle au sérieux.

– Une fille finit toujours par croire son père, s’était-il dit.

La maladie, en paralysant partiellement son corps, avait développé chez lui d’une façon surprenante le sens de l’ouïe. Le chevalier entendait à une grande distance et presque à travers les murs.

Il ne perdit donc ni un mot ni un détail de l’arrivée de sa fille. Il l’entendit pousser un cri de douleur en pénétrant dans la chambre du mort ; il écouta le récit des domestiques affirmant à la comtesse que Benjamin avait succombé à une attaque d’apoplexie.

Il comprit, enfin, qu’Aurore n’élevait pas même un doute sur cette version.

Dès lors, le chevalier était tranquille.

Quand sa fille, entra et vint s’asseoir à son chevet, le chevalier des Mazures paraissait n’avoir pas une heure à vivre. Son plan était prêt, et il allait jouer le tout pour le tout.

– Aurore, dit-il, je vais mourir ; je sens que la goutte me remonte dans l’estomac, et, dans quelques heures, elle m’aura étouffé.

– Mon père… murmura Aurore, émue, en dépit de l’horreur que lui inspirait le meurtrier de sa mère, mon père… vous exagérez, sans doute… vous vous trompez…

Il secoua la tête, parut faire un effort suprême en poussant son bras hors du lit, et il prit la main de la comtesse dans la sienne.

– Aurore, dit-il, je ne veux pas quitter ce monde sans vous avouer mes torts, sans vous dénoncer de grands criminels, et sans vous apprendre quel devoir impérieux vous aurez à remplir après ma mort.

Ce début était au moins étrange pour Aurore.

Matériellement, il lui paraissait impossible que son père soupçonnât même les confidences du pauvre Benjamin, et elle ne pouvait admettre que, s’il parlait, il obéît à un autre sentiment que le remords.

Ensuite, il parlait de torts, mais non de crimes.

Enfin, il disait qu’il existait de grands criminels, mais il paraissait devoir être leur dénonciateur et n’avoir jamais été leur complice.

Et Aurore, pleine de stupeur, lui dit :

– Parlez, mon père, je vous écoute.

– Mon enfant, reprit le chevalier, vous m’avez demandé le motif de l’aversion que je témoignais à votre tante, la comtesse des Mazures.

– En effet, dit Aurore.

– Et j’ai refusé de vous répondre, car je ne me croyais pas alors si près de ma fin.

Aurore tressaillit.

– Aujourd’hui, reprit le chevalier ; il faut que je parle ; il le faut, car si j’emportais ce secret dans la tombe, je commettrais le plus grand des crimes.

– Parlez donc, mon père, répondit Aurore dont le cœur battait à outrance.

– Ma fille, poursuivit le chevalier d’une voix si faible qu’on eût dit qu’il allait rendre l’âme, la comtesse est une misérable créature qui s’est éprise, dans notre jeunesse, d’une passion coupable pour moi. Cette passion l’a conduite au crime.

Le chevalier s’arrêta comme s’il eût reculé devant le terrible aveu qu’il allait faire.

– La comtesse a empoisonné votre mère, dit-il enfin.

Aurore se leva toute frémissante.

– Attendez, poursuivit le chevalier en serrant fiévreusement la main d’Aurore qu’il continuait à tenir. Votre tante et un frère à moi, que vous n’avez point connu, ont été bien coupables, envers moi d’abord ; ils m’ont pris pour un jouet, ils m’ont horriblement trompé.

Mon frère, le comte des Mazures, avait séduit une jeune fille, et un enfant était né de leurs amours.

Cet enfant, on l’élevait dans l’ombre.

Moi aussi, j’étais amoureux de cette jeune fille, et j’ignorais sa faute ; on ne me l’avoua pas, on me prit au contraire pour un redresseur de torts, et je l’épousai. C’était votre mère.

– Après ? après ? dit Aurore qui croyait deviner où le chevalier voulait en venir.

– La première année de notre union avec votre mère, reprit-il, fut pour moi une année de bonheur et d’ignorance. Mon frère, homme léger et corrompu, avait épousé la princesse de Waldener-Carlottenbourg, laquelle avait adopté le premier enfant de votre mère, et tous deux gardaient le secret du déshonneur de votre mère, et sans votre tante je l’aurais toujours ignoré.

Mais, je vous l’ai dit, votre tante m’aimait avec passion, avec furie, et elle haïssait votre mère, tout en paraissant l’accabler de protestations d’amitié.

Cependant, un jour, une lettre sans signature m’arriva.

Cette lettre œuvre de la comtesse, je l’ai su depuis, m’apprenait tout.

Dans un premier moment de fureur, je voulus tuer votre mère ; elle se jeta à mes pieds, elle me demanda pardon, et je lui fis grâce. Mais le désespoir était entré dans mon âme et le jour même je quittai Munich, la laissant aux soins de Benjamin.

Je croyais haïr votre mère et je l’aimais toujours.

Je voyageais trois mois, puis je revins.

Hélas ! ma pauvre Gretchen, à qui j’avais pardonné dans le fond de mon âme, était maintenant méconnaissable. Pâle, amaigrie, les yeux pleins de fièvre, elle se soutenait à peine.

Je fis venir un médecin et l’homme de science me déclara qu’elle était empoisonnée.

Malgré mes soins, et bien que j’eusse appelé à son chevet toutes les célébrités médicales de l’Europe, elle s’éteignit un soir en me maudissant, moi qui l’aimais, moi qui pleurais à chaudes larmes, car elle croyait que j’étais son meurtrier.

À ces derniers mots, deux grosses larmes jaillirent des yeux éteints du chevalier.

Aurore jeta un cri.

Quelle est la fille qui ne demande pas à croire à l’innocence de son père ?

Le chevalier assurait que Gretchen était morte empoisonnée ; mais il dénonçait Mme des Mazures comme l’unique coupable, mais il protestait de son innocence, au seuil de la tombe, mais il avouait que Gretchen était morte en le maudissant et l’accusant. N’était-ce pas sa justification ?

Et la comtesse se jeta au cou de son père, l’arrosant de ses larmes et lui disant :

– Ah ! je puis donc encore vous appeler mon père ?

Le chevalier eut un moment de faiblesse si grande que ses yeux se fermèrent et que, frissonnante, Aurore crut qu’il allait mourir.

Pendant près d’une heure, il demeura sans voix, sans haleine, l’œil éteint, essayant de parler et ne pouvant y parvenir.

Seulement, il attacha sur sa fille un regard suppliant et doux, et Aurore s’était jetée à genoux et elle demandait à Dieu la vie de son père.

Enfin, un peu de force parut lui revenir.

– Aurore, dit-il, le premier enfant de Gretchen ne doit pas être mort, comme on l’a dit… Où est-il ? Je l’ignore… mais il peut se retrouver… il faut l’aimer… je te le recommande… c’est l’enfant de ta mère…

Puis son regard se voila, ses lèvres remuèrent sans laisser échapper aucun son, et Aurore crut que tout était fini.

Il demeura jusqu’au soir en proie à une sorte de prostration qui paraissait être le commencement de l’agonie.

Aurore pleurait et priait.

Comme la nuit arrivait, il fit un violent effort et se souleva à demi.

– Aurore ! Aurore ! dit-il, tu retrouveras ta sœur, n’est-ce pas ? Tu l’aimeras… tu partageras ta fortune avec elle ?

– Oui mon père, répondit Aurore, et je sais où elle est… et je vais l’aller chercher… et, si vous devez mourir, vous ne mourrez pas sans lui avoir donné votre bénédiction…

Mais le chevalier ne paraissait plus entendre ce que sa fille lui disait, et bientôt il commença à délirer.

Alors Aurore crut fermement que son père allait rendre l’âme, et elle appela à son aide.

Les domestiques accoururent.

– Un prêtre ! un prêtre ! balbutiait le chevalier au milieu de son délire.

– Dom Jérôme ! s’écria Aurore, il faut aller chercher dom Jérôme !…

 

Dagobert s’était couché après avoir fermé solidement la porte et placé, comme une arme terrible, son marteau auprès de son lit.

Il s’était endormi, résolu à défendre Jeanne jusqu’à la mort, si quelque nouvelle tentative d’enlèvement avait lieu.

Tout à coup un bruit se fit, qui traversa l’espace et qui l’éveilla en sursaut.

En un clin d’œil, Dagobert, qui s’était couché tout vêtu, se trouva sur ses pieds.

Le bruit qu’il avait entendu était le galop d’un cheval sur la route sonore.

Dagobert saisit son marteau, courut à la fenêtre de la chambre et l’ouvrit.

Il était encore sous l’empire des visions qui avaient peuplé son cerveau, et il crut que c’était le comte des Mazures qui venait livrer assaut à la forge.

La nuit était noire ; cependant Dagobert aperçut distinctement, grâce à cet œil exercé des gens qui vivent au milieu des bois, le cheval et le cavalier qui débouchaient par la route de Sully.

Un moment il crut que c’était un courrier qui s’en allait à Pithiviers.

Mais arrivé devant la forge, le cavalier s’arrêta.

– Qui êtes-vous ? cria Dagobert, et que voulez-vous ?

Une voix qui lui était inconnue répondit :

– Est-ce vous qui vous nommez Dagobert ?

– Oui.

– Je viens du château de la Billardière.

– Que me voulez-vous ?

– C’est Mlle Aurore qui m’envoie.

À ce nom Dagobert tressaillit et eut un battement de cœur.

– Je suis le piqueur du château, continua le cavalier, et j’apporte un message pour le prieur-abbé. Mademoiselle m’a dit que si je sonnais inutilement à la porte du couvent, je n’avais qu’à m’adresser à vous et que vous me feriez ouvrir.

– Ce message est donc bien pressé ? demanda Dagobert, que le nom d’Aurore troublait tout à coup.

– Oui, dit le piqueur.

– Eh bien ! répondit Dagobert, attendez-moi un moment, je descends.

Dagobert prit le message et dit au piqueur :

– Vous n’entreriez pas, vous ; mais moi j’entrerai.

Et il alla sonner à la porte du couvent si rudement que le moine portier se leva tout d’une pièce.

Dagobert se nomma à travers le judas qui s’ouvrit dans la porte d’entrée.

Le portier ouvrit.

À travers le préau, il vit briller la petite lampe de dom Jérôme toujours en prière dans sa cellule, et sans répondre au moine qui était curieux et bavard de sa nature, et aurait bien voulu savoir ce que voulait le forgeron à pareille heure, il hâta le pas, entra sous les galeries ogivales du couvent et alla heurter à la porte du prieur-abbé.

Dom Jérôme ouvrit et prit la lettre que lui tendait Dagobert avec ces simples mots :

Aurore écrivait :

– De la part de la sœur de Jeanne.

« Monseigneur,

« Vous qui avez souffert, vous qui avez pardonné, vous à qui Dieu a donné le pouvoir de réconcilier avec lui les coupables, venez, venez sur-le-champ recevoir la confession de mon malheureux père qui va mourir.

« Aurore. »

Un nuage passa sur le front du vieillard.

Cet homme qui allait mourir, c’était celui qui avait épousé cette Gretchen, que lui, dom Jérôme, avait tant aimée !…

Mais l’homme avait fait place à l’abbé et l’abbé avait pardonné et ne devait plus avoir de passion.

– Dagobert, dit-il simplement, va me seller mon cheval, puis tu diras à l’homme qui t’a remis cette lettre que je suis prêt à le suivre.

* *

*

Deux heures après, par cette nuit sombre et froide, le prieur-abbé de la Cour-Dieu était assis au chevet du chevalier des Mazures.

La confession du mourant fut longue ; quand elle fut finie, Aurore entra et vit dom Jérôme le visage inondé de larmes.

Dom Jérôme avait réconcilié le chevalier des Mazures avec Dieu, et le chevalier, joignant les mains, disait :

– Ah ! si le ciel pouvait m’accorder quelques heures de vie encore, je voudrais voir la fille de ma bien-aimée Gretchen.

Le prieur, en son âme austère et pieuse ; la jeune fille, en son cœur aimant et naïf, se trompèrent encore à ce dernier accent, qui paraissait être celui du plus ardent repentir.

Et dom Jérôme dit à Aurore :

– Venez avec moi, ne refusons pas à ce malheureux pêcheur repentant la consolation suprême qu’il nous demande. Venez, vous ramènerez Jeanne avec vous.

Et le prieur et la jeune fille partirent, et alors un rayon de joie infernale brilla dans les yeux, tout à l’heure éteints, du chevalier.

– Pauvres dupes ! s’écria-t-il avec un accent vibrant et sonore, je ne suis pas encore mort, et Jeanne, l’enfant du crime, et son immense fortune sont à moi !

* *

*

Retournons, maintenant, au château de Beaurepaire.

Huit jours s’étaient écoulés depuis les derniers événements que nous racontions naguère, et les huit jours n’avaient apporté aucune modification à l’attitude que le jeune comte Lucien des Mazures avait prise vis-à-vis de sa mère.

Lucien avait fait transporter M. de Valognes au château.

Un honnête homme fût mort une heure après le coup de fusil de Benoît ; mais les coquins ont la vie dure et M. de Valognes avait survécu.

Le lendemain, les médecins d’Orléans, qu’on avait fait venir, avaient extrait la balle qui n’avait intéressé aucun organe essentiel ; deux jours plus tard, ils répondaient de la vie du blessé et assuraient qu’il serait sur pied avant un mois.

Bien que constamment au chevet de son ami, Lucien avait évité avec soin toute explication. Il s’était borné à lui dire qu’il ne retournait pas à la Cour-Dieu, et qu’il renonçait à Jeanne.

Pendant ces huit jours, Lucien avait constamment fui sa mère. Cette dernière ayant osé lui envoyer Toinon, le jeune homme avait chassé la bohémienne en la traitant d’empoisonneuse.

La colère de Lucien n’avait pas ému Toinon outre mesure.

Quant à la comtesse, après s’être montrée pleine d’épouvante et de douleur, car son fils paraissait complètement détaché d’elle, elle avait retrouvé bientôt ce calme machiavélique et ce sang-froid infernal qui l’avaient soutenu pendant sa criminelle existence.

Le jardinier avait été, sans le savoir, converti par Toinon en espion. On l’avait envoyé trois fois, sous différents prétextes, à la Billardière, et chaque fois il en avait apporté des nouvelles.

Une première fois, il avait annoncé que le chevalier était moribond, et qu’on s’attendait à le voir expirer dans la nuit.

Une seconde, il était revenu, disant que le moribond ne mourait pas et qu’il y avait une lueur d’espoir.

Enfin, au retour du dernier voyage, il raconta incidemment à Toinon que la demoiselle de la Cour-Dieu, la pupille de Dagobert, était installée à la Billardière, auprès de Mlle Aurore.

Cette fois, Toinon et la comtesse avaient fini par comprendre.

– Ah ! s’était écriée la comtesse, le chevalier est plus fort que nous, ma chère.

– Peuh ! fit Toinon.

– Sa maladie n’était pas grave, et il a trompé tout le monde, à commencer par sa fille.

– Mais il ne nous trompe pas, nous, dit la bohémienne.

– Il nous trompe et nous joue, au contraire, puisque la petite est chez lui, que l’abbé de la Cour-Dieu a reçu sa confession, et que, tandis que nous sommes des empoisonneuses, il est passé à l’état de saint.

Toinon haussa les épaules.

– Après tout, dit-elle, qu’est-ce que cela nous fait ? Nous avons la bague, et, par conséquent, l’argent.

– Nous ne le tenons pas encore, murmura la comtesse.

– Puisque nous savons où est la cassette.

– Oui… mais il faut aller à Paris.

– On ira.

Le calme de Toinon stupéfiait la comtesse.

– J’ai pris l’habitude d’avoir foi en toi, lui dit-elle ; néanmoins, je crains que tu ne t’illusionnes…

– Comment cela, madame ?

– Puisque Dagobert avait cette bague au doigt et qu’il avait pris soin de la noircir, c’est qu’il en connaissait la valeur.

– C’est probable.

– C’est qu’il avait connaissance du secret qu’elle renferme.

– Eh bien ?

– Qui te dit que Dagobert n’est point parti pour Paris ?

– Non, madame. Je puis vous affirmer que ce matin encore il était à sa forge.

– Mais… dom Jérôme…

– Dom Jérôme n’a pas quitté le couvent, et je comprends pourquoi.

– Le chevalier a si bien joué sa comédie que le vieux moine, le forgeron et Mlle Aurore ont pensé qu’il n’y avait pas péril en la demeure et qu’ils auraient toujours le temps d’aller à Paris.

Par conséquent, acheva Toinon, nous n’avons qu’une chose à faire, nous.

– Laquelle ?

– Les devancer et partir le plus tôt possible.

– Mais le pouvons-nous ?

– Qui peut nous en empêcher, madame ?

– Mon fils.

– M. Lucien ne sait même pas que la cassette existe.

– Soit. Mais si je vais à Paris, il me suivra.

Un sourire vint aux lèvres de Toinon.

– Madame la comtesse, dit-elle, on se rouille à la campagne, et les plus belles intelligences, la vôtre, par exemple, perdent une partie de leurs facultés.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que j’ai deviné depuis longtemps ce qui va se passer. Ce n’est pas M. Lucien qui nous suivra à Paris, c’est nous qui le suivrons.

– Je ne te comprends plus, dit la comtesse.

– Madame, dit-elle, vous plairait-il de m’écouter et suivre mon raisonnement ?

– Parle.

– M. Lucien et Mlle Aurore se sont vus.

– Bien.

– Celle-ci lui a appris que Jeanne était sa sœur, et que leur mère à toutes deux était morte empoisonnée par nous. Jusqu’à ce que je me sois donné la peine de détruire cette version et de faire passer une autre croyance dans l’esprit de votre fils…

– Tu le pourrais donc ! s’écria Mme des Mazures, qui avait encore quelque chose d’humain dans l’âme et se sentait terrassée par l’aversion que lui témoignait son fils ; tu pourrais cela ?

– Oui, madame.

– Par quel moyen ?

– C’est mon secret.

– Mais fais-le donc, alors, fais-le tout de suite ! Tu ne sais donc pas tout ce que je souffre ?

– Je le sais ; mais nous avons besoin, maintenant, pour mener à bien nos petits projets, que M. Lucien méprise sa mère et qu’il en ait horreur.

– Toinon, murmura la comtesse, tu as un calme qui m’épouvante.

Toinon sourit.

– Je n’ai pas fini, dit-elle.

– Eh bien ! parle, je t’écoute, fit la comtesse résignée.

– Donc, madame, poursuivit Toinon, M. Lucien s’informe depuis deux jours auprès des médecins du plus ou moins de danger qu’il pourrait y avoir à transporter M. de Valognes chez lui.

– Pourquoi ?

– Ne le devinez-vous pas ?

– Non.

– Quand M. de Valognes sera parti, M. Lucien quittera le château.

– Où ira-t-il donc ?

– À Paris ou partout ailleurs, prendre du service dans l’armée ou solliciter un emploi à la mer.

– Tu crois ?

– C’est une âme simple, M. Lucien ; du moment qu’il croit sa mère coupable, il ne veut plus vivre avec elle.

– Et tu crois qu’il partira ?

– Peut-être ce soir, peut-être demain.

– Oh ! mon Dieu ! fit la comtesse, qui cacha sa tête dans ses mains.

– Mais madame, dit Toinon, vous voyez bien que ce départ favorise nos projets.

– Comment ?

– M. Lucien part, vous courez après lui, c’est fort naturel, et le chevalier lui-même n’y trouve pas à redire. Nous allons à Paris, et là…

– Oh ! tais-toi, dit la comtesse, tu n’es pas une femme, tu es un démon !

Toinon salua ; le compliment lui était agréable.

En ce moment, on frappa discrètement à la porte.

La comtesse eut un battement de cœur ; elle crut que c’était son fils.

Elle se trompait. C’était La Branche, le piqueur de Lucien qui apportait une lettre à Mme des Mazures.

La comtesse reconnut l’écriture de son fils et pâlit.

Puis, d’une main tremblante, elle brisa le cachet de l’enveloppe, tandis que Toinon faisait signe au piqueur de s’en aller.

Lucien écrivait :

« Ma mère,

« M. le chevalier de Valognes est, de l’avis des médecins, tout à fait hors de danger, et il peut être transporté chez lui, ce qui est son désir.

« M. de Valognes parti, vous trouverez convenable, n’est-ce pas, que je quitte cette maison, où je ne puis vivre désormais, et que je renonce à une fortune dont l’origine m’est inconnue.

« Tous ceux qui ont connu mon père m’ont affirmé que c’était un brave et loyal gentilhomme.

« Je crois avoir hérité de quelques-unes de ses vertus et, grâce à elles, je ferai, je l’espère, mon chemin dans le monde.

« Adieu donc, ma mère, je pars ce soir pour Paris, où je trouverai certainement à vivre pauvrement, mais honorablement, et selon le rang que Dieu m’a assigné dans le monde.

« Votre fils

« Lucien. »

* *

*

Le lendemain, en effet, la comtesse apprenait que Lucien avait furtivement quitté le château pendant la nuit.

– Eh bien ! dit Toinon, à nous la cassette maintenant !

 

Transportons-nous à Paris maintenant.

Du nombre des bonnes gens qui s’étaient enrichis dans le commerce, aux environs de la rue aux Ours ou de la rue Saint-Denis, se trouvaient Mme Blaisot et son fils, retirés tous deux des affaires et propriétaires d’une maison rue de l’Abbaye-Saint-Germain-des-Prés.

Mme Blaisot était une femme de cinquante ans, qui avait fait sa fortune dans le commerce des laines.

M. César-Hippolyte-Alexandre Blaisot, son fils unique, avait trente-quatre ans.

La maison possédée et habitée par Mme Blaisot et son fils était située vers le milieu de la rue, à peu près en face d’un vieil hôtel qui, depuis quinze ans, avait changé quatre ou cinq fois de maîtres, disait-on, mais qui n’avait jamais été habité par aucun.

Cet hôtel, qui avait appartenu à une princesse allemande, puis à un gentilhomme français, était maintenant, disait-on la propriété d’une grande dame qui ne venait jamais à Paris et vivait dans ses terres toute l’année.

Souvent, le matin en ouvrant sa fenêtre, le jeune Blaisot laissait errer un mélancolique regard sur le vaste jardin de l’hôtel qu’il apercevait de l’autre côté de la rue, sur l’écusson armorié qui surmontait la porte d’entrée.

Le jeune Blaisot se surprenait quelquefois à soupirer et il trouvait que la maison de madame sa mère avait bien piteuse mine auprès de cette demeure aristocratique.

Or, un matin, comme il ouvrait sa fenêtre, Blaisot devint tout pâle d’émotion et ses jambes fléchirent à demi. Au beau milieu de la cour d’honneur de l’hôtel, il y avait une chaise de poste, une de ces vieilles et massives voitures de voyage, crottées jusqu’au moyeu des roues, et que trois vigoureux percherons traînent bruyamment sur le pavé des grandes routes.

Il passa sa matinée à la fenêtre.

Jusqu’à dix heures, rien ne bougea. Enfin, une fenêtre s’ouvrit et César fit un pas en arrière.

La fenêtre ouverte encadrait une créature d’un brun presque noir, avec des yeux ardents, des cheveux crépus, un corps horriblement contrefait.

Était-ce donc là, en vérité, la châtelaine, rêvée par le naïf aspirant au nom glorieux de Vaucresson ?

Mais cette première émotion passée, César se rendit bien compte que cette femme était mise comme une servante, et non comme une femme de qualité.

César se résigna et attendit encore.

Du moment où il apercevait une servante, c’est qu’il y avait une maîtresse, et cette maîtresse, finirait bien par se montrer. En effet, vers midi, une autre fenêtre s’ouvrit.

César Blaisot recula ébloui.

Une personne qui lui parut belle comme les anges, bien qu’elle fût peut-être âgée de plus de quarante ans déjà, se montra en élégant « déshabillé » du matin, les cheveux au vent, et d’adorables mains nues qu’elle posa sur l’appui de la croisée.

La belle inconnue ne resta pas longtemps à la fenêtre. Sans doute elle trouva l’air du matin un peu vif, et bientôt Blaisot la vit disparaître.

Alors il courut rejoindre sa mère, et, lui sautant au cou :

– Ah ! ma mère, lui dit-il, j’ai le pressentiment que nous sommes appelés aux plus hautes destinées !…

 

On a déjà deviné que cette femme assez belle encore, que le jeune et enthousiaste César Blaisot avait aperçue à une des fenêtres du vieil hôtel, n’était autre que la mère de Lucien, la comtesse des Mazures, qui était arrivée à Paris la nuit même, en compagnie de Toinon.

Le motif apparent du voyage de la comtesse était le départ précipité de son fils.

Au château de Beaurepaire, on avait pu constater la douleur de la mère, redemandant son fils à tous les échos.

Et comme elles montaient toutes deux en chaise de poste, Toinon n’avait pu se défendre de cette réflexion :

– L’essentiel est que le chevalier des Mazures croie que vous courez après votre fils.

Le motif sérieux, le vrai, c’était la recherche de cette cassette dont le papier trouvé dans la bague de Dagobert indiquait l’existence.

Aussi la comtesse et sa complice avaient-elles voyagé nuit et jour, et s’étaient-elles arrangées de façon à entrer dans Paris à une heure assez avancée de la nuit.

Le vieil hôtel, celui-là même où Gretchen avait mis Jeanne au monde ; que la princesse de Carlottenbourg avait longtemps habité, faisait partie de la succession de cette dernière.

Le chevalier et la comtesse qui héritaient au même degré, avaient d’abord songé à le vendre : puis le premier avait manifesté l’intention de le garder.

Six mois plus tard, lorsqu’il eut tout remué inutilement dans l’hôtel et le jardin avec l’espoir toujours déçu de retrouver la cassette, il le mit en vente.

Alors Mme des Mazures l’avait racheté ; mais il y avait bien quinze ans qu’elle n’était venue à Paris, et les deux vieux concierges qui gardaient l’hôtel, furent tout étonnés, cette nuit-là, d’entendre résonner la cloche, d’avoir à ouvrir les deux battants de la porte cochère, et de voir entrer dans la cour une lourde berline de voyage, attelée de chevaux de poste et chargée de bagages.

La comtesse s’était mise au lit en disant à Toinon :

– À demain, les affaires sérieuses.

Le lendemain, en effet, après un long et pesant sommeil, résultat de la fatigue du voyage, la comtesse, en ouvrant les yeux, vit Toinon assise à son chevet.

Toinon lui dit :

– Madame, je suis déjà sortie ce matin.

– Où es-tu allée ?

– Savoir des nouvelles de M. Lucien.

– Et tu en as eu ? fit vivement la comtesse.

– Oui, madame, fit Toinon en souriant, mais, pour Dieu, calmez votre amour maternel, pour le moment, et ne songez qu’à la cassette.

– Soit, fit la comtesse en rougissant, mais dis-moi comment tu as eu…

– Des nouvelles de M. Lucien ?

– Oui.

– C’est bien simple, dit Toinon. Chaque province a pour ainsi dire son hôtellerie à Paris : les Bourguignons descendent à la Croix du Trahoir, rue de l’Arbre-Sec ; les Champenois rue de la Jussienne, à l’Écu de Champagne ; et les Orléanais, gens économes et ayant horreur du train et du luxe, s’en vont modestement au Gagne-Petit, une gargote qui se trouve rue des Deux-Écus.

Dans le pays que nous quittons, on ne parle que du Gagne-Petit.

J’ai donc pensé que M. Lucien s’en irait descendre là.

C’est ce qui est arrivé.

– Il y est ? s’écria la comtesse.

– Plus maintenant. Il est parti pour Versailles, où nous le retrouverons quand nous voudrons.

– Ah ! Toinon, dit la comtesse, on voit bien que tu n’es pas mère.

– Peuh ! fit la bohémienne, je l’eusse été à mes heures, mais voilà tout. Maintenant, parlons du vrai but de notre voyage, madame.

– Va, dit la comtesse qui glissa hors de son lit et s’enveloppa dans ce joli « déshabillé » du matin qui allait tourner la tête au jeune César-Hippolyte-Alexandre Blaisot.

– Eh bien ! madame, dit Toinon, nous sommes venues pour la cassette, et il faut la trouver.

– Ce qui est très facile au premier abord, et très difficile quand on y réfléchit, dit Mme des Mazures.

– Mais non, fit Toinon.

– Voyons, raisonnons, dit la comtesse ; si précises que soient les indications que donne Raoul de Maurelière à son ami dom Jérôme, elles ne nous apprennent qu’une chose, c’est que la maison dont il est question est située dans la rue de l’Abbaye, où nous sommes.

– Oui, certes.

– Mais quelle est cette maison ?

– Voilà ce que ni vous ni moi ne savions hier soir, dit Toinon.

– Et ce que nous ignorons aujourd’hui…

– Oh ! plus moi, dit Toinon.

– Plaît-il, fit Mme des Mazures.

– La mémoire se rouille, reprit la bohémienne ; mais elle finit par revenir.

» Comment, madame, vous ne vous souvenez pas que tandis que Gretchen était ici, les deux officiers demeuraient juste en face ?

– Mais il y a deux maisons pour une en face de l’hôtel. Laquelle est-ce ?

– Celle de droite.

– Bon ! à quel étage demeuraient-ils ?

– Au deuxième. Leur chambre n’avait qu’une fenêtre.

– Quelle est cette fenêtre ?

– Je le saurai bientôt.

– Soit, mais il ne suffit pas de voir la fenêtre, il faut pénétrer dans la chambre, et pour cela il faut avoir accès dans la maison.

– Rien ne sera plus facile, dit Toinon avec assurance.

– Explique-toi.

– Ce matin, reprit la bohémienne, tandis que vous dormiez encore, madame, j’ai pris mes petites informations. La femme du suisse est une gazette vivante, et je n’ai pas eu besoin de la pousser beaucoup pour obtenir l’histoire de notre voisinage.

La maison, où gît le trésor que nous cherchons, a été longtemps une manière d’hôtellerie, où les officiers trouvaient un logis.

Puis cette maison a été vendue, et c’est Mme Blaisot qui l’a achetée.

– Qu’est-ce que Mme Blaisot ? demanda la comtesse en allongeant dédaigneusement la lèvre inférieure.

– Une bourgeoise qui voudrait avoir son fils anobli.

– Eh bien ?

– Et qui, pour ce fait, recherche tous les gens de qualité. Je ne demande pas vingt-quatre heures pour qu’elle vous fasse visite, sous un prétexte ou sous un autre.

La comtesse ouvrit la croisée et s’y accouda, tandis que Toinon demeurait assise dans un coin de la chambre.

César Blaisot était à sa fenêtre.

La comtesse le regarda avec curiosité.

– Madame, dit Toinon, c’est lui.

– Qui lui ? fit la comtesse, qui ferma la fenêtre et revint très de Toinon.

– Le fils de Mme Blaisot.

– Ah ! vraiment ?

– Et tenez, dit Toinon, il me vient un souvenir.

– C’est dans cette chambre que Gretchen est accouchée.

– En effet.

– Or, continua la bohémienne, je me rappelle que, pendant sa convalescence, les médecins avaient ordonné qu’on laissât pénétrer le grand air dans la chambre. On ouvrait donc la fenêtre toute grande et je me rappelle fort bien, à présent, avoir vu M. de Maurelière abrité derrière les rideaux de cette autre fenêtre qui est juste en face de nous.

– Par conséquent ce serait là ?

– Oui.

– Où est ce jeune homme ?

– Précisément.

Un sourire passa sur les lèvres de la comtesse.

– Si j’avais vingt ans de moins, dit-elle, le moyen de pénétrer dans la maison serait tout trouvé.

– Madame, répondit Toinon, il est des femmes que le temps laisse éternellement jeunes. Regardez-vous donc dans cette glace ; vous êtes belle comme à vingt ans.

– Oh ! fit la comtesse d’un air de doute.

– Je ne demande que vingt-quatre heures pour que ce jeune homme soit amoureux fou de vous.

 

Cependant, le rêve de M. César Blaisot ne devait pas être entièrement couleur de rose et les choses ne devaient pas aller complètement sur des roulettes, comme il l’avait supposé d’abord.

Il eut beau se remettre vingt fois à la fenêtre ce même jour-là, il ne revit pas la belle inconnue.

Le soir, il n’alla point au café du Roi de Prusse, selon son habitude, et demeura derrière les persiennes de sa croisée.

Il ne vit pas de lumière dans l’hôtel. Cependant la chaise de poste était toujours dans la cour.

Donc la belle dame n’était point repartie.

Il supposa qu’elle dînait en ville et qu’elle rentrerait dans la soirée.

Mais à deux heures du matin, le jeune Blaisot, n’étant pas plus avancé, finit par se mettre au lit et, en dépit du proverbe qui dit que l’amour empêche de dormir, il ronfla jusqu’à neuf heures du matin.

Alors il se leva et retourna à la croisée.

Une nouvelle déception l’attendait ; la berline de voyage n’était plus dans la cour.

César Blaisot sentait sa chevelure se hérisser ; la belle inconnue était peut-être repartie. Il alla, tout ému, se jeter dans les bras de sa mère.

La bonne femme était assise devant un grand bol de café au lait : elle avait auprès d’elle une perruche qui parlait à ravir et criait de minute en minute : « Vive le roi ! » et, sous son bras gauche, une lettre toute dépliée que la poste lui avait fait tenir le matin même.

Elle écouta les doléances de César avec un calme qui étonna le jeune homme.

– Eh bien ! mon garçon, lui dit-elle, si ce n’est pas celle-ci ce sera une autre… le monde est plein de jolies femmes qui demandent à tomber amoureuses de toi. Maintenant, console-toi, car j’ai une bonne nouvelle à te donner.

– Ah ! fit César étonné de plus en plus.

– Et si tu n’obtiens pas le droit de t’appeler de Vaucresson, peut-être pourrai-je, moi, te trouver un autre nom, tout aussi beau, et qui t’appartiendra en dépit de tous, même du roi.

Le jeune Blaisot était stupéfait, et il crut que sa mère était folle.

Mme Blaisot souriait.

– Écoute, dit-elle, je vais te conter une histoire qui remonte à vingt ans.

Comme le perroquet continuait à crier : Vive le roi ! d’une façon assourdissante, la bonne femme impatientée le remit sur son perchoir et porta le perchoir dans la pièce voisine.

Puis elle revint s’asseoir auprès de son fils.

– Il y a vingt ans, dit-elle alors, ton père était encore dans le commerce et nous habitions la rue Saint-Denis. Cependant cette maison nous appartenait et nous l’avions acheté récemment. Le rez-de-chaussée était loué à un chaudronnier, le premier étage à un procureur. Le second était divisé en petits appartements qu’on louait tout meublés à des officiers, des mousquetaires ou des gardes du corps.

– Ma parole d’honneur, ma mère, dit le jeune Blaisot, dans le cerveau de qui trottait toujours la dame de l’hôtel voisin, si je sais où vous voulez en venir, je veux être pendu.

– Attends. Parmi ces gens d’épée que nous logions, il en était un que je n’ai jamais pu voir d’un œil indifférent. Dieu m’est témoin, poursuivit la bonne femme avec un soupir, que je suis une honnête femme et que j’ai toujours été fidèle à feu ton père ; mais je ne puis oublier cependant ce jeune et beau gentilhomme un peu triste qui semblait comprendre tout ce que souffrait une fille de noblesse comme moi d’être mariée à un bonnetier.

– Ma mère !

– Ah dame ! reprit-elle, quand je songe que je me suis appelée de Vaucresson et que je m’appelle Blaisot.

– Ma mère, dit César, je vous en prie, revenons au bel officier dont vous parliez.

– Ce gentilhomme, continua Mme Blaisot, est demeuré cinq ou six ans au moins dans notre maison et il occupait précisément la chambre où tu couches maintenant.

Cette chambre lui rappelle de doux souvenirs de jeunesse, à ce qu’il paraît, puisque au bout de vingt ans, il a fait le rêve d’y revenir.

Le pauvre cher homme croit que nous sommes toujours rue Saint-Denis, et c’est là qu’il m’a écrit.

– Ah ! il vous a écrit ?

– Oui.

– Quand cela ?

– J’ai reçu cette lettre ce matin.

– Tiens ! elle est datée du Havre-de-Grâce, dit César en regardant la suscription.

– Lis-la donc, fit Mme Blaisot en clignant de l’œil.

César ouvrit cette lettre et lut à demi-voix.

« Ma chère dame,

« J’ai touché, il y a une heure, la terre de France que j’ai quittée depuis quinze ans. Je reviens de faire la guerre en Amérique et je ne me suis pas enrichi. Mon épée est le seul bien que je rapporte.

« Le roi me fera une petite pension, et comme mes goûts sont modestes, elle suffira à mes besoins.

« Je suppose que vous avez continué à louer toutes meublées des chambres à des officiers.

« Je serais bien heureux de ravoir la mienne. J’y ai passé les bonnes heures de ma jeunesse, et cette chère rue de l’Abbaye est si tranquille que j’y voudrais finir mes jours.

« Je viens donc vous prier, ma chère dame, de me conserver et de me faire préparer ma chambre d’ici à quelques jours.

« Un compagnon d’armes, qui est Normand et revient avec moi d’Amérique, insiste beaucoup pour m’emmener chez son frère, qui a un château à trois lieues d’ici. Je m’y reposerai une semaine, et je serai à Paris dans dix jours.

« Je vous baise les mains.

« Raoul de Maurelière. »

L’adresse était ainsi formulée :

« À Madame Blaisot, née de Vaucresson. »

Cette lettre lue, César regarda sa mère.

– Eh bien ! dit-il, je suppose que vous allez répondre à ce brave officier, que vous êtes retirée des affaires, que vous habitez votre maison de la rue de l’Abbaye, et que vous ne louez plus de chambres garnies.

– Rien de tout cela, mon enfant.

– Ah !

– Je compte préparer la chambre au contraire, et remettre les vieux meubles qui s’y trouvaient.

– Quelle folie !

– M. de Maurelière revient dans dix jours.

– Bon !

– Il revient ici et je le reçois à bras ouverts.

– Mais…

– Je lui offre de prendre pension chez nous… Il est pauvre, nous sommes riches… il doit être vieux, et la perspective d’une famille le séduira.

– Comment ! une famille ?

– M. de Maurelière sait bien, comme tu peux le voir par l’adresse de sa lettre, que je suis née de Vaucresson. Le sieur Blaisot, ton père, est mort, et je suis veuve et riche, je lui offre ma main…

– À M. de Maurelière ?

– Sans doute, il l’accepte, et en m’épousant, il t’adopte. Te voilà, non plus Blaisot, mais de Maurelière. Hein ! qu’en dis-tu ?

– Reste à savoir s’il voudra vous épouser…

– Hé ! hé ! fit Mme Blaisot avec un petit sourire vaniteux, il serait bien difficile s’il refusait.

* *

*

Les espérances manifestées par la bonne Mme Blaisot n’avaient point consolé son fils de la disparition de la belle inconnue.

Il se remit à la fenêtre tout le reste de la journée ; mais les croisées de l’hôtel demeurèrent closes. Alors, le soir venu, il s’en alla rue Jacob, au café du Roi de Prusse, et chercha des distractions dans le jeu de dominos, depuis neuf heures jusqu’à minuit.

À minuit, il s’en revint tout pensif par la rue Saint-Germain-des-Prés.

Mais comme il entrait dans celle de l’Abbaye, il tressaillit tout à coup.

L’hôtel était éclairé.

Une lumière brillait derrière les rideaux de cette fenêtre où, la veille au matin, la comtesse des Mazures lui était apparue…

Et, tout à coup, tandis qu’il était absorbé dans cette contemplation, un pas furtif se fit entendre derrière lui et une main se posa sur son épaule.

César se retourna.

Une femme était devant lui, et, dans cette femme, il reconnut la bohémienne, qu’il avait aperçue d’abord, la veille, à une des croisées de l’hôtel.

La bohémienne souriait d’un air diabolique.

– Jeune homme, dit-elle, vous êtes amoureux.

César rougit jusqu’au blanc des yeux et balbutia quelques mots inintelligibles.

– Êtes-vous discret ? reprit Toinon.

– Certainement, répondit César, qui s’enhardit.

– Eh bien, rentrez chez vous et dormez. Demain, continua la bohémienne, vous vous rendrez, comme à l’ordinaire, au café que vous fréquentez, rue Jacob.

– Après ?

– Vous y trouverez une lettre, et si vous vous conformez scrupuleusement à ce qu’on vous recommandera dans ce message, vous ne serez pas un homme très malheureux…

 

Le jeune César Blaisot avait le paradis dans le cœur.

Il rentra chez lui, et sa joie était telle, que, s’il ne s’était souvenu des recommandations de la bohémienne, qui lui prescrivait la discrétion, il eût certainement éveillé sa bonne mère pour lui conter son aventure.

Quand il fut dans sa chambre, il courut à la croisée.

Mais la fenêtre où tout à l’heure brillait une lumière était rentrée dans l’obscurité.

– Elle vient de se mettre au lit, et elle pense à moi, se dit César Blaisot qui n’était pas fat à demi.

Il finit par s’endormir et ne rêva nullement, ce qui était assez honteux.

Le lendemain, en quittant son lit, son premier soin fut de courir à sa fenêtre.

Celle de la belle dame était close ; en revanche, une autre était ouverte à l’étage au-dessus, et, à cette fenêtre, César aperçut, avec un battement de cœur, la bohémienne, qui avait les yeux fixés sur lui.

Il la salua.

Pour toute réponse, Toinon mit un doigt sur ses lèvres et disparut.

Avant d’être amoureux d’autre chose que du beau nom de Vaucresson, le jeune César allait deux fois par jour au café du Roi de Prusse ; le matin, pour y lire le « Mercure de France » et les deux ou trois gazettes qui existaient alors ; le soir pour jouer aux dominos.

Comme il était près de dix heures, César impatient de tenir cette lettre que la bohémienne lui avait annoncée, sortit en toute hâte et prit le chemin de la rue Jacob. Le café était désert.

La vieille dame qui se trouvait au comptoir salua César comme elle avait l’habitude de le faire, et son visage n’exprima rien d’extraordinaire ou de mystérieux.

– La lettre n’est point arrivée encore, pensa-t-il.

Il lut quatre fois de suite le « Mercure de France » et ne s’en alla qu’à midi.

César se mit à table, bien décidé à tenir sa, promesse et à être discret.

Cela fit que le repas fut silencieux entre le fils et la mère, et qu’ils se séparèrent presque aussitôt après.

César-Alexandre retourna au café du Roi de Prusse.

Il n’y avait rien encore pour lui, et la vieille dame du comptoir ne leva pas les yeux quand il entra.

Enfin, vers cinq heures, comme il perdait tout à fait patience et se demandait s’il n’avait pas été mystifié par la bohémienne, la porte s’ouvrit et le facteur de la poste entra.

Il s’en alla droit au comptoir et jeta une lettre sous les yeux de la vieille dame, en réclamant douze sous pour le port.

– Hé ! monsieur Blaisot, dit celle-ci, c’est pour vous.

César se leva avec un tel empressement qu’il renversa la table qu’il avait devant lui.

Les habitués se montrèrent fort étonnés qu’il se fît adresser une lettre au café.

– Hé ! farceur, dit l’un d’eux, nous avons donc peur que maman Blaisot décachète nos lettres ?

César regarda de travers le mauvais plaisant, donna douze sous au facteur, prit la lettre et sortit brusquement sans dire un mot.

Son cœur battait à outrance, et il était aussi rouge qu’une pivoine.

Il s’éloigna du café à grands pas et remonta la rue Saint-Germain-des-Prés.

Là, il ouvrit la lettre, qui était ainsi conçue :

« C’est moi, la femme noire, qui vous écris. Ma maîtresse est une grande dame et elle a ses caprices. Elle vous a vu ; elle vous trouve charmant ; elle veut vous le dire. Mais où ? mais comment ?

« Bien qu’elle soit veuve et maîtresse de ses actions, elle ne peut se soustraire à de certaines tyrannies.

« Son hôtel n’a qu’une porte, et toute la nuit le suisse est sur pied.

« Madame la comtesse ne voudrait, pour rien au monde, se mettre à la discrétion de ses gens.

« J’ai pris adroitement des renseignements dans le quartier, desquels il résulte que votre mère se couche à dix heures et qu’elle a le sommeil très dur, qu’elle habite le premier étage de votre maison et que vous occupez le second ; que vous avez une clé à l’aide de laquelle vous rentrez souvent fort tard, et que les deux servantes, qui composent le domestique de votre mère, couchent à l’étage supérieur et se retirent également de bonne heure. Si vous, êtes un galant homme, si on peut, comme nous le croyons, se fier à votre honneur et à votre discrétion, vous accepterez ce que je vais vous proposer.

« Vous vous rendrez au Palais-Royal, chez le sieur Bardeau, le traiteur à la mode, et vous lui commanderez un souper fin et de vieux vins, lui enjoignant de vous porter le tout à onze heures.

« Vous ferez, avec le moins de bruit possible, dresser la table dans votre chambre et vous attendrez.

« À minuit, une voiture tournera le coin de la rue. Ce sera Mme la comtesse qui sera sortie pour dîner en ville. La voiture s’arrêtera à votre porte, et vous viendrez ouvrir…

« Celle qui vous a frappé hier soir sur l’épaule et a recommandé la discrétion. »

César se conforma donc scrupuleusement aux prescriptions contenues dans la lettre ; il attendit que sa mère et les servantes fussent couchées, s’en alla chez Bardeau, commanda le souper fin et le fit transporter dans sa chambre.

Puis, le garçon du traiteur parti, il se mit à sa fenêtre et attendit.

Comme minuit sonnait à Saint-Germain-des-Prés un bruit de roues se fit entendre, et un de ces carrosses de louage auxquels on donnait le nom de pots de chambre, apparut au tournant de la rue de l’Abbaye.

La bonne dame Blaisot dormait d’un profond sommeil et rêvait qu’elle devenait marquise.

Le jeune Blaisot sentit son cœur battre violemment, et ce fut presque en chancelant qu’il descendit l’escalier, une lampe à la main, pour recevoir sa belle visiteuse.

Le carrosse s’était arrêté à la porte de la maison, et, comme César Blaisot ouvrait la porte sans bruit, deux femmes en descendirent, la comtesse et son indispensable chambrière, la bohémienne Toinon.

La vue de cette dernière jeta un grand trouble dans l’esprit déjà bouleversé du jeune Blaisot.

Il avait cru à un tête-à-tête et non à un souper à trois.

La comtesse était encapuchonnée jusqu’au menton, dans une ample pelisse taillée en robe de moine.

Blaisot la devina plutôt qu’il ne la reconnut.

Mais, en revanche, et comme la comtesse appuyait sur son bras une main tremblante d’émotion, – car elle n’était pas comédienne à demi – il reconnut parfaitement la bohémienne qui lui dit :

– Vous le voyez, nous tenons parole.

– Chut ! dit la comtesse qui paraissait de plus en plus émue.

Le pot de chambre était payé, sans doute, car le cocher tourna brides et s’en alla.

Alors la comtesse souffla sur la lampe de César Blaisot, et le corridor dans lequel elle entra vivement, se trouva plongé dans les ténèbres.

– Oh ! j’ai peur… dit-elle avec l’accent d’une pensionnaire allant pour la première fois à un rendez-vous d’amour.

Puis, serrant le bras de César :

– Conduisez-moi, dit-elle, j’aime encore mieux marcher dans l’obscurité.

Toinon, qui semblait douée de la faculté des bêtes félines, qui y voient pendant la nuit, suivit sa maîtresse, que César palpitant entraînait vers l’escalier.

Cette dernière posait si légèrement le pied sur les marches qu’on n’entendait aucun bruit.

Ils arrivèrent ainsi au logis de César.

Depuis que la bonne dame Blaisot avait pris possession de sa maison et cessé de louer des chambres meublées, elle avait fait quelques réparations intérieures, réuni plusieurs pièces ensemble et converti les chambres du second étage en un petit appartement complet dont son fils s’était accommodé. Seulement, le hasard avait voulu que la chambre occupée jadis par le comte de Beauvoisin et Raoul de Maurelière fût demeurée intacte, et que César y laissât son lit. C’était donc, non dans cette chambre, mais dans la pièce voisine, qui était une manière de petit salon, que les garçons du traiteur avaient dressé la table sans bruit et servi le souper, composé de viandes froides et de vins exquis.

Lorsque César eut poussé la porte de cette pièce, la comtesse passa subitement de l’obscurité à la lumière.

Deux flambeaux d’argent brûlaient sur la table.

L’émotion du jeune Blaisot le rendait pâle comme un mort.

La comtesse se laissa tomber sur un siège en murmurant :

– Je crois que je suis folle !

Elle tenait toujours dans ses mains une main de César, et la pressait fiévreusement.

Le plus bête des hommes, dans un moment semblable, a un moyen toujours neuf, malgré sa vieillesse, de se tirer d’affaire. Il tombe à genoux, ce qui équivaut à la déclaration la plus éloquente.

César se mit donc à genoux devant la comtesse, et murmura :

– Oh ! je vous aime…

Alors Mme des Mazures rejeta son capuchon et apparut à César dans toute sa splendeur.

Elle avait bien quarante-cinq ans sonnés, mais à peine eût-on osé lui en donner trente.

Enfin, la toilette excessivement simple de la comtesse était d’un provocant sans limites ; ses bras étaient nus jusqu’au coude, les épaules apparaissaient sous une guimpe de dentelles, avec leurs contours harmonieux et leur galbe parfait.

Et César, ébloui, fasciné, demeurait à genoux, et, comme le prêtre devant l’idole, il adorait silencieusement.

– Je fais une folie sans nom, disait la comtesse qui avait posé ses doigts dans les cheveux noirs et crêpés du Gaulois Blaisot, car il était Gaulois, en dépit du sang des Vaucresson, qui se prétendaient Francs. Qu’allez-vous penser de moi, monsieur ?

– Je vous adore, balbutiait l’heureux Blaisot.

– Madame la comtesse, dit alors Toinon, on ne parle jamais d’amour mieux qu’à table.

– Tu as raison, dit la comtesse, qui parut maîtriser enfin son trouble et son émotion.

Et elle releva Blaisot qui était toujours à ses pieds.

Alors, s’enhardissant peu à peu, celui-ci lui offrit la main et la fit asseoir, à table, le dos au feu.

Toinon demeura debout pour les servir.

Elle avait posé dans un coin, et sans que Blaisot y fît la moindre attention, une sorte de petite manne en osier de deux pieds de long, qu’elle avait mise sous son manteau en descendant de voiture.

Le jeune Blaisot, en la voyant aussi à l’aise avec sa maîtresse, ne put s’empêcher de faire cette réflexion que très certainement la comtesse avait fait souvent de semblables équipées, et qu’il n’était pas le premier homme à qui elle demandât à souper dans ces conditions romanesques.

Toinon avait, du reste, une adresse infernale pour précipiter les choses.

Elle ne soupait pas ; mais elle servait et trouvait des mots d’encouragement, des capitulations de conscience et des transactions de vertu inouïes.

Le jeune Blaisot, timide d’abord, devint hardi, puis effronté. Il avait commencé par saisir les mains de la comtesse, il arriva à effleurer ses épaules et ses lèvres.

La comtesse ne se défendit que faiblement.

Toinon débouchait flacons sur flacons et versait à boire sans relâche au jeune Blaisot dont les yeux pétillaient, dont le visage s’empourprait.

Toinon alors disparut.

C’est-à-dire qu’elle passa dans la chambre et laissa les deux amoureux tête à tête.

– Oh ! je vous aime… je vous aime… murmurait César d’une voix épaissie par l’ivresse.

Il voulut prendre la comtesse dans ses bras ; elle le repoussa doucement. Il se mit à genoux, levant sur elle un regard brûlant ; elle se mit à rire.

– Vous m’aimez donc bien ? fit-elle.

– À en mourir.

Et sa langue s’épaississait de plus en plus et son regard commençait à se voiler. Il voulut se lever et ne put. Alors la comtesse se pencha sur lui et lui mit un baiser sur le front.

Ce fut le coup de grâce ; le jeune Blaisot, complètement ivre, s’affaissa sur le parquet et ferma les yeux.

– Toinon, dit alors la comtesse.

Toinon revint.

– Est-ce fait ? dit-elle.

– Oui, je crois qu’il dort.

– Il ronfle, madame…

– Et tu crois qu’il ne s’éveillera pas ?

– J’en suis sûre. J’ai versé le contenu de cette petite fiole dans la dernière bouteille de vin qu’il a bue.

En parlant ainsi, Toinon retira de son corsage un petit flacon de verre de Bohême d’un pouce de longueur.

– Et que contenait-il ? demanda la comtesse.

– De l’opium, madame, il a six heures de sommeil devant lui.

– C’est plus qu’il ne nous en faut, j’imagine, dit la comtesse qui avait retrouvé ce visage impassible et ce sang-froid à toute épreuve que nous lui connaissons.

En même temps, elle tira de sa poche un carnet, et de ce carnet le papier pelure d’oignon qui avait été si longtemps renfermé dans le chaton de la bague portée par Dagobert.

– N’allons pas nous tromper, dit-elle, et faire une besogne inutile.

Et elle relut à mi-voix ce passage de la lettre de Raoul de Maurelière à son vieil ami dom Jérôme :

« La cassette est derrière la plaque fleurdelisée de la cheminée de cette chambre où nous avons vécu si longtemps. ».

Puis regardant Toinon :

– Est-ce ici, ou dans l’autre pièce ?

Toinon s’approcha de la fenêtre et prit pour objectif et pour point de repaire celles de l’hôtel.

– C’est dans l’autre pièce, dit-elle.

Le jeune Blaisot, qui avait rêvé un tout autre dénouement à son aventure, avait bien fait les choses. Il avait allumé du feu dans les deux pièces.

– Il faut éteindre le feu, dit la comtesse.

Toinon se mit en devoir de lui obéir.

Elle retira les bûches l’une après l’autre et les porta dans la cheminée du salon.

Pendant ce temps, la comtesse avait, à grand’peine, soulevé sous les bras César Blaisot endormi et l’avait couché tout de son long sur un canapé voisin de la table.

Le feu était éteint, Toinon prit la manne d’osier et l’ouvrit.

La manne était pleine d’outils ; un véritable arsenal de serrurier.

Il y avait des limes, une pince, un marteau et jusqu’à du ciment en poudre, qu’il suffirait de délayer dans un peu d’eau pour resceller la plaque une fois la cassette retrouvée.

Quoique le feu fût éteint, la plaque était trop chaude encore pour qu’on pût y toucher.

Toinon prit une carafe et en jeta dessus le contenu.

– À l’œuvre maintenant, dit la comtesse ; il faut que nous soyons parties avant que cet imbécile s’éveille !

 

Il y avait bien seize ou dix-sept ans que M. Raoul de Maurelière avait quitté cette chambre, et depuis lors on avait constamment fait du feu devant cette plaque qui cachait la fortune de la fille de Gretchen, si on s’en rapportait à ce billet adressé à dom Jérôme, perdu, par Dagobert et retrouvé par Toinon, l’âme damnée de Mme des Mazures.

Aussi les fleurs de lis dont parlait le billet avaient-elles disparues depuis longtemps sous une épaisse couche de suie.

Cependant Toinon, qui était une courageuse et robuste créature, s’armant d’un couteau, se mit à gratter la suie et remit les fleurs de lis en évidence ; puis arracha des crampons de fer qui rivaient la plaque au mur.

Les fleurs de lis attestaient que c’était bien la plaque en question.

Mais le crampon fut pour les deux femmes une révélation moins agréable. La maison, la cheminée, la plaque dataient du siècle de Louis XIV, un temps où tout se faisait solidement.

La plaque était épaisse, la pierre dans laquelle elle s’encastrait était d’une dureté extrême, et elle était scellée par huit crampons d’un pouce d’épaisseur au moins et qui devaient pénétrer très profondément dans le mur.

Toinon avait apporté dans la mannette d’osier, nous l’avons dit, un véritable arsenal de serrurerie, chaque instrument enveloppé dans un chiffon, de peur, quand elles étaient arrivées, que César Blaisot n’entendit un bruit de ferrailles qui aurait pu l’étonner et éveiller sa curiosité.

Il y avait un marteau, un ciseau à froid, des limes, des pinces. Mais il ne fallait pas songer à se servir ni du marteau ni d’aucun instrument bruyant.

César dormait d’un sommeil profond et léthargique, il est vrai, mais sa mère dormait au-dessous, les servantes au-dessus, et il ne fallait pas s’exposer à ce que celle-ci ou les autres, éveillées par le bruit, vinssent s’enquérir de ce qui se passait dans la chambre.

La lime seule était l’outil convenable.

Avec le ciseau à froid, Toinon se mit courageusement à l’œuvre, grattant le plâtre et déchaussant peu à peu et sans bruit un des crampons, de façon que la lime pût mordre dessus. Enfin l’interstice fut assez grand pour que le petit bout du marteau pût s’y glisser.

Dès lors Toinon avait un levier, et, avec une force qu’on n’eût pas soupçonnée dans ce corps chétif et difforme, elle exerça une pesée si vigoureuse que les crampons du bas se tordirent et que la plaque fut arrachée du mur à la suite de la secousse.

La comtesse eut un cri de triomphe.

Mais à ce cri, Toinon répondit par une exclamation de rage. La plaque, fleurdelisée en recouvrait une autre, ou plutôt elle n’avait servi qu’à dissimuler une sorte de porte de fer scellée comme elle dans le mur, non plus par huit, mais par seize crampons…

Cette porte avait des charnières et devait tourner sur elle-même, si on parvenait à forcer la serrure dont on apercevait le trou sur un des côtés.

La comtesse s’était penchée, elle aussi, et, comme Toinon, elle eut un cri de rage. Avoir descellé la plaque n’était rien ; il fallait maintenant ouvrir cette porte. À la simple inspection du trou de la serrure, Toinon secoua la tête.

– Je connais cela, dit-elle, nous aurions tous les rossignols de la terre que nous n’en viendrions pas à bout. C’est une serrure à trèfle et il faudrait fabriquer une clé.

– Mais, dit la comtesse folle de rage, alors même qu’on fabriquerait une clé, comment revenir ici ? Quand on entrera, on verra la plaque arrachée, et, sortant de son sommeil léthargique, César Blaisot comprendra pourquoi nous sommes venues.

Toinon écumait.

Mais la bohémienne était féconde en ressources.

– Madame, dit-elle, rien n’est désespéré…

– Que veux-tu dire ? fit la comtesse relevant la tête.

– Si vous suivez mon conseil…

– Eh bien ?

– Nous aurons la cassette.

– Mais quand ?

– La nuit prochaine.

– Et comment veux-tu que nous revenions ?

– J’ai trouvé, dit froidement Toinon, vous ne vous en irez pas.

La comtesse, stupéfaite, regarda Toinon. La bohémienne était calme à présent, comme un grand capitaine qui a tracé son plan de campagne, et est désormais sûr de la victoire.

– Parle donc, fit la comtesse, je t’écoute, et j’ai foi en ton infernale intelligence.

 

Avant de s’expliquer, Toinon alla prendre une bougie sur la table du souper, et la renversant tout allumée au-dessus d’une assiette, elle fit couler la cire, de façon à en obtenir un morceau de la grosseur d’une noix.

La comtesse la suivait attentivement des yeux.

Toinon appuya la cire brûlante sur la serrure de la porte de fer et en prit une empreinte fort nette.

– Ce soir, dit-elle, j’aurai une autre clé.

– Mais comment revenir ce soir ? dit encore Mme des Mazures.

– Vous allez voir, dit en souriant la bohémienne.

Alors elle releva la plaque arrachée, et avec une adresse infernale elle la replaça, masquant ainsi la porte de fer.

Les crampons étaient sciés ; Toinon prit un morceau de bois, le coupa en plusieurs petits coins qu’elle glissa entre le fer et la pierre ; puis elle recouvrit tout cela d’un enduit de suie mouillée, et ce travail fut même si habilement fait que la comtesse s’écria :

– On dirait que cette plaque de cheminée n’a pas bougé depuis vingt ans.

Toinon replaça la lime et les autres outils dans sa mannette, fit disparaître de la chambre jusqu’au moindre vestige de son travail nocturne ; puis, regardant la comtesse :

– Maintenant, madame, vous allez voir que mon idée est bien simple.

– Parle, je t’écoute.

– Je vais m’en aller, moi.

– Et moi ?

– Vous allez rester ici.

– Mais quand il s’éveillera…

– Un homme qui s’est grisé et a pris un narcotique, croit tout ce qu’on voudra.

Et Toinon appuya ces paroles d’un regard et d’un sourire que la comtesse comprit.

– Bien, dit-elle.

– Il a beau être borné, poursuivit Toinon, il pensera, comme vous, qu’une femme de qualité ne peut s’en aller d’ici en plein jour.

– Toinon, dit la comtesse en souriant, il est inutile que tu ailles plus loin : j’ai compris… Aide-moi à le mettre au lit.

La bohémienne et la comtesse transportèrent alors à bras-le-corps César Blaisot du petit salon dans la chambre et le mirent au lit.

Après, quoi, la comtesse arracha le peigne qui retenait ses propres cheveux et jeta dans toute sa toilette le désordre charmant qui révèle éloquemment une lutte soutenue.

– Cet imbécile, dit-elle, se croira grand comme un demi-dieu.

– Madame, dit alors Toinon, il sera jour tout à l’heure, il faut que je m’en aille.

– Ainsi, tu reviendras ce soir ?

– Oui.

– Avec la clé ?

– Certainement, je trouverai bien un ouvrier habile qui, à prix d’or, consentira à la fabriquer.

– Mais, dit encore la comtesse, comment ferons-nous ?

– Eh bien ! nous griserons César une seconde fois.

– Oh non ! j’ai une autre idée.

– Ah ! fit Toinon.

– Pour ne pas éveiller les soupçons de sa mère et qu’elle ne puisse deviner qu’une femme est cachée ici, il descendra souper avec elle.

– Bon !

– Et j’exigerai qu’il aille comme à l’ordinaire passer deux heures au café du Roi de Prusse, c’est plus qu’il n’en faut pour ouvrir la porte, nous emparer de la cassette et nous sauver.

– Soit, dit Toinon.

Et elle fit un pas vers la porte.

– Est-ce que tu vas descendre sans lumière ?

– Madame sait que j’y vois la nuit comme les chats. Et puis, j’ai remarqué comment s’ouvre la porte. Soyez tranquille.

Toinon s’en alla, en effet, et la comtesse, qui cependant avait l’oreille fine, n’entendit pas le moindre bruit. La bohémienne glissa dans l’escalier comme une ombre, arriva dans le vestibule, ouvrit la porte, la tira après elle, et la comtesse, abritée derrière les rideaux de la chambre de César, la vit traverser la rue et rentrer dans l’hôtel.

Alors Mme des Mazures alla fermer la porte au verrou.

– Maintenant, dit-elle, il s’agit de jouer le rôle d’une femme déshonorée…

Et elle eut un sourire à désillusionner pour toujours ce bon César-Hippolyte-Alexandre Blaisot, s’il n’eût encore été dans les bras du sommeil.

César dormit douze heures, et le soleil entrait dans sa chambre, au travers des rideaux mal fermés, quand il ouvrit les yeux. Il promena un regard hébété autour de lui ; puis, ses souvenirs revinrent un à un… et il se revit à table dans la pièce voisine avec la belle comtesse.

Un soupir et un sanglot le firent tressaillir et il se dressa vivement sur son lit.

Dans l’angle le plus obscur de la chambre, le visage couvert de ses beaux cheveux dénoués, ses vêtements tachés, fripés et dans un désordre extrême, la comtesse malhabile en l’art des femmes de chambre s’était rajustée comme elle avait pu. César, étonné et ravi, l’aperçut se tordant les mains et pleurant à chaudes larmes.

– Ô mon Dieu ! disait-elle, mon Dieu ! qu’ai-je fait ?

César était non seulement un bélître, mais encore il avait une jolie dose d’amour-propre et de fatuité. Il s’élança donc hors du lit et vint tomber aux genoux de la comtesse.

– Vous êtes un ange ! dit-il.

Elle le repoussa doucement et couvrit ensuite son visage de ses deux mains, répétant :

– Ah ! monsieur, vous m’avez perdu… que vais-je devenir ?

César, pendant son lourd sommeil, avait si bien possédé la comtesse en rêve qu’il ne douta pas un instant que le rêve n’eût été une réalité.

Il s’enveloppa donc à la hâte dans une robe de chambre, chaussa des pantoufles et vint se remettre aux pieds de Mme des Mazures, lui baisant les mains avec transport.

Alors, celle-ci essuya ses larmes.

– Mais, mon ami, lui dit-elle, que vais-je devenir ?

– Je vous aime…

– Soit, mais comment sortir d’ici avant la nuit prochaine ?

– Eh bien ! vous resterez, dit César.

– Et si votre mère…

– Ma mère ne monte jamais chez moi.

– Les servantes…

– Je leur défendrai d’entrer.

– Monstre ! dit la comtesse qui se laissa prendre un baiser.

Et le programme de Toinon fut suivi à la lettre. Ainsi il descendit déjeuner avec sa mère, tandis que les débris du souper suffisaient à calmer l’appétit de la comtesse.

Une servante ayant voulu entrer, il lui cria à travers la porte, fermée au verrou, qu’il lisait un roman fort intéressant et ne voulait pas être dérangé.

Plus d’une fois, il voulut, revenir à son rêve, mais la comtesse se défendait en souriant et disait :

– J’abhorre la lumière du jour.

Le soir vint, elle lui dit encore :

– Vous irez souper avec votre mère.

– Soit, dit Blaisot.

– Puis, comme à l’ordinaire, vous irez faire un tour au café du « Roi de Prusse ».

– À quoi bon ? fit-il, la regardant avec tendresse.

– Je le veux. Puis, à l’heure où vous reviendrez, ma femme de chambre, qui s’est sauvée discrètement hier soir, ne peut manquer de revenir cette nuit… pour me chercher.

– Comment ! dit le bélître avec un soupir, vous partirez ?

– Dame, fit-elle en riant, je ne puis pourtant pas demeurer prisonnière ici.

Et César Blaisot soupa avec sa mère ; puis il remonta dans sa chambre, puis encore il obéit à la comtesse et sortit.

Alors la comtesse attendit, l’œil et l’oreille aux aguets, le retour de Toinon. Vers dix heures, la réverbération produite par les fenêtres de l’étage inférieur sur les murs voisins dans la rue, s’éteignit tout à coup. La comtesse en conclut que la bonne dame Blaisot venait de se mettre au lit. Puis elle entendit retentir dans l’escalier le pas lourd des deux servantes qui montaient se coucher.

Alors, elle ouvrit sans bruit la fenêtre.

César Blaisot avait promis de ne pas revenir avant minuit.

Au bas de la fenêtre, assise sur une borne, Toinon attendait.

– Je vais t’ouvrir, lui dit la comtesse d’un signe.

Et elle gagna hardiment l’escalier, un flambeau à la main.

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