VI

Rejoignons maintenant la comtesse Aurore que nous avons laissée en compagnie du baron Nestor de Beaulieu et du chevalier Michel de Valognes, sur la route de Sully-la-Chapelle.

Pâle et frémissante de colère, Aurore demandait au chevalier la preuve de ce qu’il avançait.

Le chevalier avait répondu :

– Cette preuve, je suis prêt à vous la donner, comtesse.

– Sur-le-champ ?

– Sur-le-champ.

– Alors, dit l’altière jeune fille, parlez, je vous écoute.

– Ce n’est point une parole, c’est un fait qui sera ma réponse, dit le chevalier.

– Un fait ?

– Oui.

– Expliquez-vous, monsieur !

– Comtesse, reprit M. de Valognes, si vous voyiez Lucien entrer à la forge de la Cour-Dieu seriez-vous convaincue ?

– Oui et non.

– Ah !

– Sans doute, reprit Aurore. Il peut bien se faire qu’en effet le cheval de Lucien soit déferré.

– Mais si, tandis que le forgeron ajustera le fer et posera le pied du cheval, si vous voyiez Lucien assis dans la forge, causant avec la donzelle et lui faisant les doux yeux…

– Oh ! alors, je ne douterais plus, répondit Aurore, dont les yeux étaient pleins d’éclairs.

– C’est là précisément, ce que je veux vous montrer.

La comtesse Aurore avait déjà tourné bride et elle galopait dans la direction de la Cour-Dieu.

– Ah ! ça mon cher, dit alors le baron qui avait rangé son cheval tête à tête de celui du chevalier, vous êtes donc, bien sûr de votre fait ?

– Très sûr.

– Vous croyez que le cheval de Lucien est déferré ?

– Je n’en sais rien, mais je suis certain qu’il est à la forge.

– Dieu vous entende !

– D’ailleurs, dit le chevalier, qui ne risque rien, n’a rien.

Bientôt il ne fut plus possible de trotter, et, peu après, le chevalier s’arrêta et dit :

– Il faut laisser nos chevaux ici.

La comtesse mit pied à terre.

Enfin, il arriva le premier à la lisière du bois, et se retournant il dit à Aurore :

– Voyez, comtesse.

Aurore s’approcha, et, appuyée à un tronc d’arbre, elle vit distinctement, aux dernières clartés du jour, le cheval de Lucien attaché à la porte de la forge, dont elle était séparée par une distance, d’à peine cent pas.

La forge ne fonctionnait pas. Dagobert était encore au couvent.

Cependant Aurore crut voir confusément un homme et une femme assis dans la forge.

– Oh ! nous avons le temps, dit le chevalier ; il n’est pas près de partir. Attendons la nuit.

En novembre, la nuit arrive rapidement et tout d’un coup.

Il n’y avait pas dix minutes que la comtesse et ses compagnons étaient cachés derrière les derniers arbres de la forêt que les dernières lueurs du crépuscule s’éteignirent.

Alors la forge s’éclaira, et la comtesse put voir distinctement ce qui se passait à l’intérieur.

Tandis que Benoît le bossu se tenait respectueusement à l’extérieur, auprès du cheval, Lucien était assis auprès de la jeune fille et causait avec elle.

La comtesse sentit tout son sang affluer à son cœur, et ses doigts crispés se mirent à froisser le manche de sa cravache.

– Eh bien ! dit le chevalier, doutez-vous encore maintenant ?

– Non, non, dit-elle avec un accent de haine ; mais je me vengerai cruellement… soyez tranquille !

– Comtesse, dit à son tour M. de Beaulieu, maintenant que vous avez vu, je crois que nous ferions bien de rejoindre nos chevaux.

– Non, dit-elle d’un ton impérieux, je veux voir encore… je veux voir jusqu’au bout.

* *

*

Ce fut en ce moment-là que Dagobert sortit du couvent, chancela à la vue du cheval de Lucien, sentit un nuage passer sur son front, puis entra dans la forge comme un ouragan.

À sa vue, Jeanne rougit plus encore… Quant à Lucien, il pâlit légèrement et se leva avec une certaine vivacité.

– Mon bon Dagobert, dit-il, voici plus d’une heure que je t’attends… j’ai encore besoin de tes services.

La physionomie ouverte du jeune homme, son accent un peu ému bouleversèrent Dagobert.

– Monsieur le comte, dit-il, je n’ai plus de fers, et il est trop tard pour en forger un.

– Ah ! fit le jeune homme avec indifférence.

– Mais, poursuivit Dagobert, il y a à Sully un excellent maréchal, et qui est mieux outillé que moi. C’est à une lieue d’ici. Passez-y. Ça ne vous détournera pas beaucoup.

La voix de Dagobert tremblait tandis qu’il parlait ainsi, et Lucien qui, en toute autre circonstance, se fût étonné peut-être, Lucien baissait la tête.

– À propos, monsieur le comte, dit encore Dagobert, puisque je vous trouve, je vais vous faire une commission.

– À moi ?

– Une commission que j’ai pour vous, répéta Dagobert.

Et il fit un pas vers la porte. Ce que voyant, Jeanne, qui était, toute tremblante aussi, comprit que Dagobert ne voulait pas parler devant elle, et elle se dirigea en toute hâte vers l’escalier.

Dagobert la suivit des yeux.

Mais, quand elle eut disparu, il revint vers Lucien qui était pâle d’émotion.

– Monsieur le comte, lui dit-il, ce n’est pas précisément une commission que j’ai à vous faire.

– Ah ! qu’est-ce à dire ?

– C’est un bon conseil que j’ai à vous donner.

La fierté aristocratique de Lucien se révolta.

– Par exemple ! dit-il, voilà qui est curieux.

– Curieux ou non, dit Dagobert, il faudra que vous m’écoutiez, monsieur le comte.

Le forgeron avait dans la voix un accent d’autorité qui domina un instant le jeune homme.

– Voyons, dit-il, je t’écoute, Dagobert.

– Vous avez un mauvais cheval, monsieur le comte.

– Tu crois ?

– Et vous feriez bien d’en changer.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il use trop de fers.

Lucien se redressa.

– C’est-à-dire, fit-il, que tu trouves peut-être que je viens trop souvent ici ?

– Je ne voulais pas vous le dire, monsieur le comte.

Le forgeron, en parlant ainsi, évitait de regarder Lucien en face.

Mais le jeune homme l’entendit et reprit d’une voix ferme :

– Écoute-moi, Dagobert, je suis jeune, je suis noble, je suis riche…

– Je sais tout cela, monsieur le comte.

– Et j’aime ta filleule.

Dagobert dit encore :

– Je le sais.

– Je ne suis pas de mon siècle, poursuivit Lucien. Je méprise les préjugés de ma caste. Je veux épouser la femme que j’aime.

Dagobert ne répondit pas.

– Autant te dire cela aujourd’hui que demain, continua le jeune homme. Veux-tu que je fasse ta filleule comtesse ?

Il s’attendait à voir tomber Dagobert à ses genoux. Il n’en fut rien.

Le forgeron, tandis que Lucien parlait, s’était appuyé à son enclume et, machinalement, il avait saisi son marteau.

Aux derniers mots de Lucien, il s’empara de cet outil formidable et le fit pirouetter au-dessus de sa tête.

– Monsieur le comte, dit-il, écoutez-moi bien, ma filleule n’est pas faite pour vous. Je ne suis qu’un pauvre forgeron et vous êtes un grand seigneur ; mais je suis dans ma maison comme mon père y était avant moi, mais je ne suis point votre vassal et je ne vous dois point obéissance. Je vous prie… et je vous défends au besoin de remettre jamais les pieds ici.

– Dagobert.

– C’est mon dernier mot, dit le forgeron.

Et brandissant toujours son marteau, il ajouta d’une voix sourde et sans éclats :

– Monsieur le comte, vous m’avez entendu. Je vous jure que si vous insistiez pour rester, tout noble que vous êtes et tout manant que je suis, je vous assommerais !…

Il avait dit cela à voix basse, si basse même que Jeanne, qui cependant était aux aguets dans sa chambre, n’avait rien entendu.

– Sortez ! ajouta-t-il.

Lucien était pâle de colère et de honte.

Il ne bougeait pas.

– Mais partez donc ! répéta le forgeron, qui décrivit un moulinet terrible avec son marteau au-dessus de sa tête.

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