Lucien était gentilhomme : il avait l’orgueil de caste.
Il sentit donc, aux menaces de Dagobert, le rouge de la honte lui monter au visage, et il porta la main à son couteau de chasse, qui remplaçait en ce moment son épée.
Dagobert eut un éblouissement.
Avant que Lucien eût dégainé, le forgeron avait jeté son marteau, fait un bond sur le gentilhomme et l’avait saisi par le milieu du corps.
On le sait, Dagobert était d’une force herculéenne et proportionnée à sa haute taille.
On disait volontiers dans le pays : « Fort comme Dagobert. »
Il appréhenda donc Lucien des Mazures à la taille, l’enleva de terre comme il eût fait du plus petit de ses marteaux, et le serra si fort que le jeune homme en perdit la respiration et ne put crier.
Sortir de la forge, placer Lucien sur son cheval, lui mettre la bride à la main, en lui disant :
– Mais allez-vous en donc ? fut pour le forgeron l’histoire de dix secondes.
Ahuri, meurtri, sans voix, sans haleine, Lucien se trouva donc en selle avant d’être revenu de sa stupeur.
Benoît le bossu, épouvanté du visage bouleversé de Dagobert, se mit à lâcher le cheval, sur la croupe duquel, en même temps qu’il plaçait Lucien en selle, le forgeron appliqua une claque vigoureuse qui produisit l’effet d’un coup de fouet.
Le cheval, qui était chatouilleux, se cabra à demi et bondit en avant.
La nécessité de conserver l’équilibre força Lucien de prendre son assiette ordinaire, et il se trouva à trente pas de la forge, avant d’avoir même pu tirer son couteau de chasse.
Dagobert était déjà rentré dans la forge et il en fermait la porte.
Alors un sentiment de rage indéfinissable s’empara de Lucien. Malgré Benoît, qui lui disait :
– Il faut vous en aller, monsieur le comte.
Malgré le sentiment de son impuissance, Lucien était tellement furieux qu’il fit faire volte-face à son cheval et revint vers la forge, en disant :
– Manant, tu ne périras que de ma main.
Dagobert avait fermé sa porte.
Une porte de chêne, toute parsemée de gros boutons et derrière laquelle s’arc-boutaient à l’intérieur deux belles barres de fer.
Néanmoins le jeune homme hors de lui se mit à frapper du pommeau de son couteau de chasse en criant :
– Ouvre, misérable, ouvre ! ou je te ferai périr sous le bâton.
Ce ne fut pas la porte qui s’ouvrit, mais une fenêtre.
La fenêtre de la chambre de Jeanne.
La jeune fille s’y montra et d’une voix désolée, elle cria à Lucien :
– Monsieur le comte, au nom du ciel, allez-vous en et n’exaspérez pas mon parrain.
– Non, mademoiselle, répondit Lucien avec emportement, votre parrain m’a outragé, alors que je lui disais que je vous aime… et que je voulais…
Jeanne n’en entendit pas davantage.
Toute rouge et toute confuse, elle avait refermé précipitamment la fenêtre.
Mais, au même instant, une autre fenêtre s’était ouverte.
La fenêtre de la chambre de Dagobert.
Et le forgeron cria à Lucien :
– Monsieur le comte, vous n’êtes pas dans votre bon sens. Allez-vous en.
– Je te ferai périr sous le bâton ! répéta Lucien hors de lui ; je mettrai le feu à ta maison…
– C’est vous qui avez le feu dans la tête, répliqua Dagobert, et je vais vous éteindre.
– Gare là-dessous, monsieur Lucien ! cria Benoît le bossu, qui vit Dagobert disparaître un moment, puis revenir à la fenêtre un broc de terre à la main.
Mais Lucien n’eut pas le temps de se garer.
Le broc était plein d’eau, et son contenu, versé par les mains de Dagobert, tomba comme une douche salutaire sur la tête échauffée du noble comte.
Lucien se calma presque subitement.
Il jeta un cri d’étonnement plutôt que de colère et obéit à cette première sensation désagréable qu’on éprouve au contact d’un corps glacé, qu’il soit solide ou liquide.
Cependant, il est probable que ce dernier procédé de Dagobert ne lui eût pas fait lâcher pied, si un éclat de rire n’eût traversé l’espace et ne fût venu jusqu’à lui.
Un éclat de rire moqueur, strident, qui paraissait venir de la lisière du bois.
Et Lucien sentit ses cheveux inondés d’eau glacée se hérisser subitement.
L’éclat de rire n’était qu’un prélude.
Bientôt des ombres s’agitèrent à la lisière du bois et les éclats de rire redoublèrent.
Ce fut comme un dérivatif, et Lucien tourna toute sa fureur vers cet endroit.
Il mit son cheval au galop à travers les terres.
Soudain il se fit une lueur au bord de la forêt.
Une de ces torches que les chasseurs avaient coutume de porter, soit à l’arçon de leur selle, soit dans leurs fontes, s’éclaira tout à coup.
Et Lucien s’arrêta, la rage au cœur, la honte au front.
À la lueur de la torche, il venait d’apercevoir sa belle cousine la comtesse Aurore, assise sous un arbre, en compagnie du chevalier et du baron.
C’était ce dernier qui avait allumé la torche et la tenait en main.
La comtesse riait d’un rire nerveux où perçaient le dédain et la colère.
– Vrai Dieu ! mon cousin, dit-elle, vous ressuscitez à ravir, à vous tout seul, les romans de la chevalerie. Vous faites le siège d’un château-fort, à la seule fin d’enlever une belle demoiselle, c’est du pur moyen âge, cela !…
Puis, riant de plus belle :
– Il est vrai, poursuivit, la comtesse, que le château fort est une simple forge et la damoiselle une petite gardeuse d’oies et de moutons. Bravo, mon cousin !
Et sur cette dernière raillerie, la comtesse s’enfonça dans les bois, et ses deux compagnons la suivirent.
Alors, fou de colère, Lucien s’élança à leur poursuite, n’écoutant plus Benoît qui l’avertissait que le bois était très fourré sur le bord des terres, et que son cheval y passerait difficilement.
Guidé par la clarté de la torche que le baron emportait, Lucien poussait son cheval.
Celui-ci se rua au milieu des épines, cherchant un chemin et ne parvenant qu’à faire une trouée.
Durant près d’un quart d’heure, embarrassé dans des broussailles, dans des branches d’arbre et de ronces, au milieu d’une obscurité presque complète, Lucien, ivre de rage, essaya de rejoindre la comtesse et ses compagnons.
Mais ceux-ci avaient regagné par un sentier l’endroit où ils avaient laissé leurs chevaux.
Lucien ne s’était pas encore dégagé, qu’avec un dernier éclat de rire de la comtesse, lui arriva le bruit retentissant du galop des chevaux, qui avaient regagné la route de Sully.
– Oh ! dit-il, on ne se bat pas avec une femme, mais on se bat avec un homme, et le chevalier Michel de Valognes fera connaissance avec mon couteau de chasse.
Il avait fini par sortir des broussailles, en y laissant une partie de ses vêtements mis en lambeaux, et le cheval avait trouvé le sentier suivi par la comtesse.
Lucien gagna donc la route.
Une fois là, et bien que son cheval fut déferré et boiteux, il lui mit l’éperon au flanc.
La route faisait un coude, nous l’avons dit déjà.
Parvenu à ce coude, Lucien vit briller dans l’éloignement la torche de M. de Beaulieu qui galopait en avant, comme un coureur.
Et, à la lueur de cette torche, Lucien vit distinctement sa cousine, et le chevalier chevauchant côte à côte.
Benoît le bossu ne l’avait point quitté.
Il avait sans cesse bondi à côté de lui, essayant parfois de le calmer.
– Monsieur Lucien, disait-il, monsieur Lucien… arrêtez-vous, que je vous parle.
Lucien finit par entendre cette voix.
– Que veux-tu ?
– Est-ce que vous allez courir après eux ?
– Certainement.
– Il ne faut pas faire cela, monsieur Lucien…
La voix grave et mélancolique de Benoît fit tressaillir Lucien, et ramena presque subitement un peu de calme et de présence d’esprit dans son cœur et dans son cerveau.
– Tenez, monsieur Lucien, reprit Benoît, voici la route des bois Thomas.
Au lieu de nous en aller par Sully ; allons-nous en droit à Beaurepaire par les bois. Je sais bien que votre cheval est déferré ; mais vous le tiendrez sur l’herbe, et il ne se gravera pas le sabot plus qu’il ne le ferait sur la route d’ici à Sully.
– Tu m’accompagneras donc ? dit Lucien.
– Oui, parce que je veux jaser un brin avec vous, monsieur Lucien.
Benoît avait subitement pris un certain ascendant sur le jeune gentilhomme.
– C’est une soirée de malheur, voyez-vous, monsieur Lucien, continua le bossu lorsqu’ils eurent quitté la route pour prendre le chemin de la forêt ; et tout cela ne serait pas arrivé si vous m’aviez écouté voici deux heures.
Lucien ne répondit pas, tant il sentait la justesse de ce reproche.
Le Bossu s’était de nouveau placé à la gauche du gentilhomme, lequel, avait, en prenant un autre chemin, mis son cheval au pas.
– Je ne connais pas M. de Beaulieu, reprit Benoît. Je n’ai donc pas de mal à en dire. Mais je connais M. le chevalier de Valognes.
– Ah ! fit Lucien.
– C’est un méchant homme.
– Tu crois ?
– Et qui est amoureux de mam’zelle Aurore.
Lucien tressaillit.
– C’est lui qui aura tout dit à la comtesse.
– Quoi donc ?
– Que vous alliez souvent rôder autour de la forge de Dagobert.
À ce nom, la colère apaisée de Lucien se réveilla.
– Oh ! celui-là, dit-il je le châtierai.
Benoît n’était qu’un pauvre garçon, né dans les bois et allant pieds nus.
Néanmoins il eut le courage de ne pas être de l’avis d’un gentilhomme.
– Si vous faites cela, monsieur Lucien, dit-il, vous aurez tort.
– Tort, dis-tu ?
– Dagobert est dans son droit…
– Oh ! par exemple !
– Dagobert est un paysan comme moi, voyez-vous, monsieur Lucien, mais nous avons notre honneur tout comme les nobles. Vous voulez séduire sa filleule…
À ces mots, Lucien fit un brusque mouvement sur sa selle et faillit perdre l’équilibre.
– Ah ! tu crois cela ? fit-il.
– Pardine !
– Eh bien ! tu te trompes, Benoît.
– Oh ! monsieur Lucien…
– J’aime Jeanne…
– Ah ! vous voyez…
– Mais je n’en veux pas faire ma maîtresse…
Benoît tressaillit à son tour et regarda Lucien comme s’il eût vainement cherché le sens mystérieux de ses paroles.
– Écoute, reprit le jeune homme, je n’ai pas de préjugés de race, moi ; Jeanne est belle, elle est vertueuse, je l’aime et j’en veux faire ma femme.
Benoît étouffa un cri d’étonnement.
– Et c’est au moment où je lui disais cela, continua Lucien, que Dagobert m’a traité comme tu as vu…
– Êtes-vous bien sûr qu’il vous ait entendu ?
– Sans doute.
– Qu’il vous ait compris ?
– Je parlais clairement, ce me semble.
– C’est drôle tout de même ça, fit Benoît.
Et le bossu tomba en rêverie profonde.
Puis tout à coup, relevant la tête :
– Écoutez, monsieur Lucien, dit-il, je sais bien que Dagobert a mal agi, si c’est comme vous le dites, et qu’il s’est mis dans un mauvais cas ; mais c’est égal, il faut que vous me fassiez une promesse.
– Laquelle ?
– De ne pas porter plainte contre lui, et de ne rien faire que vous ne m’ayez revu.
– Que veux-tu donc faire ?
– Je vais aller trouver. Dagobert.
– Et puis ?
– Et nous nous expliquerons.
– Ah !
– Et je serai demain matin à Beaurepaire, et je vous dirai ce qu’il en est. Me le promettez-vous ?
– Soit.
– À demain donc ?
– À demain, répondit Lucien.
Le bossu lâcha la croupe du cheval sur laquelle il s’appuyait.
– Au revoir, monsieur Lucien, dit-il encore.
Et il s’éloigna, redescendant en courant la ligne forestière des bois Thomas.