Aurore avait la rage au cœur.
Bientôt son cheval s’arrêta à la grille du jardin à l’anglaise qui servait de parc à la Billardière.
Alors Aurore prit sa petite trompe à pavillon d’argent qui pendait à sa ceinture et se mit à sonner.
Au bruit, les domestiques accoururent.
En même temps, une fenêtre du premier étage s’ouvrit, encadra une tête de vieillard, et une voix aigre et cassée cria :
– Qu’est-ce donc ? Comment ! vous voilà de retour, Aurore ?
– Oui, mon père, répondit la comtesse.
– Vous ne dînez donc pas à Beaurepaire ?
– Non, dit Aurore.
– Pourquoi ?
– C’est encore un de ces caprices comme vous, m’en reprochez si souvent, mon père.
Aurore, à ces mots, eut un frais éclat de rire, se laissa glisser à terre, après avoir jeté la bride à un valet, entra dans le vestibule en relevant son amazone et monta lestement à l’appartement du chevalier.
Le chevalier était de fort méchante humeur.
En proie à un accès de goutte, un pied en pantoufle, et à demi couché sur une chaise-longue, il reçut sa fille assez mal.
– Vous savez, lui dit-il, que lorsque je suis souffrant, j’aime à vivre seul. Vous deviez dîner à Beaurepaire. Pourquoi ce revirement subit ?
Aurore, debout devant son père, attendit patiemment qu’il eût jeté au vent son humeur chagrine.
– Mon père, dit-elle, c’est précisément parce que vous êtes souffrant que je suis revenue.
Un sourire d’incrédulité passa sur les lèvres minces du chevalier des Mazures, petit vieillard au regard malicieux et cruel, et dont le visage ravagé exprimait le scepticisme le plus absolu :
– Vous ne m’avez pas habitué, comtesse, dit-il, à tant d’amour filial…
– Mon père…
– Dites-moi plutôt que, pour une raison ou pour une autre, il ne vous a pas plu d’aller à Beaurepaire ce soir, et je vous croirai.
Aurore eut à son tour un sourire :
– Il y a du vrai dans cela, dit-elle.
– Ah ! vous voyez bien.
– J’ai eu une petite querelle avec Lucien.
– Peuh ! fit le vieillard, querelle d’amoureux.
Un éclair passa dans les yeux d’Aurore. Elle s’assit au bas de la chaise-longue de son père et poursuivit :
– À ce propos-là, mon père, je désire causer sérieusement avec vous.
– Ah ! fit le vieillard.
– Tenez-vous beaucoup à ce que j’épouse Lucien ?
Le chevalier des Mazures fit un véritable soubresaut sur sa chaise-longue.
– Mais, dit-il, je ne me suis même jamais pose la question.
– Plaît-il ?
– Il est si naturel que Lucien et vous réunissiez de nouveau la fortune de notre maison.
– Cependant, dit brusquement la jeune fille, voilà qui est impossible.
– Hein ?
– Je ne veux pas épouser Lucien.
– Bah ! répondit tranquillement le chevalier, je connais cela. Votre mère, qui était dame d’honneur de la reine de Bavière avant notre mariage, disait absolument la même chose, chaque fois que je lui avais déplu.
– Mon père, dit froidement Aurore, regardez-moi bien.
– Bon ! je vous regarde.
– Sur la mémoire de ma mère que vous évoquez en ce moment, je vous jure… que jamais Lucien ne sera mon époux.
Cette fois, le chevalier étouffa un cri d’étonnement et presque de colère.
– Parlez-vous donc sérieusement ? dit-il.
– Très sérieusement.
– Prenez garde…
– Je haïs Lucien et je le méprise, ajouta la comtesse.
– Mais que s’est-il donc passé ? que vous a-t-il fait ?
Et la voix du chevalier tremblait d’une subite émotion.
– Lucien ne m’aime pas…
– En êtes-vous sûre ?
– Il aime une autre femme.
– Oh ! par exemple ! s’écria le chevalier, voilà qui serait un crime impardonnable.
– Eh bien ! le crime est commis.
– C’est impossible !
– C’est la vérité, mon père.
Le chevalier haussa les épaules.
– À vingt lieues à la ronde, dit-il, dans tous les châteaux qui nous environnent, je ne connais que des laiderons.
– Aussi n’est-ce pas dans un château que Lucien est allé chercher ses amours.
– Et où cela donc, s’il vous plaît ?
– Dans une forge.
– Hein ?
– Oui, répéta Aurore d’une voix irritée, ma rivale est la filleule d’un forgeron…
Cette fois le chevalier partit d’un grand éclat de rire.
– Ah ! ma chère enfant, dit-il si c’est pour me raconter de pareilles sornettes que vous n’êtes pas allée, ce soir, dîner à Beaurepaire…
– Mais vous ne me croyez donc pas ? s’écria la comtesse.
– Au contraire.
– Eh bien ?
– Eh bien ! cela prouve, fit le chevalier avec le cynisme d’un vieux débauché, que Lucien est le fils de son père, et, par conséquent, mon neveu.
– Je ne comprends pas…
– Vous êtes la divinité qui doit enchaîner Lucien pour toujours ; mais en attendant que vous ayez forgé ses fers, continua le mythologique chevalier, il prend quelques distractions. Est-elle jolie, cette forgeronne ?
Et le chevalier riait de plus belle.
Aurore était pâle de colère, et elle déchirait son gant de daim du bout des dents.
– Mais, ma chère, poursuivit le chevalier, la chose est toute simple… Il s’amuse, ce garçon… c’est de son âge… Quand vous vous marierez, il donnera un millier d’écus à cette petite, et son garde-chasse l’épousera.
Ce langage d’un père à sa fille était si révoltant, que la comtesse sortit indignée de l’appartement et alla s’enfermer chez elle.
Là, elle écrivit un billet à la comtesse des Mazures, sonna, donna l’ordre qu’un domestique à cheval le portât à Beaurepaire, et se fit servir à souper dans sa chambre.
Aurore n’avait jamais eu pour son père qu’une médiocre estime.
Elle savait vaguement que le chevalier avait eu une jeunesse orageuse à l’excès, et quelques mots échappés à la comtesse sa tante, qui persistait à ne le vouloir point voir, lui avaient souvent donné à penser qu’il avait plus d’une mauvaise action sur la conscience.
Et l’altière jeune fille se dit :
– Mon père me doit une confession, il me la fera. Et, comme un ouragan, elle retourna chez le chevalier des Mazures, qui n’avait point quitté sa chaise-longue.
– Ah ! vous voilà ! fit-il en la voyant reparaître. Eh bien ! êtes-vous calmée ?
– Mon père, dit froidement Aurore, je suis arrivée à un âge où on doit tout savoir. Vous me l’avez prouvé tout à l’heure.
– Que voulez-vous donc savoir, ma chère ?
– Je veux savoir pourquoi ma tante et vous évitez sans cesse de vous rencontrer ?
Cette fois, Aurore vit son père pâlir et faire un brusque haut-le-corps.
– J’attends, dit-elle avec une froideur impérieuse.