XII

La comtesse Aurore était calme, froide et résolue, et son attitude amena chez son père un léger froncement de sourcil.

Le chevalier avait déjà pâli à la brusque question de sa fille.

Il s’était soulevé à demi sur sa bergère et la regardait avec une sorte d’effarement.

Aurore attendait toujours.

Mais bientôt il redevint maître de lui ; un sourire moqueur glissa sur ses lèvres, sa voix retrouva ce timbre sec, mordant et plein d’amère raillerie qui lui était familier.

– Ma belle amie, dit-il à sa fille, savez-vous que vous me faites-là une question qui m’embarrasse fort ?

– En vérité ! fit Aurore.

– Votre tante, ma chère belle-sœur, poursuivit le chevalier, est une femme d’une humeur bizarre.

– Ah ! fit Aurore.

– Elle ne m’aime pas… et, comme je sais que mes visites lui seraient importunes, je ne lui en fais jamais.

– Mon père, dit froidement Aurore, si j’étais une petite fille de dix ans, cette réponse pourrait me satisfaire.

– Mais, comme vous en avez dix-huit, elle ne vous satisfait qu’à demi.

– Et même pas du tout, mon père.

– Alors, que vous dirai-je ? ricana le chevalier.

– La vérité, dit Aurore.

– Soit, ma chère enfant. La comtesse votre tante ne m’aime ni ne m’estime.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai été mauvais sujet dans ma jeunesse.

– C’est là l’unique raison ?

– Dame !

Aurore haussa imperceptiblement les épaules.

– Mon père, reprit-elle, je vois que je ne vous ai pas posé nettement la question. Vous plaît-il de causer sérieusement ?

– Mais sans doute, dit le chevalier d’un ton de persiflage.

– Vous m’avez élevée dans cette idée que j’épouserais un jour mon cousin Lucien.

– Oui certes.

– La comtesse a habitué Lucien à me considérer comme sa femme.

– Eh bien ?

– Cependant la comtesse et vous évitez de vous voir, de vous rencontrer.

– Qu’est-ce que cela prouve ?

– Il y a mieux, dit Aurore, cette aversion que ma tante semble avoir pour vous, vous l’avez aussi.

– Moi ?

– Au nom de ma tante, il vous arrive quelquefois de pâlir.

– Ah ! par exemple !

– Tenez, mon père, dit encore la comtesse Aurore, voulez-vous, toute ma pensée ?

– Je vous écoute.

– Eh bien ! il y a entre la comtesse des Mazures et vous un secret…

– Vous êtes folle.

– Un secret terrible… Peut-être même…

– Peut-être quoi ? fit le chevalier qui ne souriait plus, et dont les lèvres minces se crispaient.

– Pardonnez-moi, mon père, dit Aurore, car je ne voudrais pas m’écarter du respect que je vous dois… et cependant un mot brûle mes lèvres…

– Laissez-le donc tomber, ricana le chevalier.

– Eh bien, entre la comtesse et vous, il y a peut-être plus qu’un secret.

– Pourquoi ne dites-vous pas un crime ? s’écria le chevalier frémissant.

Aurore baissa la tête et ne répondit pas. C’était avouer que son père avait prononcé lui-même ce mot qui lui brûlait les lèvres, avait-elle dit.

Il y eut entre eux quelques secondes de silence qui parurent longues comme un siècle.

Enfin le chevalier le rompit le premier :

– Aurore, dit-il, il ne me plaît pas de vous donner des explications. Quand vous serez mariée…

– Mon père, répondit Aurore, je ne veux pas épouser Lucien.

– Soit. Mais enfin vous vous marierez un jour.

– Peut-être.

– Ce jour-là, quand vous aurez quitté votre nom pour prendre celui de votre époux, eh bien ! nous reprendrons cette conversation.

– Mon père !

– Ah ! prenez garde ! fit le chevalier, je prendrais votre insistance pour un manque de respect.

Et sa main s’allongea vivement vers le cordon d’une sonnette.

Au même instant, la porte s’ouvrit, et le valet de chambre du chevalier entra.

– Benjamin, lui dit le chevalier, éclaire mademoiselle et reviens ensuite pour me mettre au lit. Je suis encore plus souffrant aujourd’hui que de coutume.

Par ce moyen violent, le chevalier avait mis fin à l’entretien.

Mais le valet qui était un vieillard et qui avait vu naître Aurore, regarda furtivement la jeune fille ; il remarqua son air agité, ses yeux pleins d’éclairs, ses mains frémissantes, et il devina une partie de la vérité.

– Bonsoir, Aurore, dit le chevalier, voyant qu’Aurore ne bougeait pas.

– Bonsoir, mon père, dit-elle.

Et elle sortit lentement, et, pour la première fois peut-être, elle oublia de tendre son front au chevalier.

Benjamin la reconduisit jusque dans l’antichambre.

Puis il se mit à la regarder si tristement, qu’elle ne put s’empêcher de tressaillir.

Aurore rentra chez elle, plus agitée encore peut-être par le regard mélancolique du vieux serviteur que par les dénégations de son père.

S’il y avait dans la vie du chevalier un mystère, ce mystère Benjamin le connaissait.

Aurore s’enferma donc dans sa chambre et attendit.

Elle attendit que le bruit des portes lui apprît que son père était couché, et que Benjamin sortait de son appartement pour redescendre aux offices.

Alors, elle se glissa sur le palier de l’escalier, et au moment où le vieux valet le traversait, elle le prit par le bras et lui dit :

– Suis-moi.

Benjamin ne répondit pas, et entra dans la chambre d’Aurore qui referma la porte.

Puis, il se tint respectueusement debout devant elle.

– Benjamin, dit la comtesse, assieds-toi…

– Mademoiselle…

– Assieds-toi, car je veux causer avec toi longuement.

Benjamin obéit.

– Tu as connu ma mère, reprit-elle.

– Oui, je l’ai connue ! dit le vieillard, qui fut pris d’une subite émotion.

Et Aurore vit une larme briller dans ses yeux.

– Pourquoi ne me parles-tu jamais d’elle ?

– Mais, mademoiselle…

– Pourquoi toi, qui m’adorais quand j’étais enfant, es-tu devenu froid et réservé avec moi ?

Benjamin baissa la tête et se tut.

– Enfin, dit Aurore, pourquoi mon père et ma tante évitent-ils de se voir ?

À cette dernière question, Benjamin tressaillit et se prit à trembler.

– Mais, mademoiselle, dit-il, pourquoi me demandez-vous tout cela ?

– Parce que, répondit Aurore avec un accent d’énergie qui impressionna vivement le vieux serviteur, je veux tout savoir. Dis pourquoi ne me parles-tu jamais de ma mère ?… réponds… je le veux !…

Soudain Benjamin redressa la tête ; il eut comme un éclair dans le regard, et son visage exprima une volonté subite.

– Mademoiselle, dit-il, votre mère n’avait qu’un ami quand elle a quitté ce monde, c’était moi.

– Et elle t’a chargé de veiller sur moi ?

– Oui.

– Et c’est pour cela qu’un jour où mon père te congédiait…

– Ah ! vous vous souvenez…

– Oui, je me souviens.

– Eh bien ! dit Benjamin, votre mère m’avait donné une mission à remplir, et si je n’ai pas accompli cette mission, si l’adoration que j’avais pour vous a paru s’affaiblir …, si je me suis enfin peu à peu strictement renfermé dans mes fonctions d’humble valet, c’était…

Benjamin s’arrêta.

– C’était ? insista Aurore.

– C’était, dit-il, qu’il me semblait que vous n’étiez pas la fille de votre mère.

– Que veux-tu dire ?

– Votre mère était un ange…

– Et moi, dit Aurore, je suis devenue altière, impérieuse, cruelle à mes heures, dure au pauvre monde, comme disent les gens de ce pays.

Benjamin ne répondit pas.

– Eh bien ! dit Aurore, si je faisais un retour sur moi-même, si je devenais meilleure, si j’essayais de ressembler à ma mère…

Et sa voix était pleine de larmes.

Benjamin jeta un cri et tomba aux genoux de la comtesse.

– Oh ! dit-il, en ce moment vous avez la voix de votre mère…

– Et je veux avoir son cœur, dit Aurore. Tu avais une mission, dis-tu ?

– Oui, mademoiselle.

– Cette mission, remplis-la.

Benjamin se releva, puis il se dirigea vers la porte.

– Où vas-tu ? dit Aurore.

– Attendez-moi, dit Benjamin.

Et il sortit.

Cinq minutes après, il était de retour et portait dans ses mains un petit coffret en bois de cèdre qu’il posa, devant la jeune fille.

– Voilà, dit-il, ce que votre mère m’a recommandé de vous remettre, à son lit de mort, quand vous seriez devenue femme.

Et il lui tendit une clef.

Aurore ouvrit le coffret d’une main tremblante.

Il contenait des papiers et un médaillon.

Ce dernier objet attira d’abord son attention. Elle le prit et le regarda.

Le médaillon renfermait un portrait de femme en miniature.

Et la comtesse Aurore jeta un cri.

– Ah ! mon Dieu, fit-elle, suis-je folle ?

Le portrait ressemblait à cette tête de jeune fille qu’elle avait entrevue quelques instants, à la lueur d’une forge.

On eût dit que la filleule de Dagobert avait posé devant le peintre.

– Ciel ! dit-elle, quel est ce portrait ? Parle, Benjamin. Mais Benjamin ne répondit pas.

Il s’était discrètement retiré après avoir remis le coffret à sa jeune maîtresse.

Share on Twitter Share on Facebook