XIII

Trois jours s’étaient écoulés, et ces trois jours étaient pleins de mystère, si nous en croyons ce qui se passait au château de Beaurepaire, habité par la comtesse des Mazures et son fils Lucien.

La comtesse n’avait attaché qu’une importance médiocre à la querelle survenue entre le jeune comte et sa cousine Aurore.

Elle avait même supposé que, le lendemain, Lucien n’aurait rien de plus pressé que de monter à cheval et de courir à la Billardière pour obtenir son pardon.

Mais Lucien ne bougea pas.

La comtesse attendit encore.

Le lendemain Lucien et le chevalier Michel de Valognes qui, au lieu de s’en retourner chez lui, était resté à Beaurepaire, sur les instances de son hôte, Lucien et le chevalier, disons-nous, étaient en habit de chasse, la trompe à l’épaule et le couteau à la ceinture.

– Bon ! pensa la comtesse qui, abritée derrière ses rideaux, les vit monter à cheval, ils vont passer à la Billardière et là paix se fera.

La comtesse des Mazures se trompait encore.

Le soir, Lucien revint seul.

Le chevalier s’en était retourné dans sa gentilhommière, qui était située sur de maigres terres, de l’autre côté de la forêt.

Tous deux avaient chassé un cerf, l’avaient forcé, servi d’une balle, et Lucien rapportait le massacre et sa nappe.

Les chiens avaient fait leur affaire du reste.

La comtesse, tandis que son fils changeait de costume dans son appartement, s’enquit auprès du piqueur du rôle qu’avait joué Mlle Aurore dans cet exploit cynégétique, et le piqueur lui répondit que la jeune comtesse en Bavière n’assistait même pas à la chasse.

Alors Mme des Mazures manda Lucien auprès d’elle.

Lucien arriva.

La comtesse lui indiqua un siège auprès de son fauteuil en lui disant :

– Nous avons une heure devant nous avant le dîner et je veux en profiter pour causer avec vous.

Alors Lucien regarda sa mère et lui trouva une attitude plus solennelle que de coutume.

La comtesse était une femme jeune encore.

Elle avait à peine quarante-cinq ans, et sa beauté avait triomphé du temps.

Lucien s’assit, et il regarda la comtesse :

– Mon enfant, dit celle-ci, vous avez vingt ans, et le moment est venu de parler raison entre nous.

– Mais, ma mère, dit Lucien en souriant, vous avez un air solennel qui m’effraie…

– Vraiment ?

– De quoi donc allez-vous me parler ?

– De votre prochain établissement.

Lucien tressaillit.

– Vous vous êtes querellé fort sottement avec Aurore il y a deux jours, poursuivit la comtesse.

Lucien ne répondit pas.

– Cependant, continua Mme des Mazures, vous savez qu’Aurore doit être votre femme.

– Ah ! fit Lucien.

– Aurore vous aime…

– Je ne crois pas, ma mère.

– Bah ! dit Mme des Mazures ; elle vous aura écrit sans doute qu’elle vous détestait.

– Non, ma mère.

– Alors, sur quoi fondez-vous cette conviction qu’Aurore ne vous aime pas ?

– Sur le billet que voici.

Et Lucien tendit, à sa mère le billet au crayon écrit par Aurore et confié au chevalier de Valognes. Ce billet était conçu en ces termes :

« Mon Cousin,

« Vous comprenez comme moi qu’il est inutile de jouer plus longtemps entre nous une comédie qui finirait par être aussi odieuse que ridicule.

« Renoncez à ma main, car je ne saurais vous aimer, et vivons désormais en bons cousins.

« Votre cousine dévouée,

« Aurore. »

– C’est une lettre de dépit, dit la comtesse.

– Peut-être, dit Lucien, mais elle renferme une chose vraie.

– Laquelle ?

– C’est qu’Aurore ne m’aime pas.

– Quelle niaiserie !

– Pas plus que je ne l’aime, dit Lucien.

Cette fois, la comtesse fit un brusque mouvement et regarda son fils avec étonnement. Lucien avait parlé froidement, d’une voix sans colère.

– Ah çà ! s’écria-t-elle, que signifient ces étranges paroles, mon fils ?

– Elles sont l’expression de la vérité, ma mère.

– Êtes-vous fou ?

– Je n’aime ni ne hais Aurore ; seulement, je ne veux pas l’épouser.

– Pourquoi ?

Lucien garda le silence.

– Puisqu’il en est ainsi, fit-elle, ne parlons plus de ce projet d’alliance, au moins pour le moment.

– Pas plus aujourd’hui que jamais, dit Lucien froidement.

Les deux battants de la porte s’ouvrirent et un domestique dit :

– Madame la comtesse est servie.

– Allons dîner, dit Mme des Mazures, à qui son fils présenta la main.

La mère et le fils, dînèrent tête à tête, parlèrent à peine, et la comtesse, prétextant une légère migraine, se retira de bonne heure dans son appartement.

Heureusement, Aurore reparaîtra, et tout s’arrangera.

Comme elle faisait cette réflexion, une portière se souleva et Toinon entra.

Qu’était-ce que Toinon ?

Un être bizarre, une femme au visage presque noir éclairé par deux grands yeux noirs, et dont les cheveux blancs étaient crépus comme ceux d’une négresse. Toinon était d’origine bohémienne, à n’en pas douter. Depuis quinze ans, elle était au service de la comtesse en qualité de femme de chambre, et elle paraissait exercer sur elle un empire mystérieux.

D’où venait-elle ? En quel lieu la comtesse l’avait-elle attachée à sa personne ?

Voilà ce que nul ne savait.

Les autres domestiques tremblaient devant elle.

Lucien lui-même ne pouvait se défendre à la vue de cette femme d’une superstitieuse terreur.

Mais la comtesse ne se pouvait passer d’elle.

Quand Toinon avait rempli ses devoirs de femme de chambre, elle devenait dame de compagnie et faisait la lecture à la comtesse.

Souvent la bohémienne et la grande dame demeuraient enfermées ensemble pendant de longues heures.

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