La comtesse, voyant entrer Toinon, lui dit :
– Tu m’as déjà dit que le chevalier croit exactement de moi ce que moi, je crois de lui ?
– Oui.
– C’est une preuve que vous demandez ? dit Toinon, qui s’assit alors et prit avec sa maîtresse un langage plus familier.
– Sans doute.
– Eh bien ! le chevalier me l’a dit.
– À toi ?
– Oui, madame. Ne m’avez-vous pas envoyée à la Billardière il y a huit jours ?
– En effet.
– J’allais porter un billet à Mlle Aurore. Elle était à la chasse, et c’est le chevalier qui m’a reçue. Jamais il ne s’était montré aussi aimable pour moi. Il m’a fait asseoir, comme Mme la comtesse a quelquefois la bonté de le faire.
Puis il m’a fait une foule de questions.
– Vraiment ? dit la comtesse.
« – Sais-tu, Toinon, m’a-t-il dit, que, pour une femme qui a tant d’argent, ta maîtresse vit simplement. Peste ! on ne fait pas de folies à Beaurepaire.
« – Mais, monsieur le chevalier, ai-je répondu, Mme la comtesse n’est pas plus riche que vous. Nous avons eu la moitié de la fortune, comme vous, et rien de plus.
« – Tarare ! m’a-t-il dit en haussant les épaules. Et la cassette ? Enfin, ma fille trouvera tout cela… »
– En vérité ! interrompit la comtesse des Mazures, il t’a dit cela ?
– Oui, madame.
– Et son accent était sincère ?
– Oh ! très sincère.
La comtesse fronçait le sourcil ; elle tomba même en une rêverie profonde.
– Mais, dit-elle enfin, s’il en était ainsi, je ne tiendrais nullement à ce que mon fils épousât Aurore. Il y a de plus riches héritières dans le pays qui seraient ravies de se le disputer.
– Sans compter, reprit Toinon, que Mlle Aurore a un caractère impérieux et méchant, et qu’elle rendra M. Lucien très malheureux.
– Tu crois ?
– Oh ! j’en suis sûre.
Mais ce n’était point l’idée du bonheur ou du malheur futur de son fils qui préoccupait la comtesse.
– Où donc est cette cassette, murmura-t-elle enfin, si le chevalier ne l’a pas volée ?
Alors, à cette question directe, les grands yeux noirs de Toinon la bohémienne brillèrent comme des charbons ardents.
– Ah ! dit-elle, si j’étais sûre que madame m’écoutât jusqu’au bout…
– Parle.
– Je crois que je nommerais sûrement le voleur.
– Tu le connais ?
– C’est le comte des Mazures lui-même.
– Le frère aîné du chevalier et de feu mon mari !
– Oui, madame.
– Tu es folle ! Le comte a péri avec sa femme et son enfant dans l’incendie du château.
– Ceci est bien certain, dit Toinon.
– Et à moins que la cassette n’ait brûlé avec son contenu, ce qui n’est pas probable…
Un sourire mystérieux passa sur les lèvres de la bohémienne.
– Êtes-vous bien sûre, dit-elle, que l’enfant ait péri ? La comtesse tressaillit.
– Que veux-tu qu’elle soit devenue ? fit-elle.
– On a retrouvé le corps carbonisé du comte dans les décombres, et celui de la petite fille, dit Toinon.
– Qui donc l’aurait sauvée ?
– Je ne sais pas…
– Et puis quel rapport cela pourrait-il avoir…
– Avec la cassette ?
– Oui.
Toinon eut encore un sourire infernal.
– Mais, madame, dit-elle qui vous dit que la cassette n’est pas la dot de l’enfant ?
Cette fois, un cri échappa à la comtesse.
– Vrai ! dit-elle, tu crois cela ?
– Oui, madame.
– Mais tu crois donc aussi que le comte s’est fait volontairement périr ?
– J’en ai la conviction.
– Alors qui donc aurait sauvé sa fille ?
Mais à peine la comtesse eut-elle fait cette question, qu’un nom monta de son cœur à ses lèvres, qu’un souvenir, rapide comme l’éclair, traversa son cerveau.
– Oh ! dit-elle, si c’était lui !…
Ce nom, Toinon le devina plutôt qu’elle ne l’entendit.
– Raoul ! dit-elle, M. Raoul de Maurelière !
– Tais-toi !
– On vous a dit qu’il était mort, madame, qu’il avait été tué en Amérique, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien, je ne le crois pas…
Un frisson parcourut tout le corps de la comtesse.
– Ne prononce plus ce nom, dit-elle, ne le prononce plus !
– Pourquoi ?
– Il nous porterait malheur.
Toinon se prélassait en ce moment dans un fauteuil placé vis-à-vis de la comtesse.
– Oh ! madame, fit-elle avec son rire sauvage, il n’y a que la peur et le remords qui portent malheur.
– Tais-toi !
– Et si nous avons tué la mère, il se peut bien que ceux qui se souvenaient d’elle aient voulu sauver l’enfant.
En ce moment, il n’y avait plus entre ces deux femmes ni servante ni maîtresse ; il n’y avait plus que deux complices liées par un souvenir terrible et mystérieux, le souvenir d’un crime ; et c’était la grande dame qui tremblait tandis que la bohémienne conservait un calme infernal.
Quelques gouttes de sueur perlaient au front de la comtesse, et son visage était livide.
Enfin elle parut faire un violent effort sur elle-même, et, regardant la bohémienne :
– Je crois, dit-elle, que nous nous alarmons à tort, vois-tu, Toinon.
– Vous croyez, madame ?
– Raoul est mort.
– Soit !
– D’ailleurs, il n’était pas dans ce pays à l’époque de l’incendie.
– Voilà encore où vous vous trompez, dit Toinon.
La comtesse se leva avec vivacité, et elle attacha sur sa servante un regard ardent.
– Comment sais-tu donc le contraire ? fit-elle.
– Madame se souvient-elle du vieux Jacques ?
– Ce bûcheron qui est mort l’an dernier et qui a toujours prétendu que c’était le comte qui avait mis le feu au château ?
– Oui, madame.
– Eh bien ?
– Le vieux Jacques m’a raconté qu’un cavalier, la veille de l’incendie, s’était arrêté chez lui.
– Ah !
– Il avait attaché son cheval à un arbre dans la forêt, s’était chauffé dans la hutte du bûcheron, avait partagé son maigre repas, attendu la nuit qui était arrivée très obscure, puis était reparti en s’informant du chemin qu’il avait à suivre pour aller au château de Beaurepaire.
– Qu’est-ce que cela prouve ? dit la comtesse.
– La nuit suivante, poursuivit Toinon, le vieux Jacques qui avait travaillé loin dans la forêt et regagnait sa hutte par un sentier, entendit le galop précipité d’un cheval.
Puis il vit un cavalier qui courait à travers bois et avait un enfant en croupe.
– Et… ce cavalier…
– La nuit était noire, il ne put le reconnaître. Mais il reconnut le cheval qui était blanc.
Le tremblement nerveux qui s’était déjà emparé de la comtesse la reprit.
– Oh ! murmura-t-elle, le châtiment viendrait-il donc quelque jour ?
– Je ne crois pas à Dieu, dit la bohémienne. Ceux qui sont punis sont des maladroits qui ont eux-mêmes préparé leur châtiment.
– Va-t-en, démon, dit la comtesse. En ce moment, tu me fais horreur.
Mais Toinon ne bougea pas.
– Puisque madame la comtesse, dit-elle, me fait l’honneur de causer avec moi aujourd’hui, pourquoi ne me laisserait-elle point lui dire tout ce que je sais ?
Et elle attachait sur Mme des Mazures ses grands yeux ardents. La comtesse parut se résigner.
– Parle donc, dit-elle.
– M. Lucien est amoureux.
La comtesse étouffa une nouvelle exclamation d’étonnement.
– Madame la comtesse aurait pourtant dû s’en apercevoir depuis un mois ou deux. M. Lucien est triste, mélancolique, préoccupé.
– Mais de qui donc est-il amoureux ? s’écria la comtesse des Mazures.
– Ah ! fit Toinon, voilà ce que je ne saurais dire à madame, car elle a sans cesse besoin de moi, et comme je ne quitte jamais le château, je ne sais que ce qu’on vient me raconter. Tout ce que je puis dire, c’est que M. Lucien, qui chasse tous les jours, rentre presque toujours une heure ou deux après le piqueur et les chiens.
– Qu’est-ce que cela prouve ?
– Dame ! fit Toinon, je ne sais pas, moi ; mais je suppose que M. Lucien a des rendez-vous quelque part d’abord ; ensuite…
La bohémienne s’arrêta.
– Ensuite ? fit la comtesse.
– Il est fort possible aussi que M. le chevalier de Valognes en sache plus long que moi.
– Le chevalier ?
– Oui, madame, si j’en juge par deux mots que j’ai entendus ce matin au moment où M. Lucien et lui montaient à cheval.
– Ah ! et que disaient-ils ?
– C’est M. le chevalier qui parlait.
– Eh bien ?
– « Fiez-vous à moi, disait-il à M. Lucien, et vous verrez que tout ira bien. » J’ai pensé qu’il s’agissait des amours de M. Lucien.
– Toinon, dit la comtesse, laisse-moi, et pas un mot de tout ceci.
– Madame sait bien, répondit Toinon, que je suis un véritable « tombeau des secrets ».
Et elle s’en alla ricanant toujours.
* *
*
Le lendemain, Lucien ne chassa pas. Sa mère lui dit :
– Mon enfant, je ne vous veux pas contrarier ; puisque vous n’aimez pas Aurore, il n’en sera plus question.
Et elle l’embrassa tendrement.
– Ah ! ma mère, dit Lucien avec émotion, je savais bien que vous étiez la meilleure des femmes !
Et comme il parlait ainsi, le chevalier de Valognes entra. Mme des Mazures eut un battement de cœur.
– Oh ! pensa-t-elle, il faudra bien qu’il parle, celui-là.