XV

Le chevalier de Valognes était allé faire un tour à son manoir, qui était une pauvre bicoque ; il s’était assuré que ses quatre chiens briquets étaient en bonne santé, ses trois serviteurs vivants, avait empoché une dizaine de pistoles apportées par son unique fermier, en avance sur le prochain loyer. Puis, remontant à cheval, il s’était hâté de revenir à Beaurepaire, où la cuisine était meilleure que chez lui. C’était, par conséquent, l’heure du dîner, celle où le chevalier arrivait.

Il échangea un regard rapide avec Lucien.

Mme des Mazures surprit le regard.

– Décidément, se dit-elle, il est dans les confidences de mon fils.

Lucien se montra d’assez belle humeur pendant le dîner.

Néanmoins, il parla peu, et toutes les questions indirectes que put lui faire la comtesse le trouvèrent impassible et impénétrable.

– Chevalier, dit-il après le repas, et comme le chevalier donnait la main à la comtesse pour retourner au salon, nous chassons demain, n’est-ce pas ?

– Je suis venu tout exprès, répondit le chevalier. Nous avons une portée de louveteaux dans la forêt, à une lieue, d’ici.

– En quel endroit ?

– Je ne sais pas au juste, mais ton piqueur est parfaitement renseigné.

– En ce cas, dit Lucien, je vais demander des renseignements à La Branche.

– Chevalier, dit alors la comtesse, ferez-vous ma partie d’échecs ?

– Comment donc, madame ? répondit respectueusement M. de Valognes.

La comtesse, sonna Toinon, et la bohémienne entra et dressa l’échiquier devant la cheminée.

Lucien, quoique gentilhomme, n’avait jamais eu la patience d’apprendre le noble jeu d’échecs.

Aussi, le moyen le plus sûr de l’exiler du salon de sa mère était de demander l’échiquier. La comtesse était donc bien certaine que Lucien la laisserait tête à tête avec le chevalier et se garderait bien de revenir.

L’échiquier dressé, Toinon partie, la comtesse regarda le chevalier.

– Monsieur de Valognes, dit-elle, vous êtes l’ami de mon fils.

– Ah ! madame, répondit le chevalier, pouvez-vous en douter ?

– C’est précisément parce que je n’en doute pas que j’ai voulu causer tête à tête avec vous pendant quelques minutes.

Et la comtesse plaçait d’un air distrait les pièces sur l’échiquier.

– Bon ! pensa le chevalier, nous y voilà ; la comtesse a eu vent de quelque chose.

Et il prit un air étonné et attendit.

La comtesse pensa qu’il était nécessaire de brusquer la situation.

– Chevalier, dit-elle, non seulement vous êtes l’ami de mon fils, mais vous êtes son confident.

– Madame…

– Il vous confie ses peines et ses plaisirs, et vous êtes dans tous les secrets de son cœur.

– Je sais, en effet, dit le chevalier, qu’il est en froid avec Mlle Aurore, sa cousine.

– Dites brouillé, chevalier.

– Peuh ! fit M. de Valognes, c’est là une brouille sans gravité, madame.

– De plus, poursuivit la comtesse, il est amoureux.

Le chevalier ne sourcilla pas.

– Et je veux savoir de qui.

– Mais, madame…

La comtesse regarda fixement son interlocuteur.

– Mon cher chevalier, dit-elle, je ne suis pas une mère tyrannique et n’ai nulle envie de violenter mon fils pour qu’il épouse sa cousine.

– Ah ! fit le chevalier, qui éprouva un soulagement intérieur.

– Il épousera qui il voudra, continua Mme des Mazures, mais encore faut-il que ce qu’il fera ait le sens commun.

– Diable ! pensa le chevalier.

– Vous savez bien, reprit la comtesse, que nous avons dans le voisinage quelques jolies filles de petite noblesse et de maigre fortune, parmi lesquelles je ne voudrais pas choisir ma bru.

Le chevalier ne répondit pas.

– J’aimerais mieux voir mon fils amoureux de quelque fille de rien, car ces passions-là ne sont pas dangereuses…

Le chevalier tressaillit.

– Si mon fils a trouvé quelque beauté des champs qui lui tienne au cœur, quelque fille de tabellion ou de bailli, je ne m’en occuperai plus, mon cher chevalier. Mon cœur de mère sera tranquille. Je vous prie donc, au nom de l’amitié qui vous lie à mon fils, de me dire la vérité.

Un sourire vint aux lèvres du chevalier.

– Madame la comtesse, dit-il, j’étais fort inquiet tout à l’heure.

– Pourquoi cela, monsieur ?

– Vous me demandez l’aveu d’un grand secret, et cet aveu pouvait être une trahison.

– Je ne vous comprends pas…

– Supposez qu’au lieu de la mère intelligente et pleine d’indulgence qui me fait l’honneur de m’interroger, j’eusse trouvé une de ces femmes pétries de puritanisme…

– Oh ! fit la comtesse avec un dédaigneux sourire, je suis de la Cour, moi, et non de la province.

– Dans le cas que je suppose, madame, continua le chevalier, j’eusse refusé de parler plutôt que de trahir Lucien.

– Mais comme ce cas n’existe pas.

– Je vais vous avouer le mal, madame, et vous verrez qu’il n’est pas bien grand.

À son tour, la comtesse respira.

– Madame, poursuivit le chevalier, Lucien est réellement amoureux.

– Mais de qui ?

– De la nièce ou pupille, je ne sais pas au juste, d’un brave homme de forgeron…

La comtesse partit d’un éclat de rire.

– … qu’on appelle Dagobert.

– Peste ! fit la comtesse, un joli nom qu’a ce forgeron.

– La petite a seize ans, poursuivit le chevalier ; elle est fort jolie…

– Il ne manquerait plus qu’elle ne le fût pas, en vérité.

– Et Lucien en perd un peu la tête.

– Allons ! chevalier, dit la comtesse, vous me rassurez, et je vous remercie ; j’ai été fort inquiète, je vous l’avoue.

– Eh ! Madame, ricana le chevalier, je vous jure que Lucien est très sérieusement épris.

– C’est l’affaire de quelques pistoles, répondit-elle avec un cynisme du plus grand ton. Mais contez-moi donc tout cela au long, chevalier, cela m’amusera fort.

– Volontiers, madame.

– Où est ce forgeron ?

– Il a sa maison située en face du couvent de la Cour-Dieu, à deux lieues d’ici.

– Bon, fit la comtesse, j’y suis. N’est-ce pas un forgeron qui représente une dynastie ?

– Justement.

– Et il a une fille ?

– Non, une nièce.

– J’aime mieux cela. Mais la petite, alors, est sous la protection des moines ?

– Un peu…

– Oh ! oh ! fit la comtesse, Lucien va s’attirer toutes les foudres de l’Église.

– Hé ! madame, dit le chevalier, ne riez pas…

La comtesse le regarda.

– Je vous disais tout à l’heure que la jeune fille était ou la nièce, ou la pupille, ou peut-être la filleule du forgeron Dagobert.

– Comment, vous ne le savez pas au juste ?

– Moi pas plus que personne.

– Que me chantez-vous là, chevalier ?

– C’est un des petits mystères de la vie de Dagobert.

– Plaît-il ?

– Dagobert n’est pas marié. Il y a sept ou huit ans, il cherchait femme dans le pays environnant, lorsque tout à coup il parut renoncer à ce projet.

– Bah !

– En revanche, on vit un beau matin une charmante petite fille installée chez lui.

La comtesse, à ces mots, tressaillit légèrement ; mais le chevalier n’y prit garde et continua :

– D’où venait la petite fille ? voilà ce que personne n’a su ce que Dagobert n’a jamais dit, mais ce qu’on croit avoir deviné.

– Ah ! vraiment ?

– Elle pourrait bien être un péché de jeunesse de dom Jérôme.

– Qu’est-ce que dom Jérôme ? demanda la comtesse.

– C’est le prieur-abbé. Encore une existence romanesque, si l’on en croit la légende.

– Et vous dites, chevalier, fit la comtesse, qu’il y a sept ou huit ans de cela ?

– Oui, madame.

– Et c’est de cette petite fille que mon fils est amoureux ?

– Amoureux fou… au point…

Le chevalier hésita.

– Achevez donc, monsieur, dit la comtesse.

– Ne m’a-t-il pas dit, hier, qu’il songeait à l’épouser ?

La comtesse partit d’un nouvel éclat de rire.

– Mais, poursuivit le chevalier qui était en veine de confidences, il est vrai que le dépit s’en mêlait.

– Comment cela ?

Le chevalier était en train de trahir Lucien pour la plus grande réussite de ses mystérieux projets ; il alla donc de l’avant et dit :

– Lucien a eu, voici deux jours, un petit désagrément à la forge.

– Lequel ?

– Dagobert a trouvé qu’il faisait ferrer son cheval trop souvent.

– Ah ! ah !

– Et il l’a presque jeté dehors.

– L’insolent !

– Alors, dit le chevalier, Lucien a voulu s’adresser aux moines, mais il a été encore plus mal reçu.

– Par dom Jérôme ?

– C’est-à-dire qu’il n’a pas été reçu du tout, car dom Jérôme lui a refusé l’audience qu’il demandait.

– En vérité, chevalier, dit la comtesse, tout ce que vous me racontez là m’amuse fort.

– Vraiment, madame ?

– Ainsi, cette petite est jolie ?

– À croquer.

– Et on ne sait d’où elle vient ?

– Il y a trois versions.

– Voyons.

– Dagobert dit que c’est sa nièce.

– Prou !

– Les gens d’Ingrannes, le village voisin, l’appellent ! le « péché » de dom Jérôme.

– Fort bien. Et la troisième version ?

– C’est celle des bûcherons de la forêt.

– Que disent-ils ?

– Qu’une nuit un cavalier est venu heurter à la porte, de Dagobert…

La comtesse tressaillit de nouveau.

– Qu’il avait une petite fille en croupe, et que c’est cette petite fille que Dagobert a élevée et dont votre fils est amoureux.

– Mais… le cavalier ?

– Il est reparti et on ne l’a jamais revu.

La comtesse demeura impassible.

– Mais, dit-elle, tout cela est fort romanesque, mon cher chevalier.

– En effet, madame.

– Et sauf le mariage…

– Oh ! dit le chevalier en riant, vous pensez bien, madame, que lorsque nous en serons là…

– Eh bien ?

– Nous tournerons la difficulté.

– Comment ?

– Nous supprimerons Dagobert au besoin.

– Ah ! ah !

– Nous tromperons la surveillance de dom Jérôme.

– Et vous enlèverez la donzelle ? fit Mme des Mazures qui paraissait trouver la chose toute naturelle.

– Oui, madame.

– Mon cher chevalier, reprit la comtesse, tout cela est fort joli en théorie, mais… en pratique…

– Eh bien ! madame ?

– Vous ne connaissez pas mon fils… il est un peu niais, un peu chevaleresque…

– Oui, dit le chevalier, mais je suis là, moi…

Et il eut un sourire qui frappa la comtesse.

Elle devina en lui un auxiliaire que le ciel ou plutôt l’enfer lui envoyait.

– C’est vrai, dit-elle, vous êtes son ami.

– Vous n’en sauriez douter, madame.

– Et vous veillerez sur lui ?

– Nuit et jour.

– Mon amitié vous est acquise, chevalier.

Et la comtesse tendit sa main à M. de Valognes qui la porta respectueusement à ses lèvres. Puis elle reprit :

– Lucien est un grand enfant qu’il faut servir un peu malgré lui.

– Cela est vrai, madame.

– C’est ce que nous ferons tous deux, n’est-ce pas ?

Le chevalier s’inclina.

– Mais, ajouta la comtesse, ne m’avez-vous pas dit aussi que le supérieur du couvent… Comment l’appelez-vous ?

– Dom Jérôme.

– Était aussi un personnage romanesque ?

– Oui, madame.

– Contez-moi donc ça, chevalier, dit Mme des Mazures. Cela m’amuse très fort, toutes ces histoires…

Et elle se renversa nonchalamment dans son fauteuil et attendit l’histoire de dom Jérôme.

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