XIX

Dagobert s’en était allé au couvent, persuadé que Jeanne dormait encore.

Mais Jeanne ne dormait guère depuis deux ou trois jours. Jeanne était triste le jour ; elle pleurait silencieusement la nuit. Cependant, aucune explication n’avait eu lieu entre elle et Dagobert.

Jeanne avait vu Dagobert, en fureur, menacer le beau gentilhomme qui venait si souvent à la forge, de lui briser la tête d’un coup de marteau.

Mais au premier mot qu’elle avait voulu prononcer le lendemain, Dagobert l’avait arrêtée en lui disant :

– Voyez-vous, la demoiselle, je vous suis dévoué au point de donner pour vous la dernière goutte de mon sang, mais ne me demandez jamais pourquoi j’ai chassé ce beau coq qui venait ici chaque jour.

Et Jeanne n’avait plus rien dit.

Seulement, elle était triste, et sa tristesse fendait l’âme à Dagobert.

Seulement, au lieu de s’endormir chaque soir, à l’heure accoutumée, quand elle avait fait sa prière, elle fondait en larmes, et le matin, bien avant le jour, elle pleurait encore, ce qui faisait qu’elle entendait Dagobert se lever et descendre et allumer le feu de la forge.

Certes, le forgeron, ce matin-là, aurait pu battre son fer à l’arrivée de la bohémienne. Jeanne ne dormait pas. La jeune fille, entendant frapper à la porte, avait même eu un vague espoir.

Si ce n’était Lucien, peut-être, au moins, était-ce Benoît le bossu ?

Et Benoît était le messager de Lucien, et elle l’avait vu venir l’avant-veille et parler mystérieusement à Dagobert, qui l’avait renvoyé assez durement.

Jeanne s’était levée sans bruit, puis elle avait entr’ouvert la porte qui donnait sur l’escalier, et elle avait prêté l’oreille.

Alors, elle avait entendu la singulière conversation de Dagobert et de la bohémienne. Qu’était-ce que cette femme ? Jeanne ne la voyait point, mais elle l’entendait.

Aussi, la curieuse jeune fille s’agenouilla-t-elle sur le sol de sa chambre, qui était fait de planches grossièrement assemblées.

Entre ces deux planches, il y avait une fente qui laissait passer un filet de clarté.

Jeanne avait collé son œil à cette planche et elle avait vu la bohémienne adossée à l’enclume, tenant la main de Dagobert dans les siennes.

Toinon disant la bonne aventure, pronostiquant l’avenir, avait quelque chose d’inspiré et de fatal qui avait frappé Jeanne.

Aussi, lorsque Dagobert fut parti avec le moine portier, la jeune fille s’habilla-t-elle lestement. Puis elle descendit, et ce fut alors que Toinon, l’apercevant, murmura : « On dirait que c’est elle ! »

Mais la bohémienne, on le sait, avait l’art merveilleux de tout refouler au-dedans d’elle-même et de ne laisser percer sur son visage aucune émotion.

Jeanne se prit à regarder avec curiosité cette créature bizarre. Puis elle s’avança vers elle. Alors Toinon se leva.

– Vous dites la bonne aventure ? fit la jeune fille.

– Oui… et si vous voulez me confier votre main, je gage que je vous apprendrais une foule de choses que vous avez intérêt à connaître.

Elle prit la main de Jeanne.

– Oh ! dit-elle, que vois-je là !

Jeanne eut un battement de cœur.

– Que voyez-vous ? demanda-t-elle d’une voix émue.

– Vous êtes aimée…

– Ah !

– Par un jeune et beau gentilhomme qui vous veut épouser et vous faire comtesse.

Jeanne étouffa un cri.

Jusque-là, Toinon débitait une prophétie qu’elle avait ruminée d’avance ; mais tout à coup la bohémienne, qui croyait aveuglément à certaines révélations de la main, aperçut dans celle de Jeanne la ligne de chance ou de fortune, comme on l’appelle. Cette ligne était profondément marquée et traversait toute la main, depuis l’attache du poignet, pour aller se perdre entre l’index et le médium.

– Oh ! dit-elle, vous serez riche, fabuleusement riche.

– Vous moquez-vous de moi ? demanda Jeanne à qui la fortune était indifférente.

– Non, ma belle demoiselle répondit Toinon avec un accent convaincu.

Jeanne reprit :

– Ainsi, je suis aimée…

– Avec passion, avec délire ?

– Par un beau gentilhomme ?

– Oui, mademoiselle.

– Mais ne s’oppose-t-on pas à ce qu’il m’aime ?

Et Jeanne, en faisant cette question, tremblait de plus en plus.

Toinon continua :

– Ce gentilhomme triomphera de tous les obstacles.

– Oh ! fit Jeanne.

– D’ailleurs, les obstacles ne viendront pas de son côté.

– Mais… d’où viendront-ils ?

– Du vôtre… ou plutôt des gens qui disent vous aimer.

Jeanne pensa à Dagobert.

– Mais, dit Toinon, ne vous effrayez pas… les obstacles seront, renversés ; car je vois dans votre main…

Et comme Toinon disait cela, la porte du couvent s’ouvrit.

– Ah ! dit Toinon, voilà le forgeron qui revient.

– Ne lui dites pas que vous m’avez vue, dit Jeanne.

Et elle se sauva lestement, remonta l’escalier, et, quand Dagobert eut atteint le seuil de la l’orge, Toinon était seule de nouveau et on n’entendait aucun bruit.

Dagobert pensa que Jeanne dormait encore.

Toinon avait repris son visage indifférent, et, assise sur l’enclume, elle jouait d’une main distraite avec la tige de fer qui servait à Dagobert pour attiser son feu.

– C’est égal, dit le forgeron en entrant, si vous m’avez dit des choses que je ne puis croire, vous m’en avez dit aussi qui sont vraies.

– Comment cela ? dit Toinon.

– Vous m’avez annoncé que je ferais un voyage aujourd’hui même ?

– Aujourd’hui même, répéta Toinon.

– C’est pourtant la vérité. Dom Jérôme, le supérieur du couvent, poursuivit Dagobert, m’envoie en route.

– Loin ? dit Toinon.

– À Orléans.

– Eh bien ! dit la bohémienne, puisque je vous ai dit vrai pour une chose, pourquoi n’aurais-je pas dit vrai pour une autre ?

– Que je serais un jour noble et riche ?

– Je l’ai lu dans votre main, dit Toinon, comme j’ai lu le voyage que vous allez faire.

Tout en causant, Dagobert arrondissait son fer sur l’enclume.

Toinon poursuivait :

– Ce que la main révèle est vrai et doit arriver, à moins que vous ne mouriez de mort violente. Mais si vous vivez encore un certain nombre d’années, tout ce que je vous prédis arrivera.

Dagobert se montrait toujours incrédule. Il ajusta le fer, le cloua et dit :

– Maintenant, vous pouvez vous mettre en route.

– Merci bien, dit Toinon, mais vous verrez si je ne vous ai pas dit la vérité.

Et elle monta dans la carriole, donna un coup de gaule à l’âne et partit au petit trot.

En la voyant s’éloigner, Dagobert murmura :

– Elle a cru devoir me dire tout ça pour payer son fer. On ne fait pas un noble d’un forgeron, ni un homme riche d’un paysan.

* *

*

Cependant Toinon avait pris la route de Pithiviers où, désormais, elle n’avait nul besoin d’aller.

Mais il fallait que le forgeron l’eût perdue de vue pour qu’elle reprit le chemin de Loury, et par conséquent de Beaurepaire.

Toinon entra au château par une des grilles du parc, évitant ainsi de se montrer à toute la valetaille, et quand elle eut remis l’âne et la carriole au jardinier, elle traversa le potager, entra dans la serre et, par un petit escalier, gagna l’appartement de la comtesse.

Mme des Mazures était encore au lit ; mais ses yeux, battus, ses traits fatigués disaient qu’elle avait été en proie à une insomnie persévérante.

Toinon ferma la porte et s’assit dans un fauteuil au chevet de la comtesse.

Eh bien ? dit celle-ci en attachant sur elle un regard fiévreux.

– Mes pressentiments ne m’avaient pas trompée, dit Toinon.

– C’est… elle ?

– C’est le portrait vivant de sa mère, et le forgeron doit avoir le secret de sa naissance.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire, madame, répondit Toinon dont les yeux brillèrent, que si on ne fait disparaître cet homme…

– Eh bien !

– C’est lui qui épousera la petite.

– Oh ! par exemple !

– Lui qui aura la fortune contenue dans la cassette.

– Tu es folle !

– Non, je ne suis pas folle, dit Toinon, et je sais ce que j’ai vu.

– Qu’as-tu donc vu ? demanda Mme des Mazures avec anxiété.

– Je lui ai dit la bonne aventure, j’ai lu dans sa main…

– Et… sa main ?

– Sa main dit qu’il sera riche un jour. Comprenez-vous ? S’il est riche, c’est qu’il épousera Jeanne.

– Ah ! elle se nomme Jeanne ?

– Oui.

– Et tu es sûre que c’est bien l’enfant que nous cherchons ?

– Que je meure à l’instant si je me suis trompée.

– Eh bien ! dit froidement Mme des Mazures, il faudra faire disparaître ce forgeron.

– Mais… comment ?

– Le chevalier de Valognes nous y aidera.

Un sourire infernal vint aux lèvres de Toinon.

– Ah ! c’est juste, dit-elle, le chevalier est un de ces hommes qui ne reculent devant rien… quand ils y trouvent leur intérêt.

Et la servante et la maîtresse demeurèrent tête à tête.

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