XX

La comtesse regarda Toinon et dit :

– Voyons, modère-toi et narre-moi ton expédition dans tous ses détails.

Toinon raconta son arrivée à la forge, sa conversation avec le forgeron et comment elle avait été frappée des lignes que sa main renfermait.

Alors la comtesse l’arrêta.

– Tu crois donc réellement à cela ? dit-elle… Ainsi cet homme sera riche ?

– Très riche.

– On l’anoblira ?

– Oui, madame.

– Tout cela est impossible, fit la comtesse en haussant les épaules.

– Madame, reprit Toinon, lorsque je me suis trouvée sur votre chemin, j’étais une fille de Bohême, et vous avez été frappée de mes prophéties, et c’est pour cela que vous m’avez prise à votre service. Tout ce que je vous ai prédit n’est-il point arrivé ?

– Oui, dit la comtesse d’un air sombre, tout.

– La destinée humaine est écrite dans la main, poursuivit Toinon.

– Mais alors, dit la comtesse, quoi que nous puissions faire, cet homme sera riche et noble.

Toinon secoua la tête.

– Voilà justement, madame, dit-elle, où nous ne sommes plus d’accord. Un homme est réservé aux plus brillantes destinées, mais à la condition que certains obstacles qui sont pareillement indiqués dans le creux de sa main, ne domineront pas, à un moment donné, la ligne de fortune.

Toinon parla alors de l’anneau noirci que le paysan portait au doigt. La comtesse tressaillit.

– Et tu dis, fit-elle, qu’il y a des armoiries dessus ? L’as-tu bien remarqué ?

– Oh ! oui.

– Pourrais-tu, à la rigueur, te rappeler la forme exacte du chaton ?

Pour toute réponse, Toinon se leva, alla prendre sur le guéridon voisin une plume, de l’encre et une feuille de papier, et revint auprès de la comtesse, qui s’était mise sur son séant.

Alors la bohémienne se mit à dessiner une bague dont le chaton était octogonal.

La comtesse jeta les yeux sur le dessin et s’écria d’une voix fiévreuse :

– C’est la bague du feu comte des Mazures !

– Le mari de madame ?

– Non, l’autre, celui qui est mort brûlé, dit la comtesse.

– Décidément, murmura Toinon, je crois que j’ai bien fait, madame, d’aller faire un tour à la Cour-Dieu.

– Il nous faut cette bague ! poursuivit la comtesse ; il nous la faut à tout prix.

Toinon ne souffla mot.

– Ce chaton de forme bizarre, reprit la comtesse, est au moins de la grosseur d’une noisette, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– Eh bien ! il est creux, et il renferme certainement quelque papier mystérieux roulé en boule.

– Et… ce papier…

– Ce papier, j’en suis sûre, contient des indications précieuses sur cette fameuse cassette que nous cherchons et que j’accusais le chevalier mon beau-frère d’avoir volée.

– Madame, dit froidement Toinon, vous avez parlé du chevalier de Valognes, tout à l’heure… C’est un homme résolu et capable de tout pour arriver à son but.

– Ah ! il a donc un but ?

– Le chevalier est amoureux.

– De qui ?

– De Mlle Aurore.

Ce fut une révélation pour la comtesse.

– Bon ! dit-elle, je comprends maintenant. C’est lui qui a brouillé Aurore et mon fils, et il servira d’autant plus énergiquement les amours de celui-ci, qu’il le détournera de plus en plus de sa cousine.

Elle garda un moment le silence, puis continua en riant d’un air froid et cruel :

– Mais tout cela est pour le mieux, Toinon.

– Ah ! vous trouvez, madame ?

– Sans doute, si toutefois nous ne nous trompons point, si la jeune fille de la forge est bien celle que nous croyons.

– Oh ! vous pouvez prendre ma tête, si je me trompe. C’est le portrait vivant de Gretchen.

– Tais-toi ! dit la comtesse, qui eut un mouvement d’effroi ; ne prononce pas ce nom.

– Soit, dit la bohémienne, mais vous pouvez m’en croire, c’est elle.

La comtesse retrouva son calme et son sourire.

– Eh bien, s’il en est ainsi, dit-elle, si la bague qu’a le forgeron au doigt est celle que je crois ; si dom Jérôme s’est jadis appelé Amaury, je vais te dire ce qui a dû se passer.

– J’écoute, madame, fit Toinon, qui regarda la comtesse.

– Tu sais bien qu’ils étaient deux à aimer cette femme, reprit Mme des Mazures, un que tu n’as pas connu, Amaury, un autre…

– Raoul ! dit Toinon.

– Oui, c’est cela, et c’est bien Raoul qui, dans la nuit de l’incendie, a passé à cheval, dans la forêt, emportant en croupe sa petite fille. Il l’a confiée au forgeron et celui-ci la garde sous la surveillance du prieur-abbé.

– Tout cela est clair, dit la bohémienne.

– La bague que le forgeron porte au doigt contient le Secret de la cassette. Celui qui aura la bague aura la cassette par conséquent ; mais il faut prévoir le cas où Raoul ne serait pas mort…, où il reviendrait.

– Alors que faire ? demanda Toinon.

– Mon fils aime la petite et la petite l’aime.

– Oui.

– Eh bien ! dit froidement la comtesse, il faut les marier, ces tourtereaux.

– C’est mon avis, dit la bohémienne.

– Et le chevalier de Valognes nous y aidera. Seulement, il ne faut pas que celui-ci ait notre secret tout entier, il est homme à en abuser.

– Alors, Madame, dit Toinon, comment ferez-vous pour vous en servir ?

– Je serai la tête qui pense et lui l’instrument qui agit. Sois tranquille.

En ce moment on gratta légèrement à la porte.

– C’est Lucien, dit la comtesse.

Toinon alla ouvrir. C’était en effet, le jeune comte des Mazures. Il était un peu pâle, et toute sa personne trahissait une vive émotion.

– Mon Dieu ! mon cher enfant, lui dit la comtesse, qu’avez-vous donc ?

– Ma mère, répondit Lucien, je désire causer un moment en tête-à-tête avec vous.

La comtesse fit un signe, et Toinon s’empressa de sortir.

– Asseyez-vous, mon enfant, dit alors la comtesse, et dites-moi ce qui vous amène.

– Ma mère, dit Lucien, la fenêtre de ma chambre donne sur le parc, vous le savez…

Ce matin, en me levant, j’ai vu arriver, par l’allée du parc, Toinon dans la carriole du jardinier. Les roues étaient couvertes de cette boue jaune qu’on ne trouve que dans la forêt. D’où venait Toinon ?

Je suis descendu, et j’ai entendu le jardinier qui disait : – Tiens, vous avez fait ferrer l’âne d’un pied ; où ça ?

– À la Cour-Dieu, a répondu Toinon.

– Eh bien ! dit la comtesse, c’est cela qui vous agite, mon fils ?

– Oui, ma mère… Qu’est-ce que Toinon est allée faire à la Cour-Dieu ?

– Mon cher enfant, dit la comtesse en prenant affectueusement la main de son fils, veux-tu m’écouter ?

– Parlez, ma mère.

– Lucien, tu n’aimes pas Aurore…

Le jeune comte baissa la tête.

– Mais tu aimes une jeune fille…

Lucien pâlit.

– Une jeune fille pauvre et belle… et tu veux l’épouser…

Un nuage passa sur le front de Lucien.

– Ma mère… dit-il, qui donc vous a appris tout cela ?

– Enfant ! dit la comtesse en souriant, est-ce que le cœur d’une mère ne devine pas tout ? Tu es mon fils unique, ma seule affection en ce monde : pourquoi m’opposerais-je à ton bonheur ?

Lucien jeta un cri.

Sa mère lui tendit les bras.

– Épouse-la, puisque tu l’aimes, dit-elle.

Et elle pressa sur son cœur Lucien éperdu.

* *

*

Quelques heures après cette scène, pendant laquelle le jeune comte Lucien des Mazures avait cru voir le ciel s’entr’ouvrir, la comtesse était en tête-à-tête avec le chevalier Michel de Valognes.

– Mon cher chevalier, disait-elle, vous ne connaissez pas Lucien aussi bien que moi. C’est un garçon tout d’une pièce et qui s’est trompé d’époque en venant au monde. Il aime la petite fille de la Cour-Dieu, mais il ne comprendrait, pas, aujourd’hui, qu’elle ne saurait être sa femme, je lui ai donc permis de l’épouser.

– Vous pensez bien, continua Mme des Mazures en souriant, que nous trouverons de bonnes raisons pour retarder le mariage, et donner le temps à sa passion de se calmer. Mais, pour le moment, il faut consentir à tout ce qu’il voudra.

– Bon, fit le chevalier d’un signe de tête, je comprends.

– Ne m’avez-vous pas dit que le prieur-abbé et le forgeron faisaient bonne garde ?

– Oui, madame.

– Pourrait-on enlever la petite ?

– Je m’en charge, dit froidement le chevalier.

– C’était la réponse que j’attendais de vous, dit la comtesse, et puisqu’il en est ainsi, nous allons nous concerter.

– Je suis à vos ordres, dit le chevalier.

Mme des Mazures secoua un gland de sonnette.

Toinon parut.

– Viens ici, dit-elle, nous avons besoin de tes lumières.

Et ces trois âmes perverses demeurèrent alors face à face, pendant que le naïf Lucien tirait des perdreaux dans le parc.

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