Tout à coup, il parut faire un effort suprême et prendre une résolution violente.
Il leva les yeux sur Toinon, affronta ce regard infernal qu’elle attachait toujours sur lui, et lui dit :
– Cela coûte-t-il cher de se faire dire la bonne aventure ?
– Un écu pour les gentilshommes, répondit-elle.
– Et pour un pauvre diable comme moi ?
– Rien, dit Toinon.
Mais Dagobert était fier.
– Je n’accepte rien pour rien, dit-il ; si vous voulez me dire la bonne aventure, je vous ferrerai votre âne à neuf des quatre pieds.
– Comme il vous plaira, dit Toinon. Donnez-moi votre main.
Dagobert eut une dernière hésitation.
N’allait-il pas faire un pacte avec l’enfer, lui dont la pieuse jeunesse s’était écoulée à l’ombre des hautes murailles d’un cloître ?
– Donnez ! répéta Toinon avec un accent d’autorité.
Et elle allongea le bras, et, mû par une sorte d’attraction irrésistible, Dagobert mit sa main dans la sienne.
Alors elle l’attira vers la forge, dont les reflets donnaient à son visage bronzé quelque chose de satanique.
Puis, à la lueur du charbon, qui jetait des flammes blanches, violettes, vertes et bleues, elle se mit à examiner la main calleuse de Dagobert.
Dagobert avait au doigt l’anneau du gentilhomme qui lui avait confié Jeanne. Cet anneau, on s’en souvient, il l’avait noirci, et les armoiries du chaton avaient en partie disparu sous une épaisse couche de fumée.
Néanmoins, Toinon vit bien que la bague n’était pas en fer.
Elle devina, plus qu’elle ne les vit, les armoiries effacées, et soudain un grand jour se fit dans son esprit.
Cette bague devait se rapporter à Jeanne, et cette bague, il fallait l’avoir ; car, peut-être était-elle la clé d’un grand mystère.
Mais Toinon avait un de ces visages qui ne reflètent aucune émotion.
Qu’elle eût une tempête dans le cœur, ou bien une tranquillité complète, les traits de sa figure demeuraient les mêmes.
Toinon ne parut donc faire aucune attention à la bague, et, Bohémienne consciencieuse, elle examina le creux de la main que le frottement des outils avait poli, tandis que le dessus demeurait, noir.
– Je vois déjà votre caractère, dit-elle. Vous êtes violent… Vous êtes brave. Vous avez une volonté tenace. Vous êtes fidèle à ceux que vous aimez, mais, quelquefois, votre affection vous aveugle, et, sans le vouloir, vous leur causez du chagrin.
Dagobert tressaillit et songea à Jeanne qui avait pleuré. Toinon poursuivit :
– Vous serez un homme heureux, mais vous aurez beaucoup de traverses dans votre existence.
Et tout à coup la bohémienne tressaillit :
– Que vois-je donc là ? fit-elle.
– Eh bien ? demanda Dagobert, qui était singulièrement ému.
– Oh ! c’est impossible…
La bohémienne paraissait agitée. Comme elle l’avait dit à la comtesse, elle croyait à la science divinatrice des mains.
– Mais que voyez-vous donc ? demanda Dagobert, dont l’émotion allait croissant.
– Vous serez riche… vous serez noble…
– Ah ! quelle plaisanterie !
– Vous porterez une épée et un habit brodé d’or.
Et Toinon disait cela avec un accent convaincu.
Mais Dagobert se mit à rire.
– Ah ! ma bonne femme, dit-il, me promettre tant de belles choses pour quatre fers neufs à votre âne, c’est trop de générosité !
Et le charme sous lequel il était, courbé et comme fasciné depuis quelques minutes se rompit tout à coup.
En voulant trop prouver, la bohémienne n’avait rien prouvé du tout.
Comment Dagobert le forgeron pouvait-il prendre un seul instant, au sérieux cette prophétie qui le faisait dans l’année noble, riche, couvert de broderies et portant l’épée ?
Chose bizarre ! si Dagobert se moquait de la prophétie, la prophétesse y croyait.
Elle regardait le forgeron et semblait vouloir se rendre compte, par les traits de son visage, de l’aptitude qu’il pourrait avoir aux choses que l’avenir lui gardait.
Elle demeura quelque temps comme absorbée en elle-même.
Ce qu’elle avait lu dans la main du forgeron, cette bague qu’il portait au doigt, tout cela l’avait plongée en une rêverie profonde et qui semblait, lui faire oublier le but réel de sa visite à la forge.
Pendant ce temps, le jour était venu peu à peu.
Indécise d’abord, la brume matinale s’était éclaircie au-dessus des grands bois, et le ciel d’une pureté extrême était prêt à recevoir le premier rayon de soleil.
La cloche du couvent ne tintait plus ; les « Matines » étaient chantées, et les moines, sortant de la chapelle, avaient pris, les uns le chemin des terres qu’ils cultivaient, les autres celui de l’atelier où ils travaillaient à différents métiers.
– Maintenant, dit Dagobert en regardant la bohémienne, je vais ferrer votre âne ; on y voit clair.
Et il fit un pas vers la porte.
Mais la bohémienne le retint.
– Ainsi, dit-elle, vous ne croyez pas à ce que je vous ai dit ?
– Oh non ! fit Dagobert en riant.
– Mais je suis consciencieuse, moi, reprit-elle. Donnez-moi encore votre main, et, puisque vous ferrez mon âne pour rien…
– Si vous voulez ma main, la voilà, dit Dagobert riant toujours.
– Non, pas celle-là, l’autre.
– Voilà, dit le forgeron.
Toinon tressaillit de nouveau.
La main droite reproduisait les mêmes lignes, les mêmes plis que la main gauche.
Cependant, Toinon laissa échapper une exclamation de surprise :
– Ah ! fit-elle.
– Que voyez-vous encore ? fit Dagobert, redevenu sceptique.
Cette fois, Dagobert pâlit. En effet, dom Jérôme, trois jours auparavant, ne lui avait-il pas dit qu’ils allaient partir pour Paris ?
– Cette fois, dit le forgeron, qui fronça légèrement le sourcil, vous auriez fort bien pu dire la vérité. Je dois faire un voyage, en effet ; mais quand ? je ne sais pas.
– Vous partirez aujourd’hui ? dit Toinon.
Le sourire revint aux lèvres de Dagobert.
– Je ne crois pas, dit-il.
Et, en effet, il se souvenait avoir vu dom Jérôme la veille au soir, et dom Jérôme était toujours malade.
Cette fois, Toinon ne le retint plus.
Il franchit le seuil de la forge et s’approcha de l’âne qui attendait paisiblement à la porte.
Puis il leva successivement les quatre pieds ; il n’y en avait qu’un de déferré.
– Allons, ma bonne femme, dit-il, ce sera bientôt fait.
Vous n’en aurez pas pour un quart d’heure.
Et rentrant dans la forge, il se mit à attiser le feu sous lequel la barre de fer rougissait lentement.
Mais, comme il s’apprêtait à la porter sur l’enclume, un nouveau personnage parut sur le seuil de la forge.
C’était le moine portier.
– Dagobert, dit-il, venez vite.
– Vous avez besoin de moi ?
– Dom Jérôme veut vous voir.
– Mais c’est que je suis en train de ferrer l’âne de cette femme.
– Cette femme attendra.
– Oh ! je ne suis pas pressée, fit Toinon.
Dagobert eut cependant encore une légère hésitation.
Jeanne était en haut. Elle pouvait descendre, et il n’aurait pas voulu que la chaste créature se trouvât en contact avec la bohémienne.
– Mais venez donc vite ! dit le moine.
On n’entendait aucun bruit à l’étage supérieur.
Jeanne dormait sans doute encore.
Dagobert se décida à suivre le moine et laissa la barre de fer dans le feu.
Alors Toinon demeura seule, mit sa tête dans ses deux mains et se prit à réfléchir.
Tout à coup, la bohémienne tressaillit.
Un bruit léger s’était fait au-dessus de sa tête.
Elle leva les yeux et vit une jeune fille qui descendait lentement par l’escalier de bois qui aboutissait dans la forge. Et Toinon sentit tout son sang affluer à son cœur.
Cette jeune fille, c’était Jeanne.
Mais Jeanne ressemblait sans doute étrangement à une autre femme que Toinon avait connue, car la bohémienne murmura :
– Oh ! si les morts sortaient de leur tombe, je croirais que c’est « elle » !