XVI

– Mon cher chevalier, dit-elle, lorsque le chevalier eut fini son histoire, tout ce que vous m’avez appris ce soir m’a fort amusée, surtout l’histoire des amours de mon fils Lucien.

– En vérité, madame…

– Ah ! il faut que vous me fassiez une autre promesse !

– Parlez, madame.

– C’est de ne pas lui dire un mot de notre conversation de ce soir.

– Je vous le jure, madame.

– C’est bien.

Et tenez, de peur qu’il ne soupçonne vos confidences, je crois que vous feriez bien de le rejoindre ; il doit être dans le parc ou dans le jardin, se promenant au clair de lune en rêvant à ses amours.

– Je vais le retrouver, madame.

Le chevalier baisa respectueusement la main de la comtesse et sortit.

Alors celle-ci sonna vivement et d’une main furieuse. Toinon parut.

– Toinon, dit la comtesse d’une voix émue, je crois que tu ne t’étais pas trompée.

– En quoi, madame ?

– La fille du comte des Mazures n’est pas morte.

– Ah ! je le jurerais.

– Mais sais-tu où elle est ?

– Non, madame.

– Eh bien, elle est à deux lieues d’ici, élevée, par un forgeron, à la porte du couvent de la Cour-Dieu.

– Est-ce possible, madame ?

– Et c’est elle dont mon fils est amoureux !

– Ah !

Et Toinon eut un frémissement par tout le corps.

– Écoute encore, poursuivit, la comtesse, dont l’émotion allait croissant, sais-tu quel est le supérieur de la Cour-Dieu ?

– Dom Jérôme, dit Toinon.

– Oui, mais dom Jérôme avait un autre nom dans le monde.

– Ah !

– Il s’appelait Amaury.

– Eh bien ? dit la bohémienne.

– Ah ! c’est juste, dit la comtesse, tu étais trop jeune, toi ; tu ne peux l’avoir connu ; mais si c’est l’Amaury que je crois…

– Eh bien ?

– Il était l’ami intime de Raoul, et… il l’a… aimée.

– Qui ?

– « Elle ».

Toinon fronça le sourcil.

– Maintenant, reprit la comtesse, si la fille du comte est cette petite qu’élève le forgeron de la Cour-Dieu, il est hors de doute que dom Jérôme et l’Amaury que je crois ne font qu’un.

– Après ? fit Toinon.

– Alors, ce n’est pas le forgeron ; c’est dom Jérôme qui a la cassette.

– C’est certain.

– Et cette cassette, dit la comtesse dont les yeux s’illuminèrent d’un éclair de cupidité, il nous la faut !

– Mais, madame, dit Toinon, qui vous a dit tout cela ?

– M. de Valognes.

– Il sait que la fille du comte n’est pas morte !

La comtesse haussa les épaules.

– Non, dit-elle, ce n’est pas cela ; il ne sait rien, hormis une chose, c’est que le forgeron a élevé une petite fille qu’on lui a confiée il y a sept ou huit ans.

– C’est bien cela.

– Et que c’est cette petite fille dont mon fils est amoureux.

– Madame, dit Toinon, si vous pouvez vous passer de mes services ce soir et demain matin…

– Que feras-tu ?

– Je saurai bien vous dire au retour si c’est ou non la fille du comte.

– Tu iras à la Cour-Dieu ?

– Oui, certes.

– Mais sous quel prétexte ?

– J’en ai un bien simple. La route de Pithiviers passe devant la porte du couvent.

– Bien.

– Je vais emmener avec moi Mathurin le jardinier, qui attellera son âne à sa carriole. En chemin, l’âne se déferrera.

– Et tu le feras ferrer à la Cour-Dieu !

Toinon aida sa maîtresse à se mettre au lit.

Puis elle descendit par un petit escalier qui conduisait aux communs, traversa la cour et alla frapper à la porte du pavillon occupé par le jardinier.

Le jardinier, qui dormait d’un profond sommeil, eut de la peine à s’éveiller.

– Hé ! Mathurin, lui dit Toinon, lève-toi, nous allons en route.

Mathurin ouvrit sa porte en se frottant, les yeux et à peine vêtu.

– Donne de l’avoine à ton âne, dit la bohémienne.

– Est-ce que vous avez perdu la raison ? dit le jardinier.

– Non pas ; je te dis que nous allons en route.

– Où donc ça ?

– À Pithiviers.

– Quelle heure est-il ?

– Trois heures du matin, dit Toinon qui savait que le jardinier n’avait pas de montre.

– Et vous venez avec moi ?

– Oui.

Mathurin regarda les étoiles.

– Je ne crois pas qu’il soit si tard, dit-il ; mais, puisque vous le voulez…

– Je le veux, dit Toinon, qui savait se faire obéir et devant qui tout tremblait au château.

Tout le monde était couché.

Lucien et le chevalier eux-mêmes avaient regagné leur logis.

Mathurin ouvrit, la porte de la petite écurie où était son âne. L’âne était allongé sur sa paille et dormait aussi.

Au bruit de la porte, à la clarté de la lanterne, le pauvre animal se remit sur ses pieds.

Mathurin jeta une brassée de foin dans le râtelier.

– Va chercher de l’avoine à la grande écurie, dit Toinon, voilà la clef.

Et elle donna, en effet, une clef au jardinier.

Comme il faisait clair de lune, il laissa sa lanterne.

Alors Toinon courut à la petite chambre où le jardinier serrait ses outils, elle y prit un marteau et revint dans l’écurie.

Puis elle s’approcha de l’âne.

– Donne le pied, dit-elle, en lui soulevant le pied montoir de derrière.

S’il est difficile de ferrer un cheval ou un âne, il est très facile de le déferrer.

Le fer de l’âne tient par quatre clous à grosses têtes. Un coup de marteau appliqué en biais casse les têtes. Si les quatre têtes tombent à la fois, le fer tombe aussi.

Ce n’était pas ce que voulait Toinon : il fallait que l’âne se trouvât déferré en chemin et pas avant.

Toinon brisa donc trois têtes de clous seulement.

Le quatrième devait maintenir le fer un bout de temps, mais pour peu que les chemins de la forêt fussent boueux, le fer tomberait avant qu’on fût à la Cour-Dieu.

Quand le jardinier revint, Toinon avait fini sa mystérieuse opération.

L’âne se mit à broyer l’avoine et Toinon dit à Mathurin :

– Sors la carriole et dépêchons-nous.

– Une drôle d’idée tout de même de partir à cette heure-ci ! grommela le jardinier, tout en obéissant à la bohémienne.

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