Tandis que l’âne achevait son avoine et que Mathurin le jardinier sortait la carriole d’un petit hangar qui se trouvait derrière son pavillon, Toinon la bohémienne retourna au château.
Elle monta dans sa chambre qui était située tout à côté de celle de la comtesse.
Celle-ci avait souvent besoin de Toinon, la nuit, et elle voulait l’avoir constamment sous la main.
En novembre, les nuits sont glacées, surtout dans les pays de plaine.
Toinon avait soin de sa personne ; elle trouvait inutile de se mettre en route sans prendre certaines précautions d’hygiène. Elle alluma donc une lampe et procéda à sa toilette de voyage. Elle mit deux paires de bas l’une sur l’autre, et par-dessus sa robe elle drapa un grand manteau rouge et brun à capuchon.
C’était la pelisse de Bohême que les zingari d’Allemagne adoptent comme costume national.
Ainsi vêtue, l’étrange créature se regarda dans une petite glace placée au-dessus de la cheminée, et un sourire vint à ses lèvres.
– J’aurai beau faire, dit-elle, je serai toujours bohémienne.
Elle avait fait cette toilette de nuit avec le moins de bruit possible.
Cependant, comme elle allait sortir pour rejoindre le jardinier, la voix de la comtesse se fit entendre à travers la cloison.
Toinon poussa la porte qui séparait, sa chambrette de la chambre de la comtesse.
– Regardez-moi, madame, dit-elle.
– Eh bien !
– Ai-je assez l’air d’une bohémienne que je suis, ainsi vêtue ?
– Oui, certes, dit la comtesse.
– Si on me rencontrait par les chemins, croyez-vous qu’on ne prendrait assez pour une diseuse de bonne aventure ?
– Tu l’es.
– Et il me vient une idée.
– Laquelle ?
– Je vais partir toute seule, sans Mathurin.
– Pourquoi ?
– Je m’arrêterai à la forge de Dagobert, et peut-être bien que je lui pourrai dire la bonne aventure.
– À quoi bon ?
– Eh ! le sais-je ? Si la petite fille qu’aime M. Lucien est réellement celle que nous croyons… si…
– Ah ! fit la comtesse, je m’en fie à toi et à ton génie infernal. Mais, oseras-tu donc t’en aller seule en pleine nuit et traverser la forêt ?
– Je ne crains qu’une chose, dit Toinon, c’est que Satan ne m’étrangle, mais comme j’ai fait un pacte avec lui, il s’en gardera bien.
Puis elle prit la main de la comtesse et la porta à ses lèvres.
Toinon quitta la comtesse et redescendit dans la cour.
Mathurin qui avait bâillé tout son comptant, commençait à être parfaitement réveillé.
– C’est égal, murmura-t-il, il est fort dur de ne pas passer la nuit dans son lit.
Il faisait cette réflexion à mi-voix, lorsqu’une main s’appuya sur son épaule. Il se retourna et reconnut Toinon.
– Tu aimerais donc mieux dormir que t’en aller en route ? dit la bohémienne.
– Je le crois bien, que j’aimerais mieux cela, dit le jardinier.
– As-tu attelé l’âne ?
– Pas encore.
– Eh bien ! va le mettre à la carriole.
Le jardinier s’en alla en baissant la tête.
L’âne attelé, il dit :
– C’est prêt, mamzelle Toinon.
– Eh bien ! maintenant, dit la bohémienne, va te coucher.
En même temps elle prit les guides, le fouet et monta dans la petite charrette d’osier à ressort de sangles, à laquelle on donnait le nom pompeux de carriole.
– Comment ! fit Mathurin stupéfait, vous partez seule ?
– Oui. Va te coucher. Seulement, viens m’ouvrir la porte de la basse-cour.
Mathurin n’était pas encore revenu de sa surprise que la carriole était hors de la cour et dans l’avenue d’ormes qui conduisait au château. L’âne partit au petit trot.
* *
*
Tandis que Toinon la bohémienne traversait la forêt, sans autre crainte, avait-elle dit, que d’être étranglée par Satan son compère, la nuit s’avançait.
La cloche du couvent avait sonné les matines, et la voix grave des moines s’élevait au milieu du silence qui règne dans les bois. Dagobert venait de se lever.
Il s’était levé sans bruit pour ne pas éveiller la demoiselle Jeanne, comme il appelait la jeune fille confiée à sa garde.
Jadis, Dagobert ne craignait guère d’éveiller les moines qui étaient levés avant lui.
Maintenant il évitait, bien que se levant avant l’aube, de faire retentir son enclume avant le jour.
Il allumait sa forge, mais il se livrait à des travaux moins bruyants, tels que certains ouvrages de serrurerie dans lesquels la lime remplaçait le marteau.
Dagobert était donc, ce matin-là, descendu comme à l’ordinaire, entre quatre et cinq heures. Comme à l’ordinaire, il avait allumé sa forge. Tout à coup un bruit le fit tressaillir. Un bruit de roues grinçant sur les cailloux de la route. Puis ce bruit vint mourir à sa porte.
Alors, Dagobert entendit frapper deux coups et il alla ouvrir.
Il se trouva face à face avec Toinon, qui venait de descendre de la carriole.
Toinon, enveloppée dans son manteau rouge, lui fit d’abord l’effet d’une apparition fantastique.
Tout brave qu’il était, il recula et crut avoir devant lui quelque suppôt de l’enfer.
Toinon entra, et lui dit avec un accent méridional très prononcé :
– Il faut me ferrer mon âne qui a perdu un de ses fers.
En même temps, elle s’approcha de la forge et se mit à se chauffer les mains en disant :
– Quel temps de chien ! je ne sens plus mes doigts ni mes pieds.
Dagobert n’avait pas encore prononcé un mot.
– Eh bien ! mon garçon, dit Toinon, attachant sur lui ses grands yeux noirs fascinateurs, est-ce parce que je suis une bohémienne, une pauvre diseuse de bonne aventure, qui gagne sa vie comme elle peut, en allant de foire en foire, que vous me regardez de cet air ébahi ?
– Je vous demande pardon, répondit Dagobert, qui fut sensible à ce reproche. Ah ! vous êtes bohémienne ?
– Vous le voyez bien, dit Toinon.
– Et vous voyagez seule dans votre carriole ?
– Toute seule, dit Toinon, j’avais un homme, mais il est mort.
– Et où allez-vous comme ça ?
– À Pithiviers.
– Est-ce que vous êtes bien pressée d’arriver ?
– Pourquoi ne demandez-vous cela ?
– Parce que je ne pourrai pas ferrer votre âne avant le jour, dit le forgeron avec une certaine hésitation.
– Eh bien ! j’attendrai, dit Toinon.
La bohémienne avait compris que Dagobert ne voulait pas éveiller la jeune fille qui dormait sous son toit.
Elle s’installa devant la forge et se mit à se chauffer.
Pendant ce temps, Dagobert la regardait avec une curiosité craintive.
– Oh ! dit-il enfin, vous dites la bonne aventure ?
– Oui.
– Avec des cartes ?
– Avec des cartes ou en regardant la main des gens.
Un nuage passa sur le front de Dagobert, et tout son visage exprima une grande hésitation.
Alors la bohémienne attacha de nouveau sur lui son noir regard…