Le chevalier de Valognes était arrivé à Beaurepaire la veille au soir, un peu à l’improviste. Il était parti le matin, et Lucien ne l’attendait pas.
Pendant toute la soirée, il s’était renfermé avec lui dans un silence prudent.
Lucien l’avait cependant questionné.
Mais le chevalier s’était borné à lui répondre :
– Mon ami, je m’occupe de vous, et je vous promets que tout ira bien.
La vérité vraie de tout cela, c’est que le chevalier avait imaginé un plan que son entretien avec la comtesse avait bouleversé de fond en comble.
Le soir, après cette prétendue partie d’échecs qu’il avait paru faire avec la comtesse, il avait gardé le même silence.
Enfin, le lendemain, vers quatre ou cinq heures du soir, après un long entretien avec Mme des Mazures et Toinon la bohémienne, le chevalier rejoignit Lucien.
– Mon ami, lui dit-il, voulez-vous que nous causions ?
– De quoi ? demanda naïvement Lucien.
– Hé ! grand enfant, de quoi pourrions-nous causer, si ce n’est de vos amours ? répondit le chevalier.
– Eh bien ?
– L’aimez-vous toujours ? Êtes-vous toujours décidé à l’épouser ?
– Toujours.
– Et si je vous demande vos pleins pouvoirs, me les donnerez-vous ?
– Certes oui.
– Si je vous prie de m’obéir aveuglément ?
– Je vous obéirai.
– C’est bien. Alors écoutez-moi. Votre mère consent à ce que vous l’épousiez, n’est-ce pas ?
– Oui, dit Lucien.
– Mais, il y a deux hommes qui n’y consentiront jamais, le forgeron et dom Jérôme…
– Mais pourquoi ?
– Je l’ignore. Seulement, puisqu’ils refusent leur consentement, il faut bien nous en passer.
– Comment ferons-nous alors ?
– Écoutez-moi bien. Passé huit heures du soir, le couvent est fermé et les moines ne sortent plus que le lendemain. Supposons une chose…
– Laquelle ?
– Dom Jérôme, se fiant sur la vigilance de Dagobert, entre dans sa cellule, fait sa prière et s’endort.
– Après ?
– Supposons encore que Dagobert est absent de la forge… et que, entre minuit et deux heures du matin, vous vous présentiez, vous frappiez à la porte, et que Jeanne vous ouvre.
– Après ? après ? fit Lucien anxieux.
– Ici, ce n’est plus mon affaire, c’est la vôtre. Jeanne vous aime, je le crois…
– Oh ! je le crois aussi, dit naïvement Lucien.
– Vous lui représentez que ses gardiens sont des tyrans, et que vous la voulez faire comtesse. À moins que votre langue ne reste clouée à votre palais, à moins que vous ne sachiez pas un mot de votre métier d’amoureux, Jeanne consent à vous suivre.
– Oh ! fit Lucien, frémissant d’espérance.
– Vous la jetez en croupe sur votre cheval, et les moines dorment encore en rêvant des joies du paradis, que vous êtes bien loin.
– Mais où la conduire ?
– Ici, chez votre mère, puisqu’elle consent à ce que vous l’épousiez.
La réponse était si logique qu’elle frappa Lucien.
– Mais… avez-vous songé que le forgeron ne s’absente jamais ?
– Il s’absentera, je m’en charge…
– Vous !
– Moi, dit le chevalier en souriant. Voyons, j’ai encore une question à vous faire. Voyez-vous Benoît le bossu souvent ?
– Il est précisément à la cuisine.
– Eh bien ! appelez-le, et dites-lui de m’obéir comme à vous-même.
– Mais…
– Mon cher ami, dit le chevalier, vous m’avez dit avoir confiance en moi. Eh bien ! faites ce que je vous demande…
– Je le ferai, dit Lucien.
Et il descendit aux cuisines, où Benoît le bossu se chauffait tranquillement en devisant avec les domestiques du château.
– Benoît, lui dit-il, viens avec moi.
Le bossu se leva sans répliquer et suivit Lucien. Le chevalier se promenait de long en large sous le vestibule.
– Tu vas aller avec monsieur, continua Lucien. Benoît fit une légère grimace, mais il ne souffla mot.
– Tu lui obéiras comme à moi-même.
– J’aimerais tout autant une autre mission.
– Tu lui obéiras, poursuivit Lucien avec un accent d’autorité.
Benoît s’inclina.
Alors le chevalier lui adressa la parole à son tour.
– Va seller mon cheval, lui dit-il, ôte tes sabots et mets tes souliers ; nous allons en forêt.
Benoît obéit.
Un quart d’heure après, le chevalier se mettait en route.
Benoît le suivait en murmurant :
– M. le comte a tort de se fier à ce M. le chevalier. On ne m’ôtera pas de l’idée que c’est un méchant homme.
M. de Valognes s’en alla tout droit à la forêt. Quand il eut atteint le premier carrefour, il se retourna vers Benoît.
– Es-tu jamais allé à Orléans ? lui dit-il.
Cette question étonna un peu Benoît.
– Pardine ! fit-il, certainement que j’y suis allé.
– Eh bien ! reprit le chevalier, à ton idée, si tu partais d’Ingrannes ou de la Cour-Dieu pour aller à Orléans, par où passerais-tu ?
– Au lieu de descendre à Fay-aux-Loges, répondit Benoît, je prendrais la forêt tout droit, je tomberais à Loury.
– Après ?
– De Loury à Rébrechein, de Rébrechein à Chanteau, et je gagnerais comme cela deux bonnes lieues. Seulement, c’est un chemin que tout le monde ne connaît pas.
– Eh bien ! dit le chevalier, sommes-nous loin de ces chemins que tu suivrais ?…
– Non, monsieur : Au prochain carrefour, je vous en montrerai un.
Benoît, que le chevalier n’interrogeait plus, se renferma dans le silence le plus respectueux, et tous deux continuèrent à marcher, l’un à cheval, l’autre à pied.
Parvenu au carrefour indiqué par Benoît, le chevalier s’arrêta.
– Hé ! dit-il, où est le faux chemin ?
– Tenez, dit Benoît, en voilà un.
Et il montrait une sorte de brèche faite au milieu du fourré, à l’extrémité d’une enceinte dont le bois était rabougri.
Le chevalier s’approcha.
– À preuve que c’en est un, continua Benoît, voilà un pas d’homme.
– Où cela ? fit le chevalier qui mit aussitôt pied à terre.
En effet, sur la boue humide de la forêt, et grâce au clair de lune, on voyait assez distinctement l’empreinte d’un gros soulier ferré.
– C’est tout frais, dit Benoît. Il n’y a pas trois heures que celui-là a passé par ici.
– Et tu crois que c’est quelqu’un qui va à Orléans ?
– À Orléans ou seulement à Loury.
Après un moment de silence :
– Est-ce que tu connais Jacques Oudot ?
– Pardine ! fit Benoît ; c’est le premier colleteur de la forêt. Il n’y a pas son pareil à dix lieues à la ronde pour prendre un chevreuil.
– Où demeure-t-il ?
– Tantôt ici, tantôt là, dit Benoît. Il a sa maison à Loury, mais il n’y couche jamais. Cependant si je voulais le voir, je saurais où le prendre ; ce ne serait pas long.
– Tout près d’ici, alors ?
– Oui, monsieur ; je ne demanderais pas plus d’une heure pour faire les deux chemins.
– Cependant, nous sommes en pleine forêt…
– Justement, Oudot tend ses collets, à cette heure, dans un endroit qui est joliment propice, allez !
– Eh bien, dit le chevalier, je vais t’attendre ici, et tu vas aller me chercher Jacques Oudot.
Cette fois, l’étonnement de Benoît, que toutes ces questions ne laissaient pas que d’intriguer, prit une nuance d’inquiétude.
– Monsieur le chevalier, dit-il, je suis dévoué corps et âme à M. Lucien, et du moment où il m’a dit de vous suivre et de faire ce que vous me commanderiez, je le ferai. Mais je ne voudrais pas qu’il arrivât malheur à un homme qui, tout braconnier qu’il peut être, est un brave homme.
– Hé ! que veux-tu donc qu’il lui arrive ? fit le chevalier. Si je veux le voir, c’est que j’ai besoin de lui.
Benoît trouva le raisonnement juste.
– Et je compte même payer ses services.
En même temps, le chevalier tira sa bourse, y prit deux pistoles et les tendit à Benoît en ajoutant :
– Tu lui diras que j’ai une fantaisie. Je voudrais voir tendre un collet à chevreuil et un collet à cerf.
– Vous n’avez jamais vu ça ? fit naïvement Benoît.
– Jamais.
– Ce n’est pas bien malin, dit le bossu en souriant, et je n’aurais pas besoin de Jacques Oudot pour vous faire voir ça.
– Toi !
Benoît cligna de l’œil.
– Tu sais faire un collet à chevreuil ?
– Et même à cerf, dit Benoît.
– Mais tu n’as pas les engins nécessaires ?
– Oh ! dit le bossu en souriant, je n’ai pas loin à aller dans la forêt pour trouver un fil de laiton de la grosseur d’un petit doigt. Je sais où Jacques Oudot met son filin, et c’est à deux pas d’ici.
– Eh bien ! va chercher de quoi faire un collet.
– Mais, monsieur, dit Benoît, où voulez-vous le poser ? Il n’y a pas une seule « passée » par ici.
– N’importe ! va toujours.
Et le chevalier, ayant mis de nouveau pied à terre, alla s’asseoir contre le poteau indicateur. Benoît se jeta sous bois en murmurant :
– Tout cela est bien drôle, et je veux me prendre dans un collet comme un lapin, si je sais de quoi il retourne.