Il faisait clair de lune, et Benoît le bossu, se jetant dans la première enceinte qu’il avait à sa droite, prit aussitôt un de ces sentiers de forêt qui murent dans l’herbe en zigzags que seuls les braconniers connaissent.
Les braconniers ont mille ruses pour dépister les gardes. Celui dont Benoît avait parlé au chevalier, et qu’on appelait Jacques Oudot, avait toujours été traqué, et jamais on n’avait pu le surprendre en flagrant délit, ni saisir ses collets et ses autres instruments de destruction.
Cependant les gardes avaient passé bien des nuits sur pied ; ils avaient fouillé la forêt dans ses parties les plus sauvages et les plus mystérieuses, ne laissant inexplorés ni un tronc d’arbre ni une broussaille.
Seulement, ils n’avaient jamais eu l’idée de grimper sur un vieux chêne, debout au milieu d’une coupe blanche, par la raison toute simple qu’il n’y avait alentour ni broussailles, ni trou à renard, ni cachette quelconque.
La cachette, c’était l’arbre lui-même.
Arrivé au bord de la clairière, Benoît s’arrêta. Il avait l’oreille et la vue des bêtes fauves. Il entendait le moindre bruit au loin, il voyait aussi distinctement la nuit que le jour.
La clairière était déserte.
Alors, en trois bonds, il fut au pied de l’arbre et se mit à grimper comme un chat le long du tronc.
Arrivé au couronnement, il disparut.
L’arbre était creux, seulement, il l’était par en haut, ce que personne ne savait, excepté Jacques Oudot et Benoît, Benoît se laissa glisser dans le tronc creux.
Il n’avait pas de bout de chandelle, mais sa main suppléerait à la lumière qui lui manquait. Il eut bientôt trouvé un gros fil de laiton épais comme le doigt. C’était tout ce qu’il voulait.
Il remonta vers le couronnement à la manière des ramoneurs grimpant dans un tuyau de cheminée, se passa le fil de laiton autour du cou, descendit lestement à l’extérieur de l’arbre, quitta la clairière et reprit, en bondissant, le chemin du carrefour où il avait laissé le chevalier.
Celui-ci était toujours assis au pied du poteau, ayant au bras la bride de son cheval, qui broutait l’herbe folle de l’allée forestière.
Benoît revint.
Il avait à la main le collet pris au magasin forestier de Jacques Oudot.
– Voilà, dit-il en mettant le fil de laiton sous les yeux du chevalier.
Celui-ci prit un air naïf.
– Comment, dit-il, c’est ça, un collet ?
– Oui, monsieur.
– Et on peut prendre un chevreuil avec ?
– Un chevreuil et même un cerf.
– Voilà ce que je voudrais voir.
– Pour cela, monsieur, dit Benoît, il faut aller dans un endroit de la forêt où il y ait des « passées ». Ici, nous sommes trop près des terres, et il n’y a que du lièvre et du renard.
– Eh bien ! dit le chevalier, c’est pourtant ici que je veux que tu poses ton collet.
– Ici ?… Mais où ?
– Là, dit le chevalier en montrant cette brèche faite au fourré d’épines.
– Dans le chemin ?
– Justement.
Benoît regarda le chevalier avec défiance.
– Mais, monsieur, c’est donc un homme que vous voulez prendre au collet ?
– Peut-être…
– Alors, dit Benoît, je n’en suis pas.
– Plaît-il ?
– Je dis que je n’en suis pas, fit le bossu avec colère.
– Tu oublies que M. le comte t’a recommandé de me suivre et de m’obéir.
– Non, mais…
– Mais quoi ?
– M. Lucien ne savait pas, ne pouvait pas savoir ce que vous vouliez faire.
– Il le savait.
Benoît, stupéfait, recula d’un pas.
En même temps, M. de Valognes s’approcha de son cheval, retira sa carabine de la fonte, et dit froidement à Benoît :
– Aussi vrai que nous sommes ici tous les deux, si tu ne m’obéis pas, je te casse la tête.
Benoît était brave ; cependant il ne put se défendre d’un léger tremblement, et il fit un nouveau pas en arrière.
Le chevalier épaula :
– Si tu te sauves, dit-il, je te loge une balle entre les deux épaules.
Alors Benoît comprit qu’il fallait parlementer et tâcher de gagner du temps.
– Mais, monsieur, dit-il, je ne demande pas mieux que de vous obéir, puisque M. Lucien le veut.
– À la bonne heure !
– Mais…
– Mais tu voudrais savoir qui je veux prendre au collet, n’est-ce pas ?
– Justement.
– Un homme dont j’ai à me plaindre.
– Oh ! monsieur, on ne prend pas un homme comme on prend un cerf, savez-vous ?
– C’est-à-dire, fit le chevalier qui montra tout à coup par ces paroles qu’il savait aussi bien que Benoît tendre un collet – c’est-à-dire qu’un cerf ou un chevreuil qui chemine la tête basse se prend par le cou.
– Tandis qu’un homme qui marche tout debout se prend par les jambes et ne s’étrangle pas.
– C’est encore vrai.
– Et si le collet est fixé à une branche d’arbre un peu forte et qu’on a courbée, il est pris par le milieu du corps et enlevé de terre.
– Ma foi, monsieur, dit naïvement Benoît, je vois que vous en savez autant que moi. Et tenez, voilà le fil de laiton, tendez le collet vous-même.
– Soit, dit le chevalier ; nous ne nous chicanerons pas pour si peu. Tiens mon cheval.
Il donna la bride à Benoît, prit le fil de laiton qu’il tordit et noua, entra dans le fourré et marcha droit à un baliveau de cinq ans qui croissait au fond du sentier qu’avait suivi l’homme qui s’en allait à Orléans, car on retrouvait les empreintes de pas sur la terre détrempée par les dernières pluies.
Ce baliveau était non un chêne, mais un hêtre, ce qui valait mieux, car ce dernier arbre est beaucoup plus flexible.
Alors, avec l’adresse d’un braconnier consommé, le chevalier tendit le collet et coucha la branche d’arbre qui était de force, en se relevant, à enlever un bœuf.
Mais à peine avait-il terminé cette singulière besogne qu’il entendit Benoît jeter un cri.
– Qu’est-ce donc ? fit-il en reparaissant dans l’ailée forestière.
Benoît était penché sur des empreintes de pas.
– Eh bien ? dit le chevalier, voyant que celui-ci ne répondait pas.
Benoît leva enfin la tête.
– Monsieur, dit-il, je connais ce pied-là.
– Vraiment ? ricana le chevalier.
– C’est celui de Dagobert, le forgeron de la Cour-Dieu.
– En vérité ?
– C’est lui qui a passé par ici : c’est lui que vous voulez prendre.
– Peut-être…
– Mais je ne veux pas, moi !
– Ah ! tu ne veux pas ? Et pourquoi ?
– Parce que nous sommes amis…
Mais Benoît, en disant cela, ne s’était pas tenu suffisamment à distance.
Le chevalier se jeta sur lui, le prit à la gorge et le renversa.
– Si tu cries, dit-il, je t’étrangle !
Et comme il était beaucoup plus robuste que le jeune braconnier, il le prit dans ses bras, l’approcha de son cheval, mit le pied à l’étrier, sauta en selle, et maintint Benoît devant lui, couché en travers, répétant :
– Au moindre cri, je te serre la gorge et je te fais rendre ta langue.
Après quoi, il poussa son cheval dans une des lignes qui aboutissent au carrefour et prit au galop le chemin de la bicoque qu’il appelait pompeusement son château.