XXIII

Maintenant, retournons à la Cour-Dieu et reportons-nous au moment où le père portier était venu chercher Dagobert pour le conduire chez dom Jérôme.

Le prieur n’était plus ce que Dagobert l’avait vu deux jours auparavant.

La fièvre à laquelle il avait été en proie s’était dissipée, le mal était passé tout à coup et le moine se retrouvait robuste et vert comme un chêne que la tempête a vainement assailli.

– Mon enfant, dit-il à Dagobert, l’heure est venue.

Dagobert demeura immobile au seuil de la cellule et attendit les ordres du prieur.

– Je ne souffre plus et je me sens la force d’entreprendre le voyage dont je t’ai parlé, dit dom Jérôme.

– Je suis prêt, répondit Dagobert.

– Mais je ne puis quitter mon couvent sans l’autorisation de mes supérieurs, dit encore le prieur, et tu vas partir pour Orléans, où tu porteras ce pli à l’évêché.

En même temps, dom Jérôme prit sur une table une grande lettre carrée qu’il avait scellée de son anneau pastoral.

– Dois-je partir sur-le-champ ? demanda Dagobert.

– Non, répondit dom Jérôme. Nous sommes à une époque de pénitence pour l’Église, et tu arriverais à Orléans avant la nuit, que tu ne pourrais être admis auprès de monseigneur qu’à huit heures du soir.

C’est le moment unique où l’accès de l’évêché est permis aux hommes profanes.

Tu peux donc ne te mettre en route que dans l’après-midi.

D’ici là, tu vas préparer Jeanne au voyage que nous allons entreprendre. Tu lui diras que nous nous mettrons probablement en route demain soir, et que nous irons coucher à Pithiviers.

Je demande à monseigneur un congé de huit jours et la permission de voyager sous des habits mondains. Il y a deux chevaux de selle au couvent, nous les prendrons. Jeanne montera en croupe derrière toi.

Pour aujourd’hui, je t’engage à aller prendre un cheval à Sully ; tu trouveras dix personnes pour une qui te le prêteront.

– Oh ! ce n’est pas la peine, dit Dagobert, j’ai de bonnes jambes.

– Mais il y a loin d’ici à Orléans.

– Je sais un chemin par la forêt qui raccourcit de moitié.

– Tu feras comme tu voudras, dit dom Jérôme.

Dagobert prit la lettre et s’en alla.

Quand il revint à la forge, Toinon, on s’en souvient, s’y trouva encore, mais Jeanne était remontée précipitamment dans sa chambre.

Ce qui fit que, voyant la bohémienne seule, le forgeron ne devina point ce qui s’était passé entre elle et la jeune fille.

Celle-ci attendit que l’âne fût ferré, que Toinon fût partie et que Dagobert se fût remis tranquillement à un ouvrage de serrurerie. Alors, elle redescendit.

– Bonjour, Dagobert, dit-elle.

Et suivant, l’habitude qu’elle avait prise depuis l’enfance, elle lui tendit son front.

Dagobert y mit un chaste baiser, puis il lui dit :

– Jeanne, je vais en route aujourd’hui.

– Et où vas-tu donc, mon bon Dagobert ?

– À Orléans, par ordre de dom Jérôme.

– Quand pars-tu ?

– Ce soir.

– Quand reviendras-tu ?

– Cette nuit. Aussi, il faut me faire une promesse.

– Parle, mon bon Dagobert.

– Je vais fermer la forge en m’en allant.

Si l’on vient frapper à la porte, vous n’ouvrirez pas, n’est-ce pas ?

– Oh ! non, certes.

– C’est bien. Maintenant, j’ai autre chose à vous apprendre. Nous partons demain.

– Qui nous ? fit Jeanne en tressaillant.

– Dom Jérôme, vous et moi.

– Nous partons et où allons-nous ?

– À Paris.

Jeanne étouffa un cri.

– Mais qu’allons-nous faire à Paris ?

– Nous allons à la recherche de votre fortune.

– Ma fortune !

– Oui, car vous êtes riche, la demoiselle ; et peut-être aussi de votre famille…

– Oh ! dit-elle avec tristesse, ne m’as-tu pas toujours dit que mes parents étaient morts ?

– Vos parents, oui… Mais… ne vous souvenez-vous donc pas du jour où vous êtes venue ici pour la première fois ?…

– Ah ! oui, dit-elle, j’étais bien petite ! mais je m’en souviens… C’est mon oncle Raoul qui m’a amenée…

– C’est bien cela.

– Mais mon pauvre oncle est mort… lui aussi… ne me l’as-tu pas dit souvent ?…

– Oui, je le croyais, mais dom Jérôme dit qu’il n’est pas mort…

– Est-ce bien vrai ?

Et Jeanne eut un rayon de joie dans les yeux.

– Et peut-être, continua Dagobert, le retrouverons-nous à Paris.

Mais déjà la joie qui avait un moment brillé dans les yeux de Jeanne s’était éteinte.

– Mais, mon bon Dagobert, dit-elle, si nous retrouvons mon oncle…

– Eh bien ! tant mieux, puisque nous allons à Paris : pour cela.

– Oui, répondit Jeanne en soupirant, mais il voudra peut-être me garder avec lui.

– Cela est possible.

– Et je ne reviendrai plus ici, fit-elle les larmes aux yeux.

– Ne vous ai-je pas dit souvent, reprit Dagobert d’une voix triste et grave, que vous étiez une fille de naissance et que vous n’étiez pas destinée à vivre éternellement sous le toit d’un pauvre forgeron comme moi ?

– Oh ! je suis si heureuse ici !

Et les yeux de Jeanne s’emplirent de larmes et elle se jeta au cou de Dagobert en lui disant :

– Je t’aime bien, va, et je ne veux pas te quitter.

– Eh bien ! dit Dagobert, si nous retrouvons votre oncle, je le supplierai de me permettre de demeurer avec vous et de rester à votre service.

Cette réponse aurait dû sécher les larmes de Jeanne. Mais elle continua à pleurer, et elle remonta s’enfermer dans sa chambre.

À midi, elle prépara comme à l’ordinaire leur modeste repas, et se mit à table avec le forgeron. Elle ne pleurait plus, mais elle était toujours triste, et elle mangea du bout des dents.

Et lorsque deux heures après, Dagobert se mit en route, elle fondit en larmes de nouveau.

Et Dagobert s’en alla, la rage et le désespoir au cœur, se disant :

– Oh ! je sais bien pourquoi elle pleure… Ce n’est pas l’idée qu’elle peut me quitter un jour… C’est pour ce beau coq du château de Beaurepaire…

Et Dagobert s’enfonça dans la forêt ; et quand il fut sous les grands arbres, il se surprit à pleurer à son tour.

* *

*

Dagobert avait de bonnes jambes, comme il l’avait dit à dom Jérôme.

Il cheminait gaillardement, en dépit de la tristesse qui l’accablait, et bien avant le coucher du soleil, il était de l’autre côté de la forêt. Le chemin qu’il avait suivi était celui dont Benoît le bossu parlait, quelques heures après, au chevalier Michel de Valognes.

Par conséquent c’était bien lui qui avait passé au carrefour où le gentilhomme et le braconnier avaient trouvé des empreintes de pas.

Parvenu après, il entendit derrière lui un bruit de roues et le claquement d’un fouet ; et, se retournant, il vit une sorte de patache découverte attelée d’un cheval gris qui trottait assez lestement.

Dagobert reconnut le messager qui, une fois par semaine, faisait le voyage de Pithiviers à Orléans, comme il le faisait une autre fois de Pithiviers à Châteauneuf-sur-Loire, en passant par la Cour-Dieu.

Patache et patachier étaient, par conséquent, de la connaissance du forgeron, qui se planta tout debout au bord de la route et attendit.

Quand elle fut près de lui, la patache s’arrêta.

– Hé ! Dagobert, dit le conducteur qui le reconnut sur-le-champ, où allez-vous donc comme ça, mon homme ?

– À Orléans, dit Dagobert.

– Voulez-vous monter à côté de moi ?

– Volontiers ; ça me fera des économies de chaussures tout de même.

Et Dagobert monta dans la patache, qui ne contenait qu’un seul voyageur.

Quand il fut installé à côté du patachier, celui-ci lui dit :

– Vous allez sans doute acheter du fer ?

– Peut-être bien, répondit Dagobert.

– Et vous coucherez à Orléans ?

– Oh ! non, il faut que je sois de retour cette nuit.

– Eh bien ! dit le patachier, c’est une fortune tout de même que vous m’ayez rencontré.

– Pourquoi ?

– Mais, dame ! parce que d’abord je vous emmène… et qu’ensuite, à moins que vous ne partiez trop tard, je vous ramènerai.

– Vous revenez donc ce soir ?

– Oui.

– Ça me va, dit Dagobert.

Deux heures après, c’est-à-dire un peu avant sept heures, il faisait, avec la patache, une entrée bruyante à l’auberge du Sauvage, dans la rue de Bourgogne.

– Je repars à neuf heures, dit alors le patachier ; si vous avez fini vos affaires, vous pouvez venir ici, nous ferons de nouveau route ensemble jusqu’à Loury.

Dagobert n’avait d’autre affaire que la mission dont l’avait chargé dom Jérôme.

Il s’en alla tout droit à l’évêché et entra chez le portier.

Cet homme, qui se donnait l’importance d’un chanoine, avait commencé par toiser Dagobert assez dédaigneusement, puis il avait changé d’attitude et de langage en voyant Dagobert tirer le pli aux armes du couvent de la Cour-Dieu.

Il s’en était emparé et dit au forgeron :

– Attendez-moi ici.

Dagobert avait attendu une heure.

Enfin, le portier était revenu avec une autre lettre non moins volumineuse, scellée aux armes de l’évêque.

C’était la réponse de monseigneur.

Et Dagobert s’en était allé avec la lettre à l’auberge du Sauvage, avait mangé un morceau et était reparti deux heures après avec le patachier de Pithiviers.

Il était près de minuit quand le patachier le déposa au bord de la forêt, à l’entrée du même faux chemin qu’il avait déjà suivi en venant.

Grâce à cette portion de voyage faite en voiture, Dagobert, qui n’avait pas espéré d’abord être de retour à la Cour-Dieu avant quatre heures du matin, Dagobert, disons-nous, se trouvait en avance.

Une fois en forêt, il avait hâte de revenir à la forge, et de sombres pressentiments s’étaient emparés de lui.

À mesure qu’il approchait, Dagobert marchait d’un pas plus rapide.

Déjà, dans les ténèbres, il voyait se dresser plus noir encore, au milieu du rond-point, le poteau indicateur, lorsque tout à coup son pied rencontra un obstacle qui lui prit la jambe.

Dagobert crut qu’il s’était embarrassé dans une ronce, et il poussa en avant.

Mais soudain la branche d’arbre courbée par le chevalier se redressa, l’obstacle monta des jambes à la ceinture, et Dagobert fut enlevé par le milieu du corps.

Il s’était pris dans le collet.

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