XXIV

Revenons au chevalier Michel de Valognes. Il avait, on s’en souvient, mis Benoît le bossu en travers de son cheval.

Puis il s’était dirigé au galop vers la bicoque qui était pareillement située au bord de la forêt.

Le domestique du chevalier était en rapport avec ces maigres ruines, et se composait d’un jardinier garde-chasse et d’un valet de chambre qui, au besoin, faisait les fonctions de piqueur. Une vieille servante qu’on appelait Manon complétait la maison.

La bicoque, qui tombait en ruine, était flanquée d’une tour pointue dans laquelle était l’escalier.

La cour, devenue basse-cour, était entourée d’un vieux mur à moitié démoli.

Dans un chenil construit en planches couchaient quatre briquets effrayants de maigreur.

Mais les quatre briquets, le jardinier, le valet de chambre et la servante méritaient bien d’être au service d’un pareil maître et paraissaient avoir été faits pour lui. Les chiens étaient féroces, la servante hargneuse, les deux valets brutaux et méchants.

Tout cela dormait quand le chevalier arriva et se mit à sonner une fanfare.

Alors les chiens hurlèrent et le jardinier se leva en maugréant.

Tout en galopant, le chevalier avait solidement garrotté Benoît avec les courroies qui pendaient à l’arçon de sa selle.

Puis il l’avait menacé de lui casser la tête avec sa carabine s’il criait.

Benoît, qui savait le chevalier capable de tout, se l’était tenu pour dit.

Le jardinier fut quelque peu surpris en accourant, de voir, aux rayons de la lune, son maître maintenir un homme en travers de sa selle.

– Hé ! Badinier, lui dit le chevalier, viens prendre ce drôle, et tiens-le solidement.

Le jardinier était un homme d’une taille au-dessus de la moyenne et d’une force herculéenne. Il prit Benoît dans ses bras et le posa à terre.

– Tiens ! dit-il, c’est le bossu.

– Oui, dit le chevalier, et nous allons lui donner un gîte pour la nuit. Il n’a pas besoin, aujourd’hui, de coucher en forêt.

Benoît regardait le chevalier avec une expression de colère, et de haine, mais, dominé par l’effroi, il n’osait rien dire.

– Que faut-il en faire ? Monsieur le chevalier veut-il que je le jette dans le puits ? dit froidement Badinier.

– Non, mais nous allons le mettre à l’ombre pour quelques heures.

Sur ces mots, le chevalier mit pied à terre. Le valet de chambre qui, lui aussi, avait entendu le son du cor, arrivait en ce moment.

– Çà, dit le chevalier, prenez-moi ce drôle, mes enfants, liez-lui les pieds et les mains, passez-lui un mouchoir dans la bouche et portez-le-moi à la cave.

Badinier prit Benoît, le chargea sur ses épaules et l’emporta comme il eût fait d’un sac de blé.

Le chevalier suivit ses deux valets.

La cave du manoir avait une trappe dans le vestibule même.

Tandis, que le jardinier soulevait cette trappe, le valet de chambre entra dans la cuisine et alluma une lanterne.

Ce fut l’affaire de quelques minutes.

Benoît, pieds et poings liés, un bâillon dans la bouche, fut couché entre deux futailles, et le chevalier remonta en disant :

– Maintenant, il ne nous gênera plus.

Les deux domestiques se regardaient cependant avec un certain étonnement. Que signifiait tout cela ?

– Prenez vos souliers et vos guêtres, leur dit le chevalier, ainsi que vos fusils, et venez avec moi.

En même temps il sortit du manoir et ferma la porte sous laquelle il passa ensuite la clef.

La vieille Manon, qui était sourde, n’avait absolument rien entendu et continuait à dormir paisiblement dans la chambre située sous les toits.

Le chevalier à cheval et les deux valets à pied reprirent le chemin de la forêt.

– Çà, dit le premier en se tournant à demi sur sa selle, je crois que vous m’êtes dévoués, mes drôles ?

– Monsieur le chevalier ne peut pas en douter, au moins pour mon compte, répondit le valet de chambre, car il m’est dû trois années de gages.

– Et à moi, quatre, dit le jardinier.

– Le seul moyen que je vous paie, dit le chevalier, c’est que je fasse un bon mariage, et je suis en train de le l’aire ; mais, si vous me trahissez, tout s’en ira en eau de boudin.

– Oh ! du moment qu’il s’agit d’un mariage pour monsieur, fit le valet de chambre, monsieur peut compter sur nous.

– Oui, dit le chevalier, j’ai mis dans ma tête que j’épouserais la comtesse Aurore, et la chose est en bon chemin.

– Seulement, reprit le chevalier, il faut que vous me serviez fidèlement cette nuit.

– Monsieur le chevalier peut compter sur nous jusqu’à la mort, répondit le jardinier.

– C’est bien, dit M. de Valognes.

Et il mit son cheval au petit trot, ce qui força ses domestiques à courir. Au bout d’une heure, il arrivait dans le carrefour où Benoît avait retrouvé le pas de Dagobert.

Alors il descendit de cheval, et, laissant l’animal au milieu de la route, il fit signe aux deux valets de le suivre.

Quand il fut au bord de la brèche pratiquée sous le fourré d’épine, le chevalier se tourna vers eux.

– Vous voyez ce faux chemin ?

– Oui, dit le valet.

– À dix pas, dans le bois, il y a un collet assez fort pour prendre un cerf.

– Bon ! fit le jardinier.

– Mais ce n’est pas un cerf qui s’y prendra.

– Qu’est-ce donc ? fit le valet de chambre.

– Un homme !

Tous deux poussèrent un cri d’étonnement.

– Cependant, poursuivit le chevalier, je ne veux pas qu’il s’étrangle.

– Ah !

– Mais je veux qu’il se prenne, et j’ai compté sur vous. Venez avec moi.

Et le chevalier entra le premier dans le faux chemin, marchant avec précaution, de peur de se prendre au piège qu’il avait tendu lui-même.

Il faisait encore clair de lune, et les deux serviteurs purent voir le collet qui se trouvait pourtant assez habilement masqué par une broussaille.

– Regardez bien et tâchez de comprendre, dit le chevalier, un homme passera sûrement par ici, et j’ai tendu ce collet assez large pour qu’il se prenne par le milieu du corps.

– Il est certain, dit le jardinier, qu’à moins qu’il ne marche à quatre pattes, il ne se prendra pas par le cou.

– La branche que j’ai courbée, continua le chevalier, l’enlèvera. Cachez-vous là, derrière cette broussaille et attendez… vous l’entendrez jeter un cri. As-tu toujours une corde dans ton carnier, toi, Badinier ?

– Oui, monsieur.

– Avant de le dépendre, vous lui attacherez les jambes. Je dois vous dire que c’est un garçon solide et fort comme un taureau, et vous ne serez pas trop de deux pour vous en rendre maîtres.

– Est-ce que nous le connaissons ? demanda Badinier.

– Oui, c’est le forgeron de la Cour-Dieu.

– Dagobert ?

– Justement.

L’étonnement des deux valets était au comble. Quel intérêt le chevalier pouvait-il avoir à prendre Dagobert au piège comme un cerf ou un chevreuil ?

M. de Valognes alla au-devant de leur curiosité.

– C’est le seul homme, dit-il, qui puisse faire manquer mon mariage avec la comtesse Aurore.

– Bon ! dit le jardinier, c’est compris.

– Or, reprit le chevalier, un homme dont les pieds ne touchent plus terre, n’a pas de force pour se défendre. Vous lui lierez donc facilement les jambes ; et quand ce sera fait, vous tirerez à vous et la branche cassera.

Alors, attachez-lui les mains, et s’il crie, faites-lui comme à Benoît, mettez-lui un mouchoir dans la bouche ?

– Et puis, dit le valet de chambre, qu’en ferons-nous ?

– Vous m’attendrez… Mais, je vous le répète, si vous me trahissez ou si vous manquez votre coup, je n’épouserai pas la comtesse, et vous ne serez jamais payés de vos gages.

– Monsieur le chevalier, ricana le valet de chambre, ne pourrait nous donner une meilleure raison.

Et tous deux se couchèrent sur l’herbe, à trois pas du collet et derrière une broussaille qui les masqua complètement.

Le chevalier regagna le carrefour, sauta sur son cheval et s’éloigna au galop dans la direction du château de Beaurepaire.

* *

*

Il n’y avait pas une heure que les deux serviteurs du chevalier étaient cachés dans la broussaille, que la lune disparut tout à coup derrière l’horizon.

Peu après Badinier, qui avait l’oreille fine, tressaillit et dit tout bas :

– J’entends du bruit.

Le valet de chambre colla son oreille contre terre.

– Moi aussi, dit-il.

– C’est celui que nous attendons, sans doute, reprit Badinier.

– Prépare ta corde.

– Je l’ai à la main.

Le bruit devint plus distinct, et bientôt les pas de Dagobert résonnèrent dans le faux chemin.

Les deux valets retenaient leur haleine.

Dagobert avançait toujours. Tout à coup il jeta un cri et se sentit enlevé.

Alors les deux misérables sortirent de la broussaille et se jetèrent sur lui.

Dagobert n’était pas encore revenu de son étonnement, qu’il était lié par les jambes et dépendu.

Cependant, il était robuste, le forgeron, et il lutta énergiquement en poussant des cris. Mais Badinier était une sorte d’Hercule qui l’eut bientôt réduit à l’impuissance en lui appuyant son genou sur la poitrine, tandis que le valet de chambre lui attachait les mains.

– Mon petit, dit alors le jardinier, faut être sage, sans cela, nous te ferons ton affaire.

Et, il le saisit à la gorge, ce qui força Dagobert à ouvrir la bouche.

Le valet de chambre saisit cette occasion, et il enfonça son mouchoir dans cette bouche ouverte.

Dès lors, Dagobert ne poussa plus que des cris sourds et inarticulés.

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