XXV

Le chevalier Michel de Valognes avait donc repris au galop la route de Beaurepaire. La soirée s’avançait et les petites gens qu’abritait le château étaient couchés.

Mais la comtesse des Mazures, Lucien et Toinon étaient debout.

Tous trois se trouvaient réunis dans le boudoir de la comtesse lorsque le chevalier entra.

En son absence, il y avait eu un accord complet entre la comtesse et son fils.

La comtesse avait dit à Lucien :

– Tu aimes cette jeune fille et je ne m’oppose nullement à ce que tu l’épouses. Seulement il paraît qu’elle est presque toujours gardée à vue par le forgeron.

– C’est un misérable ! dit Lucien qui se sentait ivre de colère en songeant à l’affront qu’il avait reçu.

– Il n’est que l’instrument des moines, avait répondu Mme des Mazures.

Et Lucien s’était écrié :

– Mais qu’est-ce que les moines ont à voir dans cette affaire ?

Alors un fin sourire était venu aux lèvres de la comtesse.

– Voyons, mon enfant, avait-elle dit en prenant les mains de Lucien dans les siennes, écoutez-moi.

Vous êtes mon unique affection, et je n’ai pas grand mérite à vous céder et à consentir à ce mariage, malgré son excentricité apparente. Cependant, peut-être eussé-je résisté, au moins essayé de vous faire comprendre que c’était un véritable sacrifice dans lequel notre orgueil de race était tout à fait immolé… si…

La comtesse s’arrêta, souriant toujours.

– Eh bien ! ma mère, dit Lucien étonné.

– Si je ne croyais, reprit-elle, que ce mariage n’est pas aussi ridicule… qu’il en a l’air.

– Ma mère !

– Vous me demandez quel intérêt les moines ont à faire bonne garde autour de la petite ? De tout temps les communautés religieuses se sont distinguées par leur peu d’abnégation des biens de ce monde.

Tout en travaillant pour le ciel, elles n’ont jamais négligé ni de s’affilier des moines riches qui donnaient leur fortune au couvent, ni d’agrandir leurs terres, ni de défendre pied à pied et rigoureusement tous leurs droits.

– Où voulez-vous en venir, ma mère ?

– À ceci : Que Jeanne, – c’est bien son nom, n’est-ce pas ? – que Jeanne pourrait bien n’être ni la filleule ni la nièce du forgeron Dagobert, mais quelque fille de bonne maison dont les moines ont accaparé la fortune.

– Serait-ce possible ?

– C’est ma conviction, mon enfant.

Et la comtesse mit un baiser au front de son fils, puis elle ajouta :

– Vous voyez donc bien que je n’avais pas grand mérite à vous accorder mon consentement ?

– Mais, ma mère, dit Lucien, si les moines sont les tuteurs de Jeanne, que dois-je faire ?

Et Lucien avait pris un air naïf.

– Oh ! le vilain mystérieux ! dit la comtesse en souriant, vous croyez donc que je ne sais pas, tout ?

Lucien se prit à rougir.

– Le chevalier m’a fait ses confidences, dit la comtesse.

– Vraiment ? balbutia Lucien.

– Dagobert a dû s’absenter aujourd’hui, et le chevalier a pris ses précautions pour qu’il ne rentre pas à la forge de la nuit.

Lucien prit la main de la comtesse et la baisa.

– Ah ! ma mère, dit-il, vous êtes un ange ! Ainsi vous me permettez d’enlever Jeanne ?

– Oui, pour l’amener ici et la placer sous ma protection jusqu’à votre mariage.

– Ô ma mère, vous êtes bonne ! dit Lucien en sautant au cou de la comtesse.

En ce moment, le chevalier entra.

– Eh bien ? firent à la fois le fils et la mère.

– Tout va bien, répondit le chevalier. À cheval, mon ami…

– Mais… le forgeron…

– Pris au piège, dit le chevalier.

– Comment ?

– Oh ! mon ami, reprit M. de Valognes, nous n’avons pas le temps d’entrer dans des explications. En ce moment, les minutes valent des siècles, à cheval !

Lucien avait endossé son habit de chasse, ceint son couteau, fait seller son cheval et glissé dans les fontes une paire de pistolets.

Il fallait tout prévoir, même la résistance des moines.

– Convenez, mon enfant, dit la comtesse en l’embrassant, que je suis une mère indulgente et facile…

– Je vous adore ! répondit Lucien.

Quand ils furent en selle et trottant botte à botte dans la direction de la forêt, le chevalier dit à Lucien :

– Mon ami, je suis non seulement un ami sûr, mais encore un ami intelligent.

– Voilà ce dont je n’ai jamais douté, dit Lucien.

– Non seulement j’ai préparé l’enlèvement de Jeanne, mais encore j’ai voulu que vous soyez vengé.

– Comment cela, mon ami ?

– Vous vous souvenez du seau d’eau froide !

– Oh ! fit Lucien avec colère, si Jeanne n’eût pas été dans la maison du misérable, j’y eusse mis le feu.

– Eh bien ! vous allez avoir votre revanche. Dagobert est pris ou va se prendre dans un collet à chevreuil.

– Mais, dit vivement Lucien, vous voulez l’étrangler ! Oh ! ma colère ne va pas jusque-là… Je ne veux pas que cet homme meure…

– Soyez tranquille, il ne mourra pas, j’ai fait cacher mon jardinier et mon valet de chambre, deux robustes gaillards, dans le bois, à quelques pas du collet. Aussitôt que cet étrange gibier sera pris, ils se jetteront sur lui, et, tout en l’empêchant de s’étrangler, ils le ficelleront comme une bourriche.

– Et puis ?

– Et puis je lui donnerai une hospitalité de quelques jours dans la cave de ma bicoque. Mais je veux auparavant que vous le puissiez voir en cet état. Ce sera votre vengeance.

Lucien et le chevalier galopèrent une heure environ. À quelque distance du carrefour, ils s’arrêtèrent.

Alors le chevalier posa deux doigts sur sa bouche et siffla d’une façon particulière. Puis il attendit.

Le coup de sifflet traversa l’espace ; puis, au milieu du silence et de l’obscurité de la nuit, car la lune était descendue derrière l’horizon, un autre coup de sifflet se fit entendre.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Lucien.

– Victoire ! répondit le chevalier.

Et il mit son cheval au galop.

En quelques minutes ils eurent atteint le carrefour. Un homme était debout au milieu.

Le chevalier reconnut son valet de chambre.

– Eh bien ? lui cria-t-il.

– C’est fait, répondit celui-ci.

– Vous le tenez ?

– Oui.

– Venez, mon cher comte, venez, dit le chevalier, vous allez voir votre ennemi.

La nuit était obscure, mais pas assez cependant pour qu’on ne pût pas voir distinctement le malheureux Dagobert solidement garrotté et bâillonné.

Il se tordait sur le sol, faisant des efforts inouïs pour briser ses liens, et poussant de sourds hurlements de fureur au travers de son bâillon.

– Hé ! hé ! mon garçon, dit le chevalier d’un ton moqueur, voilà notre revanche, la revanche de M. le comte Lucien des Mazures. Qu’en penses-tu, mon drôle ?

Dagobert attacha sur Lucien un regard étincelant de fureur.

Il fit même en cet instant un si violent effort que si les cordes eussent été moins épaisses, elles se seraient brisées.

Lucien se pencha à l’oreille du chevalier :

– On ne lui fera pas de mal, au moins ? dit-il.

– Aucun !

Puis le chevalier dit à ses deux serviteurs :

– Faites un brancard avec quatre baliveaux, mettez-moi cet homme dessus et portez-le au château, où vous le descendrez tenir compagnie dans la cave à Benoît.

– Benoît ? exclama Lucien.

– Oui, le petit drôle vous trahissait, mon ami.

– C’est impossible !

– C’est la vérité ! mais je vous expliquerai tout cela en route. Allons reprendre nos chevaux, et courons à la Cour-Dieu.

Dagobert entendit ces derniers mots, et il parvint à jeter un cri si puissant, à travers son bâillon, que Lucien en tressaillit.

– Allons-nous-en ! dit-il, ce spectacle me fait mal.

Cinq minutes après, Dagobert, écumant, entendit retentir le galop des deux chevaux qui s’éloignaient.

Alors les deux valets du chevalier exécutèrent les ordres de leur maître.

Ils coupèrent les branches d’arbres, les assemblèrent grossièrement, et fabriquèrent en quelques minutes une sorte de civière, sur laquelle ils posèrent Dagobert.

Puis, à travers la forêt, ils prirent le chemin du manoir du chevalier, où ils arrivèrent après une heure de marche.

La clé était toujours sous la porte ; les chiens n’avaient pas quitté le chenil.

Badinier ouvrit la porte et entra le premier. Puis il se procura de la lumière.

Le silence le plus profond régnait dans la maison, et Manon, la vieille servante sourde, dormait toujours.

Alors les deux valets prirent Dagobert à bras-le-corps, s’engageant sur l’échelle de meunier qui servait d’escalier.

Mais comme ils arrivaient sur la dernière marche, Badinier, qui portait la lanterne d’une main, jeta un cri d’étonnement et de rage.

La cave était vide, et Benoît le bossu avait disparu.

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