XXIX

Pour expliquer la présence de la comtesse Aurore dans la forge de Dagobert à cette heure indue, il est nécessaire de retourner à la Billardière, le petit castel du chevalier des Mazures, et de nous reporter à cet instant où la jeune comtesse avait reçu des mains du vieux valet de chambre Benjamin le coffre mystérieux qu’elle s’était empressée d’ouvrir.

Elle avait jeté un cri, on s’en souvient, en mettant la main sur un médaillon qui représentait une tête de femme, car cette peinture lui rappelait le joli visage et les beaux cheveux blonds de Jeanne, la pupille de Dagobert, qu’elle avait entrevue à la lueur du feu de la forge. Cependant cette apparition rapide ne s’était pas assez gravée dans son souvenir pour que la jeune comtesse demeurât convaincue qu’elle n’était pas le jouet d’une illusion et que ce portrait de femme ressemblait trait pour trait à la jeune fille de la Cour-Dieu.

Elle avait appelé Benjamin ; mais il s’était retiré aussitôt après lui avoir remis le coffret.

Alors Aurore était demeurée un moment pensive et irrésolue.

Sonnerait-elle pour appeler Benjamin de nouveau ? Ou continuerait-elle à vérifier ce que contenait le coffret ?

Elle s’arrêta à ce dernier parti.

Le coffret renfermait une lettre cachetée de noir et une grosse enveloppe de papier gris, sur laquelle étaient écrits ces mots :

« À ouvrir après la lettre. »

Quant à la lettre à bordure noire, elle portait simplement cette adresse :

« À ouvrir le 1er août 1786. »

Aurore lut ces deux suscriptions.

Elle se leva, alla pousser le verrou de la porte et, pleine d’une vague et mystérieuse émotion, elle vint se rasseoir devant ce petit bureau sur lequel le vieux Benjamin avait posé le coffret.

Elle ouvrit la lettre.

« Mon enfant, disait celle qui, depuis longtemps, avait quitté la terre, si tu lis ces lignes, c’est que tu seras vraiment la fille de mon cœur, comme tu es déjà celle de mes entrailles.

« Par conséquent, je puis et je dois tout te dire. Tu trouveras dans la cassette qui renfermera cette lettre un pli volumineux. C’est l’histoire de mon martyre. Je meurs empoisonnée, mon enfant. Depuis deux années, on a mêlé à mes aliments un poison lent et sûr qui a tué mon corps peu à peu, comme l’on avait déjà tué mon âme. Ouvre ce manuscrit, lis-le, et tu sauras l’histoire de ta malheureuse mère et le nom de son assassin.

« Mon enfant, ma fille chérie, avant de te dire un dernier adieu, laisse-moi te charger d’un devoir.

« Il y a de par le monde un être à qui tu tiens par les liens du sang, une fille qui aura dix-neuf ans quand tu en auras dix-huit.

« Cette fille, c’est ta sœur… »

 

À ces mots, Aurore s’interrompit brusquement et jeta un cri, en même temps que la lettre qu’elle tenait lui échappait des mains.

Une sœur ! elle avait une sœur !

Et elle courut à un gland de sonnette et le secoua avec une précipitation fiévreuse. Tout aussitôt, la porte s’ouvrit. C’était Benjamin, le vieux valet, qui, prévoyant sans doute que la comtesse n’irait pas jusqu’au bout de sa lecture sans avoir besoin de le questionner, était resté dans l’antichambre.

– Me voici, mademoiselle, dit-il.

Aurore avait le visage baigné de larmes.

Elle courut au vieux domestique.

– Parle, dit-elle, parle !

– Que voulez-vous savoir ? fit-il avec émotion.

– Pourquoi ne m’avez-vous jamais dit, ni toi ni mon père, que j’avais une sœur ?…

– Vous en aviez une, mademoiselle.

– J’en avais… une ?… Elle est donc morte ?

– Je ne sais pas.

– Benjamin, Benjamin, s’écria la jeune fille, j’ai lu les deux lettres de ma mère… je veux tout savoir.

– Avez-vous lu la seconde jusqu’au bout ? demanda-t-il.

Aurore tressaillit.

– Non, dit-elle.

– Alors, lisez-la.

Elle ramassa la lettre qui gisait sur le parquet et reprit sa lecture.

« Tu as une sœur. Cette sœur, on a voulu la frapper comme moi. Un homme dévoué l’a sauvée. Parviendra-t-il à la soustraire aux bourreaux de ta mère ? Hélas ! je l’ai demandé à Dieu avec ferveur et les mains jointes.

« Quand ces lignes te parviendront, où sera-t-elle ? Dieu seul le sait !

« Mais si tu es forte, mon enfant, si tu es courageuse et vaillante, mets-toi à sa recherche et protège-la.

« Adieu, au revoir plutôt. Je vais t’attendre dans le ciel.

« Ta mère »

« GRETCHEN. »

– Ainsi donc, j’ai une sœur ? répéta Aurore en regardant Benjamin. Pourquoi mon père ne m’en a-t-il jamais parlé ?

Un amer sourire passa sur les lèvres du vieillard.

– Parce qu’il la croit morte, dit-il.

– Morte !

– Et c’est bien heureux… acheva-t-il en baissant la voix.

Aurore pâlit et se prit à trembler.

Maintenant, elle pressentait quelque horrible révélation et n’osait plus questionner Benjamin.

Elle avait pris dans ses mains fiévreuses cette volumineuse enveloppe qui contenait le secret de la mort de sa mère et le nom de son assassin.

Elle la tournait et la retournait, posant parfois ses doigts sur le cachet de cire noire et les retirant avec précipitation, comme si ce cachet les eût brûlés.

Elle voulait et n’osait l’ouvrir.

Enfin, ses regards tombèrent tout à coup sur ce médaillon qui d’abord avait attiré son attention. Et, le prenant :

– Benjamin, dit-elle, quel est ce portrait ?

– Ce portrait ! répondit-il ; mais vous ne le devinez donc pas ?

Elle le regarda avec anxiété.

– C’est votre mère, acheva-t-il d’une voix émue. La comtesse jeta un cri.

– Ah ! dit-elle, alors je puis t’affirmer que ma sœur n’est pas morte !

Et, cette fois, elle rompit le cachet de l’enveloppe et en retira le volumineux manuscrit.

Il était tracé d’une main courante, fine, un peu pointue, et qui trahissait l’habitude d’écrire l’allemand.

Et la jeune fille se replongea dans le fauteuil où elle était assise tout à l’heure, et se mit à dévorer ces pages qui lui devaient apprendre tant de choses.

Quant au vieux Benjamin, il s’était de nouveau retiré sur la pointe du pied.

Share on Twitter Share on Facebook