Qui donc avait tiré sur le chevalier Michel de Valognes ?
Pour le savoir, il nous faut suivre Benoît le bossu à partir du moment où, trouvant le collet brisé, il avait pris sa course vers la Cour-Dieu, avec la conviction que Dagobert était parvenu à se dégager. Benoît s’était dit :
– Du moment que M. Lucien suit les conseils du chevalier, c’est qu’il ne vaut pas mieux que lui, et je ne veux pas qu’il arrive malheur à Dagobert. Aussi, vais-je le prévenir qu’on veut enlever la demoiselle.
Benoît n’avait plus le secours de la lune pour chercher son chemin.
Mais il connaissait si bien la forêt qu’il y eût marché les yeux fermés.
– Il est bien sûr, se disait-il en courant à travers bois, que le chevalier et M. Lucien ont pris la route de la Cour-Dieu, et que, certains que Dagobert est pris dans un collet, ils vont enlever Jeanne.
Mais ils ont beau galoper, il leur faut suivre les lignes et j’arriverai encore avant eux. Peut-être même que j’arriverai avant Dagobert.
En effet, Benoît avait pris ce faux chemin que Dagobert avait suivi dans la journée en sens inverse et qui était droit comme un i, tandis que les routes forestières que le chevalier et Lucien avaient dû suivre faisaient un assez grand détour et allongeaient la distance du double.
La nuit était obscure. Néanmoins, à deux ou trois cents mètres de ce poteau indicateur auprès duquel s’était déroulé le petit drame que nous avons raconté. Benoît trouva une coupe blanche couverte de ces longues herbes jaunes au milieu desquelles les fauves vont « faire une nuit ».
En hiver, quand la gelée blanche ne fond qu’imparfaitement aux rayons d’un pâle soleil, ces herbes acquièrent une certaine rigidité, et, par conséquent, quiconque les traverse, homme ou bête, y laisse une trace. Si Dagobert était retourné à la Cour-Dieu il aurait dû passer par là.
Or, comme Benoît, à force de vivre dans les bois, avait acquis la faculté d’y voir comme un chat ou une bondrée dans l’obscurité, il eut bientôt remarqué l’herbe couchée en droite ligne.
Ce n’était ni la coulée d’un lapin ou d’un lièvre, ni la traînée d’un renard, ni le bond inégal d’un chevreuil, mais bien la trace d’un homme qui courait droit devant lui. Benoît ne douta pas un moment que ce ne fût Dagobert qui eût passé par là.
– Il a de l’avance, se dit-il, mais je le rattraperai.
Et il se reprit à bondir avec une vitesse et une légèreté qui tenaient du prodige. Il fit ainsi une demi-lieue, tantôt dans le fourré, tantôt à travers les herbes blanches, tantôt encore à travers les grands taillis aussi clairs que la futaie.
De temps en temps, il retrouvait cette trace de pas qu’il prenait pour celle de Dagobert. Alors il se couchait, l’oreille contre terre, espérant entendre le bruit de la course de Dagobert.
Et chaque fois il se relevait en murmurant :
– Il faut tout de même qu’il ait une fière avance pour que je n’entende rien.
Enfin, comme il se couchait de nouveau, un bruit parvint à son oreille.
Un bruit de sabots résonnant en cadence sur la terre durcie. Benoît ne s’y trompa point. C’étaient des chevaux qui allaient au pas dans une route forestière.
Et ces chevaux, n’étaient-ce pas ceux de Lucien et du chevalier de Valognes ?
– Bon ! pensa Benoît, j’arriverai toujours avant eux.
Il se remit donc en chemin.
Mais tout à coup un autre bruit se fit tout auprès de lui. Benoît s’arrêta.
En même temps un homme se dressa au milieu des broussailles, et, le couchant en joue, cria :
– Halte ! qui es-tu ?
– Benoît, répondit le bossu.
L’homme qui avait le fusil à l’épaule en laissa retomber la crosse à terre.
– Tu m’as rudement l’ait peur, dit-il.
– Oh ! c’est toi, Jacques Brizou ?
– C’est moi, dit l’homme qui s’avança vers Benoît.
Ce Jacques Brizou n’était autre que le paysan qui avait coupé le jarret du cerf, quatre jours auparavant, et que la comtesse Aurore avait si rudement mené. Jacques Brizou avait enroulé autour de lui un gros sac de toile blanche.
– Bon ! dit Benoît en souriant, tu as ta charge de bécasses, n’est-ce pas ?
– Oui, et j’ai cru que c’était un garde qui me donnait la chasse.
– Non, dit Benoît ; mais d’où viens-tu ?
– Du poteau des six routes.
– Tu as passé dans les herbes blanches ?
– Oui, au beau milieu.
– Ah ! tonnerre ! murmura Benoît, ce n’est donc pas Dagobert ?
– Je ne l’ai vu ni entendu.
– Alors, il lui est donc arrivé malheur ! s’écria Benoît.
– Malheur ?
– Je le crains.
Et Benoît confia à Jacques Brizou, en quelques mots, tout ce qu’il savait.
– Oh ! les misérables ! dit le paysan. Il faudra pourtant bien que tout ça finisse !
– M. Lucien n’est pas méchant, dit Benoît, mais M. de Valognes ne vaut pas cher.
– Oh ! dit Jacques Brizou, si je le tiens jamais au bout de mon fusil… je crois que je lui ferai son affaire.
– Chut ! dit vivement Benoît, écoute !
– J’entends des chevaux, dit Jacques Brizou.
– Ce sont eux.
– Qui eux ?
– M. Lucien et le chevalier.
– Et où vont-ils ?
– À la Cour-Dieu… enlever la demoiselle de la forge.
– Oh ! dit Jacques Brizou, Dagobert est un brave homme et un bon compagnon ; nous ne permettrons pas qu’on lui fasse cet affront ; n’est-ce pas, petiot ?
– Non, dit Benoît.
– Alors, courons…
– Je ne demande pas mieux, dit Benoît, mais tu n’es pas dératé comme moi, et tu aurais beau faire, tu ne les rattraperais pas… Prête-moi ton fusil.
– Pour tuer M. Lucien ?
– Oh ! non, pas lui… mais… le chevalier.
– Prends, dit froidement Jacques Brizou : ce sera toujours un méchant homme de moins.
Benoît n’eût pas fait de mal à une mouche quelques heures auparavant ; mais à présent il avait soif de vengeance, et il voulait la mort au chevalier.
Ce fut donc avec un frisson de joie et un violent battement de cœur qu’il s’empara du fusil.
– Merci, Jacques, dit-il.
– Je vais toujours essayer de te suivre, dit le paysan, et j’arriverai à la Cour-Dieu tôt ou tard.
Mais Benoît était déjà loin.
Il bondissait de taille en taille, appuyant toujours sur la droite de façon à se rapprocher obliquement de la route forestière que le chevalier et Lucien suivaient en causant à voix basse.
Le chevalier ne s’était donc pas trompé lorsqu’il s’était brusquement arrêté et avait prétendu entendre un bruit de feuilles froissées et de branches cassées.
Benoît était à vingt pas dans le bois, le fusil de Jacques Brizou à l’épaule.
Mais la terre de la route était brune et sans reflets.
Benoît craignit de ne pas distinguer le chevalier de Lucien, et il ne fit pas feu.
Les deux cavaliers s’étaient donc remis en chemin.
On se rappelle que vers le milieu de la route du bois Thomas, le chevalier, entendant le même bruit, avait franchi le fossé et était entré dans la futaie.
Benoît était à califourchon sur une branche d’arbre, et le chevalier passa à dix pas de lui. Il était blotti dans une broussaille, à six pas, quand Lucien et le chevalier arrivèrent, s’arrêtèrent un moment et se séparèrent.
Le chevalier, on s’en souvient, demeura au milieu du chemin, et Lucien se dirigea vers la Cour-Dieu.
Benoît attendit alors que le comte des Mazures se fût éloigné.
Pour mieux épauler, il fit un mouvement ; quelques racines craquèrent, et le chevalier, tressaillant de nouveau, voulut rentrer sous bois.
Mais, en ce moment, Benoît, qui avait eu le temps de l’ajuster, pressa la détente et fit feu, et, on l’a vu, le chevalier tomba frappé de deux balles : l’une à l’épaule, l’autre en pleine poitrine.
Benoît était vengé.
* *
*
Au moment où le coup de feu se fit entendre, Lucien était déjà à trois ou quatre cent mètres de distance.
Il tressaillit et s’arrêta net.
Il avait entendu la détonation, mais il n’avait pas entendu le cri du chevalier.
Cependant, il eut le pressentiment d’un malheur et voulut rebrousser chemin.
Mais, en cet endroit, la route formait un coude, et les bâtiments de la Cour-Dieu lui apparurent à une faible distance.
Et avec eux la maison de Dagobert.
Et, au travers des ais mal joints de la porte, un filet de lumière.
Et Lucien eut un battement de cœur et il pensa que Jeanne l’attendait peut-être…
– Je suis fou ! se dit-il ; c’est quelque braconnier qui vient de tuer un lièvre à l’affût.
Et il remit son cheval au galop.
Quand il fut auprès de la maison, Lucien descendit, laissa son cheval sur la route et s’approcha de la porte.
La lumière qu’il avait vue partait de la forge.
Lucien, dont le cœur battait à rompre, approcha alors son œil d’une fente qui se trouvait dans la porte et regarda.
Mais soudain il recula pâle, frémissant, la gorge aride, les cheveux hérissés.
Jeanne était assise au milieu de la forge.
Mais elle n’était point seule…
Une femme était auprès d’elle, et lui serrait familièrement les mains.
Et cette femme, c’était la comtesse Aurore.