XXVII

Suivons maintenant Lucien et son ami, le chevalier Michel de Valognes.

Tous deux s’étaient éloignés au galop du carrefour où le malheureux Dagobert était tombé dans un guet-apens, et ils avaient pris la route de la Cour-Dieu.

Alors Lucien s’était tourné vers le chevalier.

– Que m’avez-vous donc dit de Benoît ? fit-il.

– Que le drôle avait voulu nous trahir.

– C’est impossible.

– Je vais vous démontrer le contraire. Écoutez bien, et vous comprendrez que rien n’est plus naturel.

Saviez-vous ce que j’allais faire, quand j’ai quitté le château de Beaurepaire à la nuit tombante ?

– Assurément non, je savais seulement que vous vous occupiez de Dagobert.

– J’allais tendre le collet, ou plutôt le faire tendre à Benoît, qui est habile en ces sortes de choses ; Benoît, tant qu’il n’a pas su au juste de quoi il s’agissait, m’a obéi sans mot dire. Il m’a procuré un fil de laiton que je n’avais pas ; il m’a montré le faux chemin par où Dagobert avait passé.

– Ah ! dit Lucien, il savait que Dagobert était en route ?

– Non pas, mais il a constaté tout simplement d’abord qu’un homme venait de passer. Alors j’ai tendu le collet.

Mais, dit le chevalier, ce drôle-là a un flair merveilleux ; il est plus bête fauve qu’il n’est homme. N’a-t-il pas reconnu que les empreintes de pas étaient celles du pied de Dagobert !

– Et qu’a-t-il fait alors ?

– Il s’est écrié que Dagobert était son ami, et qu’il ne voulait pas se prêter à ce qu’on lui fît du mal.

– Ah ! Dagobert est son ami, ricana Lucien qui haïssait maintenant cordialement le forgeron, et trouvait Benoît, qu’il avait comblé de bontés, bien hardi de ne pas partager sa haine.

– Hé ! mon cher, répondit le chevalier, tous ces gens-là s’entendent entre eux, se liguent au besoin contre nous, et vous verrez à quoi nous aurons conduits les idées philosophiques et humanitaires qui gangrènent depuis un quart de siècle la noblesse française.

– Mais enfin, dit Lucien, qui ne partageait point sur cette matière les opinions du chevalier, que s’est-il passé alors ?

– Une chose bien simple. J’ai pris le petit misérable au collet.

– Et il ne s’est pas défendu ?

– J’étais plus fort que lui, et je l’eusse étranglé au besoin. Puis, je l’ai placé en travers de ma selle et j’ai piqué un temps de galop jusque chez moi. Comme, en route, il se débattait, je l’ai averti que je lui logerais dans la tête la balle de ma carabine, s’il opposait la moindre résistance et s’il criait. Alors il s’est tenu tranquille et n’a plus soufflé mot.

Arrivé chez moi, j’ai éveillé mes domestiques, nous l’avons solidement garrotté, et je l’ai descendu dans la cave, où, à cette heure, il médite sans doute sur les inconvénients d’être l’ami d’un forgeron, et de se mettre en hostilités avec des gentilshommes.

Et le chevalier se mit à rire.

– Mais qu’allons-nous faire de Dagobert ? demanda encore Lucien.

– Ce que vous voudrez.

– Hein ?

– Mon cher, reprit le chevalier, il est une chose qu’il ne faut point vous dissimuler. Tant que vous ne serez pas marié, Jeanne sera légalement sous la tutelle des moines. Par conséquent, il faut être logique. Si nous rendons trop tôt la liberté à Dagobert, Dagobert s’en ira au couvent trouver dom Jérôme et fera grand bruit et grand tapage.

– La chose est certaine.

– Dom Jérôme, prévenu à temps, montera à cheval, ira chez l’évêque et chez le gouverneur de la province, et parlera si haut qu’on vous reprendra la jeune fille.

– Oh ! fit Lucien en serrant dans sa main crispée le manche de son fouet de chasse.

– Donc, reprit le chevalier, il faut prendre nos précautions. Je réponds de mes gens, et par conséquent de Dagobert et de Benoît. Dans une heure, Jeanne est en votre pouvoir.

– Dieu vous entende ! murmura Lucien dont le cœur battait à outrance.

– Vous la conduisez à Beaurepaire, et votre mère la prend sous sa protection. Il est même convenu, entre elle et moi, que demain soir vous partirez tous les trois en chaise de poste pour Paris.

Qu’avons-nous donc à faire pour assurer la possibilité de ce voyage ? Une seule chose. Tenir Dagobert et Benoît prisonniers assez longtemps pour que dom Jérôme puisse croire que le forgeron s’est absenté avec sa pupille, et profiter des vingt-quatre heures d’irrésolution que cette disparition jettera parmi les moines.

– Alors vous garderez Dagobert ?

– Oui.

– Mais vous ne le maltraiterez pas, ni Benoît non plus ?

– Je vous le promets.

Lucien poussa son cheval qui, engagé dans une allée boueuse, s’était mis au pas.

– Mon cher comte, reprit le chevalier, je comprends votre impatience ; mais il ne faut cependant pas trop nous presser. Et je vais vous en dire la raison, ou plutôt les raisons, car il y en a deux.

– Quelles sont-elles ?

– La première est que les moines se lèvent à deux ; heures pour chanter « Matines ».

Il faut donc attendre qu’ils soient à la chapelle. Une fois l’office commencé, rien ne saurait plus les distraire, et ils ne viendront point vous déranger.

– C’est assez juste. Voyons la seconde raison ?

– Dagobert s’éveille entre trois et quatre heures du matin ordinairement, et, bien qu’il fasse le moins de bruit possible, Jeanne doit s’éveiller souvent à cette heure-là. Vous ne troublerez donc pas son premier sommeil.

– C’est ma foi vrai, dit Lucien.

Et il tira sa montre, qu’il fit sonner. Elle marquait une heure et demie du matin.

– Nous avons une grande heure devant nous, dit le chevalier ; donc, ne nous pressons pas.

Lucien poussa un soupir et remit son cheval au pas. Soudain, le chevalier arrêta brusquement son cheval.

– Silence ! dit-il tout bas.

– Qu’est-ce donc ? demanda Lucien étonné.

– N’avez-vous rien entendu ?

– Absolument rien.

– Moi, il m’a semblé que j’entendais un bruit de feuilles froissées et de branches qui craquaient, là, dans cette enceinte.

– C’est quelque bête fauve qui s’est dérobée.

– Peut-être… Cependant…

– Quoi donc ? fit Lucien étonné de cette inquiétude manifestée par le chevalier.

– Au fait, répondit celui-ci, c’est impossible et je suis fou !

– Que voulez-vous dire ?

– Si je n’étais certain que Benoît est pieds et poings liés dans ma cave…

– Eh bien ?

– J’aurais cru que c’était lui qui bondissait à travers les taillis.

– Mon cher, dit Lucien, je n’ai absolument rien entendu, moi.

– Ah ! vraiment ?

– Et je vous jure pourtant que j’ai tellement chassé en forêt avec Benoît, que je l’entends courir sous bois à un quart de lieue de distance.

– Alors, je me suis trompé.

Et tous deux se remirent en route. Mais le chevalier s’arrêta de nouveau.

– Oh ! cette fois, dit-il, j’ai bien entendu, là… sur notre gauche.

Et il fit franchir le fossé à son cheval et entra brusquement sous bois.

Mais la nuit était obscure, et le chevalier ne pouvait pousser bien loin sa reconnaissance. D’ailleurs, le bruit avait cessé.

M. de Valognes rejoignit donc Lucien et lui dit :

– Je crois que j’ai des bourdonnements dans les oreilles.

– C’est un chevreuil qui a passé près de nous, dit Lucien. Benoît ne saurait avoir le don d’ubiquité, et puisqu’il est dans votre cave, il ne saurait être ici.

– Vous avez raison, dit le chevalier.

Ils arrivèrent ainsi à la route frayée qui, venant de Sully-la-Chapelle et de Fay-aux-Loges, s’en allait à Pithiviers, passant sous les murs du couvent et devant la forge de Dagobert.

Alors le chevalier dit à Lucien :

– Je crois qu’il est prudent que je vous attende ici.

– Pourquoi ?

– Mais parce que Jeanne vous ouvrira plus facilement si vous êtes seul.

– Vous avez raison, mon ami.

– Si elle résiste, si vous avez besoin de moi, envoyez-moi un coup de sifflet et vous me verrez arriver au galop.

– Chevalier, dit Lucien, dont le cœur battait violemment, vous êtes mon meilleur ami.

Et il lui tendit la main.

– Allez, beau paladin ! dit le chevalier en souriant.

Lucien poussa son cheval, et le chevalier Michel de Valognes demeura en travers du chemin, écoutant le galop du cheval sur la route suivie.

Tout à coup, M. de Valognes tressaillit de nouveau, et cette fois tout près de lui.

– Oh ! par exemple ! s’écria-t-il, j’en aurai le cœur net.

Et comme il s’apprêtait à rentrer sous bois, un éclair se fit sous la broussaille voisine, une balle siffla et le chevalier, poussant un cri de douleur, vida les arçons et tomba sanglant au bord du fossé.

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