XXXII

Vingt-quatre heures s’étaient écoulées.

Aurore n’était point montée à cheval, comme l’on aurait pu le croire, elle n’avait pas couru à la Cour-Dieu pour y prendre Jeanne dans ses bras, la couvrir de baisers et lui dire :

– Tu es ma sœur !

Non pas que, dans un élan du cœur, elle n’eût voulu le faire ; mais le vieux Benjamin l’en avait empêchée.

– Mademoiselle, avait-il dit à Aurore, Jeanne, la fille de votre mère, n’a point été abandonnée, croyez-le bien, à la forge de la Cour-Dieu sans une cause sérieuse, et cette raison, vous la devinez, n’est-ce pas ?

– Oui, avait répondu Aurore en baissant les yeux ; on craignait que mon père… que ma tante… ne pussent faire d’elle ce qu’il ont fait de ma mère.

– C’est cela dit Benjamin d’un signe de tête. Et baissant encore la voix :

– Vous comprenez bien maintenant ce qu’est devenue la cassette emplie de bons du Trésor et de billets de caisse.

– Oui, certes.

– Ceux à qui l’on a confié Jeanne conservent ce trésor, peut-être à son insu, mais pour le lui restituer fidèlement un jour.

– Penses-tu donc qu’il soit dans les mains du forgeron ?

– Non, je ne crois pas, mais…

– Mais ? fit Aurore.

– On doit l’avoir confié à un moine du couvent.

– En vérité ?

– Ne vous ai-je pas dit que le lendemain du mariage de Gretchen avec le chevalier des Mazures, poursuivit Benjamin, MM. de Maurelière et de Beauvoisin avaient quitté Munich ?

– En effet.

– Et que le dernier, au lieu de retourner à Paris, était allé s’ensevelir dans un cloître ?

– Et bien ? fit Aurore rêveuse.

– Eh bien ! ce moine est peut-être à la Cour-Dieu… et peut-être même que ce moine a nom dom Jérôme.

– Oh ! si cela était…

– Écoutez encore, mademoiselle, dit Benjamin. J’ai vu couler vos larmes, je vous sais bonne maintenant, et je sens que l’âme de ma pauvre Gretchen est en vous. Je puis donc compter sur votre affection pour cette sœur dont vous ignoriez hier l’existence.

– C’est-à-dire, répondit Aurore, que je consacrerai ma vie à la protéger, à la défendre, à assurer son bonheur.

– Alors, soyons prudents, dit Benjamin, et donnez-moi jusqu’à demain pour réfléchir au parti que nous devons prendre.

Le rebouteux arriva une heure après Benjamin.

Cet homme fut introduit dans la chambre aussitôt qu’il arriva.

Benjamin l’accompagnait.

Il regarda le malade, qui attachait sur lui un œil avide, garda le silence pendant quelques secondes, et finit par dire :

– Monseigneur, je vous guérirai, si vous ne craignez pas de dormir pendant un jour plein et la nuit suivante.

– Si je veux dormir ! s’écria le chevalier, mais il y a trois jours que je ne puis fermer l’œil.

– Alors, dit le rebouteux, je vais vous endormir ; seulement, pour cela, il faut que je descende au jardin.

En effet, le père Jacob – c’était son nom – se fit conduire dans le potager de la Billardière, et il cueillit çà et là certaines plantes parasites oubliées le long des plates-bandes par le râteau du jardinier.

Puis il s’en alla à la cuisine et fit bouillir le tout, composant ainsi une sorte de potion qu’il apporta au chevalier en lui disant :

– Ça va vous endormir, et si profondément même, que je vous frictionnerai les jambes sans que vous vous en aperceviez.

Le chevalier, dont les souffrances étaient intolérables, avala d’un trait ce jus d’herbes mystérieux. L’effet en fut foudroyant. Dix secondes après, le chevalier cessa de crier.

– Oh ! dit-il, il me semble que je m’en vais et qu’on me descend dans un puits, tant j’ai froid. Il me semble encore… que…

Mais la langue s’épaissit tout à coup et demeura collée à son palais.

En même temps, ses yeux se fermèrent.

Benjamin regarda alors le rebouteux avec inquiétude.

– Ah çà ! vous ne l’avez pas tué, au moins ?

– Non, dit le rebouteux ; seulement, il dort, et tout son corps est insensible.

– Ah !

– Et c’est précisément ce que je veux.

– Pourquoi ?

– Parce que je le frictionnerai aux parties malades sans le faire souffrir.

– Et qu’attendez-vous de cette friction ?

– La guérison de l’accès.

Le rebouteux paraissait sûr de son affaire. Benjamin le laissa faire.

Aurore n’était point entrée chez son père, comme à l’ordinaire, prenant pour prétexte leur explication pleine d’aigreur de la veille.

Mais, en réalité, depuis qu’elle avait lu le manuscrit de sa mère morte, depuis que Benjamin avait complété ce triste récit, Aurore se sentait l’âme pleine d’horreur, et elle se demandait comment un tel misérable pouvait être son père.

Le rebouteux opéra frictions sur frictions sur le bas des jambes et les orteils du goutteux qui paraissait en proie à une catalepsie complète.

Puis il annonça qu’il reviendrait le lendemain et qu’il était sûr de trouver son malade complètement rétabli.

Alors, quand il fut parti, Aurore entra.

Benjamin était au chevet du chevalier.

– Il dort, comme vous voyez, dit-il à la jeune fille.

Pâle, frémissante ; Aurore contemplait le chevalier, qui était comme mort, et elle dit d’une voix sourde :

– Voilà donc l’homme qui a tué ma mère.

– S’il ne l’a point tuée lui-même, répondit Benjamin, du moins a-t-il laissé faire les assassins et les bourreaux.

– Oh ! fit Aurore avec un accès de désespoir, est-il donc possible que je sois la fille de cet homme ?

Benjamin ne répondit pas.

Aurore reprit :

– Quand tu as été parti ce matin, mon vieil ami, je me suis jetée à genoux, j’ai demandé pardon à Dieu pour toutes mes fautes de jeunesse ; j’ai supplié ma sainte mère, dont je couvrais l’image de baisers ardents, de m’inspirer, du fond de sa tombe, la conduite que je devais tenir désormais. Et ma mère m’a répondu…

– Ah ! fit Benjamin.

– Une voix secrète s’est élevée dans mon cœur, que j’ai compris être la sienne.

– Et que vous a dit cette voix, mademoiselle ?

– Qu’une fille ne pouvait punir son père, mais qu’elle avait le droit de se séparer de lui à tout jamais.

– Que comptez-vous donc faire ? dit Benjamin avec une vague inquiétude.

– Faire en cachette nos préparatifs de départ.

– Ah !

– Demain soir, quand mon père sera couché, nous monterons à cheval tous les deux.

– Et où irons-nous ?

– À la Cour-Dieu, d’abord.

Benjamin tressaillit.

– Là, je verrai celle qui est ma sœur ; je lui raconterai l’histoire de notre mère, et je la déterminerai à nous suivre.

– Mais où ?

– À Paris, et certes Paris est assez vaste pour que nous puissions nous y cacher et déjouer toutes les poursuites de mon père et de ma tante. D’ailleurs, mon père ne songera pas à me poursuivre.

– Vous croyez ?

– Oui, car je lui laisserai une lettre qu’il trouvera le lendemain et dans laquelle je lui dirai que je sais tout.

Un père, si pervers qu’il soit, n’affronte pas aisément le mépris de sa fille.

Le chevalier, tandis que Benjamin et la comtesse Aurore causaient à son chevet, était aussi immobile, aussi raide qu’un cadavre. Le soir vint, puis la nuit s’écoula.

Le lendemain, Benjamin entra dans la chambre et trouva son maître dans le même état.

Le chevalier n’avait pas remué, et on eût pu croire qu’il était mort.

Cependant, en appuyant l’oreille sur sa poitrine, on entendait distinctement les battements de son cœur.

Aurore qui revint le voir constata pareillement ce singulier cas de catalepsie.

Une partie de la journée s’écoula, et quand le rebouteux revint, le chevalier n’avait pas encore rouvert les yeux.

– Ça ne fait rien, dit-il à Benjamin, il n’y a pas de danger. J’ai l’habitude de me servir de ce remède sur des paysans qui sont généralement plus robustes. Votre maître est un homme usé, et la dose a été un peu forte. Il dormira jusqu’à demain matin, voilà tout.

Et quand le rebouteux fut parti, Benjamin dit à la comtesse Aurore :

– Mademoiselle, puisque vous parlez de partir, autant partir ce soir-même.

– J’y songeais, répondit Aurore, mais Jeanne consentira-t-elle à me suivre sur-le-champ ?

– Je ne sais pas, dit le vieux serviteur.

– Eh bien ! dit Aurore, je vais aller à la Cour-Dieu.

– Bon !

– Je la verrai. Je parlerai à Dagobert… je lui dirai quel danger elle court…

– En effet, observa Benjamin, la comtesse ne se tiendra pas tranquille en apprenant que son fils aime la pupille du forgeron.

– Je le crains, dit Aurore.

– Elle voudra la voir, poursuivit Benjamin, et, si elle la voit, elle sera frappée de la ressemblance qu’a la jeune fille avec votre mère… Dès lors, le génie infernal de cette femme se mettra à l’œuvre…

– Oh ! tu as raison, dit la jeune fille. Va me faire seller un cheval, je pars.

– Vous irez à la Cour-Dieu ce soir ?

– Oui.

– Seule ?

– Toute seule. Tu sais bien que je n’ai peur de rien, et qu’on m’a souvent appelée Diane chasseresse ?

Le vieux Benjamin s’inclina et sortit pour aller exécuter les ordres de sa jeune maîtresse.

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