Il y avait une chose que le père Jacob, le rebouteux, n’avait pas dite et qu’il savait peut-être pas lui-même, c’est que le breuvage, composé d’herbes sauvages, qu’il faisait prendre à ses malades et qui les paralysait, ne produisait cependant qu’une catalepsie partielle.
Le corps était privé de mouvement, les yeux demeuraient clos, la bouche se fermait, la langue était paralysée mais l’ouïe restait libre et le prétendu dormeur conservait toute son intelligence.
Qu’on juge à présent de ce que dut éprouver le chevalier des Mazures, pensant et entendant, lorsque Benjamin et la comtesse Aurore se mirent à parler librement à son chevet.
Le matin, il n’avait eu que des soupçons.
Maintenant, il avait une certitude. Benjamin avait parlé. Il avait appris à la jeune fille que sa mère était morte assassinée, et Aurore avait désormais horreur de lui.
Pendant sept ou huit heures, le chevalier souffrit mille morts.
Il était une chose à laquelle cet homme souillé de tous les crimes n’avait jamais songé durant sa longue existence pleine de forfaits et de trahisons, – c’était que sa fille serait quelque jour instruite de son infamie, et qu’alors il serait en butte sinon à sa haine, au moins à son mépris.
Cette pensée tortura pendant plusieurs heures cette âme enfermée dans un corps sans mouvement.
Sous cette apparence de sommeil profond couvait une rage folle, une tempête de fureur et de vengeance.
Si Benjamin, causant familièrement avec Aurore de cette sœur mystérieusement élevée à l’ombre du couvent de la Cour-Dieu, avait pu se douter que son maître ne perdait pas un mot de ce qu’il disait, il eût frémi de la tête aux pieds.
Le chevalier avait désormais son secret.
Il entendit Aurore annoncer au vieux serviteur qu’elle allait à la Cour-Dieu, qu’elle verrait Jeanne, qu’elle la préparerait à une fuite prochaine.
Ainsi donc, non seulement il était menacé de l’abandon de sa fille, mais encore, il apprenait ce qu’il ne savait pas, l’existence de cette enfant qu’il croyait morte depuis huit ans.
Dès lors, une révélation tout entière se faisait dans son esprit.
Jeanne n’était pas morte, et le comte des Mazures, son père, avant de mourir, avait veillé au salut de cette fille.
Il y avait mieux sans doute ; cette fortune immense, objet de la double convoitise du chevalier et de la mère de Lucien, cette fortune que tous deux avaient cherchée vainement, s’accusant réciproquement de l’avoir volée, elle existait donc à l’état de dot pour la première fille de Gretchen, et sans doute que ceux qui l’avaient élevée dans l’ombre, en étaient les dépositaires.
L’amour de l’or triompha chez le chevalier de ce premier sentiment d’épouvante qu’il avait éprouvé en songeant que sa fille allait le mépriser et le haïr.
Et cette âme indomptable qui veillait dans ce corps paralysé se livra alors à des calculs diaboliques, à des machinations infernales.
D’abord, elle résolut la perte de Benjamin.
Benjamin était peut-être le plus sérieux obstacle à la réalisation de ses plans.
Aurore était jeune ; Aurore était sa fille ; Aurore, le voyant quelque jour à genoux devant elle, lui, son père, demandant pardon, s’accusant, rejetant tout l’odieux de sa conduite sur Mme des Mazures, Aurore le croirait si Benjamin n’était plus là pour lui dire :
– Cet homme a menti.
Et, dès lors, le chevalier pourrait redevenir l’objet de l’affection d’Aurore et prendre Jeanne avec lui, et la dépouiller avant que la jeune comtesse eût songé à se défier.
Alors, quelque chose se passa dans l’âme du chevalier, qui ressemblait à ce qu’éprouverait un homme enterré vivant et qui se réveillerait dans son cercueil.
Désormais, ce corps sans vie, enfermant une âme vivante, lui faisait l’effet d’un sépulcre. Il se révoltait contre cette prison de chair dont il ne pouvait briser les parois.
Quand donc la prédiction du rebouteux se réaliserait-elle ?
Quand donc reviendrait-il à lui ?
Benjamin était toujours assis auprès du lit.
Le chevalier ne pouvait le voir, mais il le sentait ; il entendait la respiration saccadée du vieillard, et sa haine pour lui s’en augmentait.
Pendant quinze ans, Benjamin avait fait trembler le chevalier, car il était demeuré auprès de lui, non comme un serviteur, mais comme l’exécuteur testamentaire de la pauvre Gretchen, comme le protecteur de sa fille.
Maintenant le chevalier comprenait qu’il fallait que cet homme disparût et que la victoire qu’il rêvait n’était possible qu’au prix de cette disparition.
Et l’âme infernale du chevalier trouva sur-le-champ le moyen de se débarrasser de Benjamin.
Cependant, la catalepsie touchait à son terme.
Le chevalier, qui n’éprouvait d’autre sensation que la perception des sons, sentit tout à coup une légère chaleur au creux de l’estomac ; puis cette chaleur descendit le long de ses membres, remonta ensuite vers le cou, colora ses joues, et les dents se desserrèrent un peu.
Benjamin entendit un soupir.
Le vieillard frissonna, car il y avait à peine une heure que la comtesse Aurore était partie, et à peine pouvait-elle être arrivée à la Cour-Dieu.
La chaleur augmenta, les lèvres s’ouvrirent toutes grandes ; un nouveau soupir souleva la poitrine du chevalier. Et tout à coup ses paupières entr’ouvertes livrèrent passage à un regard qui s’arrêta sur Benjamin.
Depuis sept ou huit heures qu’il dialoguait avec lui-même, le chevalier avait eu le temps d’étudier son rôle.
Le premier regard qu’il attacha sur Benjamin fut donc hébété, puis sa langue se délia :
– Où suis-je ? dit-il.
– Comment vous trouvez-vous, monsieur ? demanda Benjamin.
– Ah ! c’est toi ?
– Oui, monsieur.
– J’ai donc dormi ?
– Plusieurs heures, monsieur.
– Ah ! vraiment ?
– Souffrez-vous toujours, monsieur ?
– Aïe ! répondit le chevalier. Oh ! oui… je souffre… toujours… et beaucoup…
Le chevalier essaya de se mettre sur son séant ; mais soit effet calculé, soit faiblesse réelle, à peine se fut-il soulevé qu’il retomba.
– Oh ! je souffre… je souffre… dit-il.
– Cependant, monsieur, dit Benjamin étonné, le rebouteux avait dit…
– Ton rebouteux est un âne ! dit le chevalier avec colère… Aurore ! où est Aurore ?
– Mais… monsieur…
– Si Aurore était là, elle me rendrait un service, continua le chevalier… mais elle est couchée… sans doute…
– Oui, monsieur… balbutia Benjamin, bien sûr désormais que le chevalier ne pourrait quitter son lit.
– Oh ! que je souffre ! hurlait le chevalier.
– Mais, monsieur, dit Benjamin, ce service que mademoiselle pourrait vous rendre… ne puis-je, moi…
– Je ne sais pas… Aurore connaît la bouteille… tandis que toi…
– Quelle bouteille ?
Le chevalier avait au cou une clé suspendue par un fil de soie rouge.
– Prends cette clé, dit-il.
– Bon ! fit Benjamin.
– Tu vois ce placard ?
– Oui, monsieur.
– Il y a plusieurs bouteilles dedans. Ouvre-le.
Benjamin obéit.
– L’une de ces bouteilles contient une liqueur bleuâtre, qui n’est autre que de l’élixir de la Grande-Chartreuse.
– Fort bien.
– Quelquefois une ou deux gorgées me soulagent.
– Monsieur, dit Benjamin qui tremblait que le chevalier ne lui envoyât chercher sa fille, serait-ce celle-là ?
– Je ne sais pas… je ne puis voir… débouche-la…
– Bon !
– Porte-la à tes lèvres, et si le goût est légèrement acidulé… c’est ça…
Benjamin prit la bouteille et la fit passer entre son œil et le flambeau qu’il avait à la main.
Le contenu de cette bouteille avait, en effet, une couleur bleue.
– Goûte-la, dit le chevalier.
Benjamin posa le flambeau sur la cheminée, déboucha la bouteille dont le bouchon était recouvert d’une capsule de métal, et la porta sans défiance à ses lèvres.
L’œil du chevalier s’était attaché sur lui avec une anxiété féroce.
Ce fut instantané et foudroyant comme l’éclair.
À peine la liqueur mystérieuse eut-elle touché les lèvres de Benjamin, que celui-ci rejeta vivement la bouteille, étendit les bras, recula brusquement et tomba à la renverse.
– Allons ! allons ! murmura le chevalier avec un rire cruel, il est toujours bon d’avoir chez soi un flacon d’acide prussique.
Et il sauta au bas de son lit, ingambe et leste comme à vingt ans, et il poussa du pied le corps inerte de Benjamin.
Benjamin était mort.
– Maintenant, dit-il encore, il s’agit de faire disparaître cette charogne avant que ma chère Aurore revienne !
Que s’était-il donc passé ? C’est ce que nous allons vous dire en peu de mots. La lecture du manuscrit de Gretchen et le récit de Benjamin nous ont fait perdre de vue les événements qui s’étaient accomplis ce jour-là même.
À peu près à l’heure où la comtesse Aurore montait à cheval pour aller à la Cour-Dieu, le forgeron Dagobert se prenait dans un collier comme un chevreuil. Benoît le bossu parvenait à s’échapper du manoir de M. le chevalier Michel de Valognes, et ce dernier et son ami le comte Lucien des Mazures projetaient d’enlever, la nuit même, la naïve pupille du couvent.
Suivons donc la comtesse Aurore, qui était loin de deviner toute cette infernale machination. Aurore, on a pu le voir, avait été complètement transformée par la lecture des volontés dernières de sa pauvre mère ; tout ce qui en elle était éducation, c’est-à-dire venait de son père le chevalier, avait subitement cédé aux instincts généreux qu’elle avait hérités de l’infortunée Gretchen.
Aussi, ce soir-là, poussait-elle son cheval avec une sorte d’énergie fiévreuse.
Elle avait hâte de serrer dans ses bras cette sœur inconnue la veille, et qu’elle aimait à présent de toute la force de son âme.
Le cheval galopait sur la route sonore, arrachant des étincelles aux cailloux qu’il touchait.
La nuit était froide et claire, la lune brillait au ciel, et, bien que la distance fût assez considérable de la Billardière à la Cour-Dieu, le cheval dévorait l’espace si rapidement qu’au bout d’une heure de cette course folle, la jeune comtesse vit poindre, à un coude que fait la route, les bâtiments du couvent.
En chemin, Aurore avait organisé tout un petit discours à adresser à Dagobert, le forgeron, s’il venait froncer le sourcil et à s’interposer entre elle et Jeanne. Souvent elle avait passé, à des heures avancées, sous les murs de la forge, en compagnie de joyeux chasseurs, et toujours elle avait vu la forge projeter au loin sa lueur rougeâtre.
Dagobert était un rude travailleur. Il se levait avant l’aube et se couchait tard.
Cependant, ce soir-là, Aurore ne vit ni fumée au-dessus du toit, ni flamboiement à travers la porte et les croisées.
Le marteau retentissant de Dagobert ne troublait point le calme de la nuit.
Seule, à la fenêtre du premier étage, une petite lumière brillait discrètement comme une étoile unique dans un ciel nuageux.
Aurore fut prise d’une telle émotion qu’elle ralentit soudain l’allure de son cheval.
Qu’était-ce que cette lumière ? Venait-elle de la chambre de Dagobert ou bien de celle de Jeanne ?
La comtesse s’arrêta devant la porte, et avant de mettre pied à terre elle appela doucement :
– Dagobert ! hé ! Dagobert !
Dagobert était loin, il ne pouvait répondre ; mais la petite lumière qui brillait au-dessus de la porte s’agita. En même temps, la fenêtre s’ouvrit.
– Qui est là ? dit la voix fraîche et harmonieuse de Jeanne.
La jeune fille s’était penchée en dehors et elle regardait, avec une curiosité qui n’avait rien de farouche, cette belle femme à cheval qui l’appelait par son nom.
– Que me voulez-vous, madame ? lui demanda-t-elle.
– Mon enfant, dit la comtesse d’une voix émue, Dagobert n’est-il donc pas chez lui ?
– Non, madame.
– Ah ! fit Aurore, que cette réponse enhardit. Est-ce que vous êtes couchée, mon enfant ?
– Non, madame, j’attends Dagobert qui est en route, et j’espère qu’il va bientôt revenir.
– Alors, reprit Aurore, vous seriez bien aimable de venir m’ouvrir ; j’ai fait une longue route, j’ai bien froid et je voudrais me chauffer un peu.
La voix d’Aurore était si douce, si persuasive, que Jeanne, alors même qu’elle eût éprouvé une défiance quelconque, n’eût pu y résister.
Dagobert lui avait bien dit en partant : « Jeanne, je vous en prie, n’ouvrez à personne. »
Mais, par le mot « personne », Dagobert entendait des hommes et non une femme. Aussi Jeanne répondit-elle :
– Je descends, madame, je descends tout de suite.
Et elle s’élança, légère, vers l’escalier de bois qui descendait dans la forge.
Deux minutes après, elle ouvrait.
Les battements du cœur d’Aurore étaient si forts en ce moment, que Jeanne aurait pu les entendre.
Néanmoins, la jeune comtesse parvint à se maîtriser un peu ; elle n’ouvrit point les bras tout de suite à la jeune fille en l’appelant « ma sœur » ; Jeanne n’aurait pas compris.
Elle se borna à lui dire :
– Vous êtes bien gentille, ma petite, d’être ainsi charitable et bonne pour les voyageurs.
En même temps, elle se laissa glisser de sa selle. Jeanne la regardait avec curiosité, tandis qu’elle s’apprêtait à attacher son cheval à la porte.
– Oh ! madame, dit-elle, la pauvre bête a bien chaud. Il y a une écurie ici, voulez-vous l’y mettre ?
– Volontiers, répondit Aurore.
– Suivez-moi, dit Jeanne ; c’est par ici.
Et elle lui fit tourner le petit bâtiment et poussa une porte qui était fermée par un lien de paille.
Le cheval entra, et comme la comtesse lui avait ôté la bride, il se mit aussitôt à broyer un reste de paille qui se trouvait dans la mangeoire.
Alors, Jeanne referma la porte, et la comtesse lui prit le bras, disant :
– Vous êtes donc toute seule ici, mon enfant ?
– Oui, madame.
– Et vous n’avez pas peur ?
– Oh non ! des moines sont là, tout près. D’ailleurs, je suis seule si rarement. Jamais Dagobert ne s’absente le soir.
Elles refirent le tour du bâtiment et entrèrent dans la forge.
Il s’y trouvait un reste de feu qui couvait sous les cendres.
Jeanne prit dans ses petites mains la corde du soufflet gigantesque, et soudain le feu crépita, une flamme bleuâtre couronna le charbon, puis devint violette et rouge ensuite.
Et la comtesse s’approcha et exposa ses mains gantées à cette flamme, tout en regardant Jeanne avec des yeux humides.
– Mon enfant, lui dit-elle alors, je vous ai presque menti tout à l’heure.
Jeanne leva sur elle un œil étonné.
– Je dis presque, continua Aurore, car j’ai bien un peu froid, mais ce n’est pas précisément pour me chauffer que j’ai frappé à la porte de votre maison.
– Ah ! fit Jeanne, et pourquoi donc, madame ?
– Parce que jevoulais vous voir.
– Mais… madame…
– Vous ne me connaissez pas, vous ?
– Il me semble que je vous vois pour la première fois, dit Jeanne. Cependant… attendez… Oh ! oui, il y a un an… n’avez-vous pas passé par ici… un soir… avec des chasseurs ?…
– Cela est vrai, dit Aurore, à qui ce souvenir revint tout à coup.
Puis elle s’assit sur l’enclume et prit dans ses mains la main de Jeanne.
– Je n’ai passé ici qu’une fois, dit-elle, mais je vous connais… beaucoup…
– Est-ce possible ? fit Jeanne naïvement.
– Je sais même sûrement des choses qui vous concernent et que vous ne savez pas, continua Aurore.
L’étonnement de Jeanne redoublait.
La comtesse était parvenue à se contenir ; elle comprenait qu’il lui fallait amener la jeune fille peu à peu par graduation, à cette reconnaissance de sœur qui était son but.
– Oui, mon enfant, reprit-elle. Ainsi, je sais qu’un gentilhomme vous a laissée ici, une nuit d’hiver, vous confiant à Dagobert, et que ce gentilhomme n’est jamais revenu.
Un cri s’échappa de la poitrine de Jeanne.
– Mon oncle ! dit-elle, vous avez entendu parler de mon oncle ?
– Oui, dit Aurore, et de votre mère aussi.
Ces paroles n’amenèrent point sur le visage de Jeanne ce voile de mélancolie qu’attendait la comtesse.
– Ma mère, dit Jeanne, je m’en souviens à peine… Elle était froide et hautaine pour moi, tandis que mon père…
– Eh bien ? dit Aurore anxieuse.
– Il me couvrait de baisers… et souvent… il pleurait…
– Jeanne, dit gravement Aurore, celle que vous appeliez ainsi n’était pas votre mère…
– Que dites-vous, madame ?
– La vérité, mon enfant. C’était une marâtre… Votre mère véritable…
Elle s’arrêta pleine d’hésitation et regardant toujours la jeune fille dont le visage exprimait à présent une douloureuse anxiété.
– Mais vous avez donc connu ma mère, vous, madame ? s’écria Jeanne.
– Oui, mon enfant.
L’émotion gagnait de nouveau la comtesse Aurore.
– Jeanne, reprit-elle, si je suis venue ici, ce soir, c’est que je voulais vous parler de votre mère… un ange de vertu et de bonté… une martyre !
– Elle est donc morte, ô mon Dieu ! murmura Jeanne en baissant la tête.
– Oui, mais vous êtes sa vivante image.
La jeune fille tressaillit.
– Vous vous la rappelez donc bien, fit-elle.
– Non, dit Aurore, mais j’ai un portrait d’elle.
– Un portrait ! un portrait de ma mère ?…
Aurore quitta la place où elle était. Elle avait aperçu, auprès de l’unique croisée de la forge, un petit miroir large comme la main dans un cadre de bois peint en rouge et accroché à un clou.
Ce miroir servait à Dagobert pour faire sa barbe.
Aurore le prit et le tendit à Jeanne.
– Regardez-vous bien, dit-elle.
Le feu de la forge était alors très ardent et répandait autour de lui une grande clarté.
Jeanne jeta machinalement les yeux sur le miroir que lui présentait la comtesse.
– Maintenant, dit encore celle-ci, regardez cette image.
Et elle mit auprès du miroir ce médaillon qui représentait les traits de Gretchen.
– C’est votre mère, dit-elle.
Et Jeanne étouffa un cri et se prit à trembler, regardant alternativement le médaillon et son propre visage que le miroir reflétait, et la comtesse Aurore sur la joue pâlie de qui roulait en ce moment une larme silencieuse.
* *
*
– Mais qui donc êtes-vous, madame ? dit enfin la pauvre fille en regardant Aurore, vous qui avez connu ma mère et qui possédez son image ?
À cette question, Aurore se sentit trembler à son tour.
– Dites-moi, mon enfant, fit-elle en reprenant les belles mains mignonnes de Jeanne, ne vous a-t-on jamais parlé, dans votre enfance, de ceux qui vous ont amenée ici, par exemple de votre vraie mère ?
– J’ai toujours cru que c’était la dame qui était si dure pour moi et qui faisait pleurer mon père. Était-ce bien mon père, au moins ?
– Oui, dit Aurore.
Puis elle reprit :
– Ainsi, vous n’avez jamais su que votre mère avait… une autre fille ?…
– Une autre fille ?
– Oui.
– Qui serait ma sœur ?
– Sans doute.
– Et qui vivrait ? Ah ! madame, s’écria Jeanne avec un élan de joie indicible, si cela était… si vous disiez vrai…
– Eh bien ! que feriez-vous ?
– Oh ! dussé-je aller au bout du monde, cheminer pieds nus et mendier mon pain en route, j’irais la retrouver.
Cette fois, Aurore n’y tint plus.
Elle attira Jeanne dans ses bras et lui mit au front un ardent baiser.
– Cette sœur dont tu parles, dit-elle, cette sœur que tu promets d’aimer comme elle t’aime déjà, chère petite, c’est moi !
– Vous ! s’écria Jeanne, vous êtes ma sœur ?
– Oui, mon enfant.
– Vous, une belle dame, vous si bonne, si douce, répétait Jeanne avec délire.
– Moi, moi ! répondait Aurore, en couvrant sa sœur de baisers.
Jeanne ne pouvait se tromper à ces élans de tendresse ; d’ailleurs, si Aurore n’eût pas été sa sœur, comment aurait-elle eu en sa possession le portrait de sa mère ?
Et les deux jeunes filles, ce premier transport calmé, se mirent à causer, les mains enlacées, s’interrompant pour s’embrasser encore, oubliant l’heure qui passait, et ne songeant point à Dagobert qui aurait dû être de retour depuis longtemps.
Et tandis qu’elles causaient ainsi et paraissaient oublier le reste du monde, un bruit traversa l’espace.
C’était le coup de feu qui venait de retentir sur la route ! à un demi-quart de lieue de la Cour-Dieu, et qui avait frappé le chevalier Michel de Valognes au moment même où le comte Lucien des Mazures venait de le quitter et continuait son chemin vers la forge où il croyait trouver Jeanne toute seule.
Les deux jeunes filles se regardèrent avec inquiétude.
– Bah ! dit enfin Aurore, c’est sans doute quelque braconnier qui a tiré un lièvre à l’affût.
Elles se remirent à causer.
Un nouveau bruit parvint bientôt à leurs oreilles. Cette fois le bruit n’était pas une détonation, mais bien le galop d’un cheval.
Jeanne tressaillit encore.
– Écoutez ! dit-elle, écoutez…
Et elle serrait le bras d’Aurore.
Celle-ci alla vers la porte, qu’elle entr’ouvrit.
Depuis que la comtesse était arrivée, la lune, qui resplendissait au ciel au commencement de la soirée, était descendue derrière l’horizon, et la nuit était noire à présent.
Aurore ne vit rien. Seulement elle entendit fort distinctement, non plus le galop, mais le pas d’un cheval sur la route.
– C’est quelque chasseur attardé, dit-elle.
Et refermant la porte, elle vint se rasseoir auprès de Jeanne et reprit ses mains dans les siennes.
* *
*
Or, comme on le voit, c’était précisément l’heure où Lucien, le cœur palpitant, s’apprêtait à enlever Jeanne, que la comtesse était auprès de la jeune fille. On se souvient que le comte, entendant le coup de feu, s’était arrêté un moment. Mais il était assez loin déjà pour n’avoir pas entendu le cri de douleur du chevalier, et, comme la route faisait un coude, il n’avait pu le voir vider les arçons. Comme Aurore et Jeanne, Lucien avait donc attribué ce coup de feu à un braconnier.
Et il avait continué son chemin.
On se souvient encore qu’à cent pas de la forge, il avait ralenti l’allure de son cheval.
Les amoureux et les voleurs ont de certaines inspirations qui leur sont communes.
Les uns et les autres s’environnent de mystère, et, par conséquent, ils ont besoin des mêmes précautions.
Lucien ne craignait pas Dagobert, puisque Dagobert était aux mains des gens de M. de Valognes ; mais il ne voulait pas non plus éveiller l’attention des moines, qui, très certainement, seraient venus au secours de la jeune fille.
Il quitta donc le milieu de la route, qui était sonore, et mit son cheval sur les côtés, qui étaient couverts d’une herbe épaisse, et les sabots de l’animal ne firent plus aucun bruit.
Lucien avait donc pu s’approcher de la forge sans être entendu de nouveau par Jeanne et Aurore.
Intrigué de voir de la lumière dans la forge même, il avait mis pied à terre, on se le rappelle.
Puis il s’était approché à pas de loup et avait collé son œil à une fente de la porte.
Et soudain il avait reculé, car il avait aperçu la comtesse Aurore qui tenait dans ses mains les mains de Jeanne, et causait familièrement avec elle.
Ce qui se passa alors dans l’esprit de Lucien est impossible à rendre. Une sueur froide inonda ses tempes, son cœur suspendit ses battements, et il eut envie de prendre la fuite.
Puis, comme dans le cœur de l’homme le plus simple, il y a toujours un grain de fatuité, il s’imagina qu’Aurore l’aimait toujours, et qu’elle était venue implorer la générosité de sa rivale.
Quelques minutes s’écoulèrent, et Lucien demeurait cloué à la même place, n’osant ni avancer ni battre en retraite.
Une circonstance imprévue trahit sa présence.
Aurore avait mis son cheval dans l’écurie de la forge.
Ce cheval et celui de Lucien avaient si souvent galopé côte à côte et chassé ensemble, qu’ils se connaissaient et se devinaient à distance.
Le robuste percheron de Lucien flaira tout à coup le voisinage de son compagnon, et il se prit à hennir joyeusement.
Ce hennissement parvint à l’oreille des deux jeunes filles, et la comtesse s’élança de nouveau vers la porte et l’ouvrit toute grande.
En même temps la lueur que répandait la forge se projeta au dehors et éclaira Lucien des pieds à la tête.
Alors Aurore jeta un cri.
– Vous ici ! dit-elle, vous ici ! arrière, malheureux !…
Ces mots exaspérèrent Lucien qui, au lieu de reculer, fit un pas en avant et entra dans la forge.
Jeanne, à sa vue, était devenue toute pâle.
– Ma cousine… dit Lucien.
– Arrière ! répéta Aurore avec indignation, je ne suis plus votre cousine.
– Ah ! par exemple ! dit Lucien qui se méprit encore à l’indignation manifestée par la comtesse.
Celle-ci prit Jeanne par la main et lui dit :
– Voyez-vous cet homme ? Eh bien ! sa mère a assassiné la nôtre !…
Jeanne jeta un cri, et la comtesse marchant droit à Lucien, lui dit encore :
– Cette jeune fille est ma sœur… Nous avons eu la même mère, et notre mère est morte empoisonnée… et c’est la vôtre qui a préparé le poison… Comprenez-vous, maintenant ? Arrière ! arrière !…
Lucien ne répondit pas ; il était hébété, et on eût dit que la foudre venait de s’abattre sur lui.
Ces paroles bourdonnaient dans sa tête et y faisaient un vacarme affreux :
– Arrière ! vous êtes le fils de la femme qui a empoisonné notre mère !
Un moment, Lucien prit sa tête à deux mains et murmura :
– Évidemment, rien de tout cela n’est vrai… et je suis devenu fou…
Et tout à coup il entendit hennir son cheval pour la seconde fois.
Alors un revirement se fit dans son esprit ; un souvenir lui revint.
Il pensa au chevalier de Valognes qu’il avait laissé sur la route, à un quart de lieue de là.
Et, se précipitant hors de la forge, il sauta en selle et se dit :
– Le chevalier saura bien me dire si je suis fou oui ou non.
Puis il lança son cheval au galop sur la route de Sully.
Mais tout à coup, et comme il galopait depuis environ huit ou dix minutes, emportant son jeune maître affolé, le cheval s’arrêta net, les oreilles pointues, les naseaux au vent.
Lucien lui donna un coup d’éperon ; mais l’animal resta planté sur ses quatre pieds, et Lucien le sentait trembler entre ses jambes.
Alors le jeune homme regarda devant lui.
La nuit était sombre depuis le coucher de la lune et la route était encaissée à droite et à gauche par la forêt.
Néanmoins Lucien vit quelque chose de noir qui paraissait couché en travers du chemin.
Et auprès une autre masse noire qui s’agitait lentement.
Alors il donna un si furieux coup d’éperon à son cheval, que celui-ci bondit en avant et triompha de son épouvante.
Ce que Lucien avait aperçu n’était autre que le corps du chevalier étendu au milieu de la route dans une mare de sang.
Le cheval de ce dernier était auprès de lui, le flairant ; il semblait se demander s’il était mort.
Cette fois, Lucien, qui avait mis pied à terre, sentit ses cheveux se hérisser et un nuage passa sur son front.
Que signifiait ce nouveau drame ?
Comment le chevalier était-il en cet état ? De quel guet-apens venait-il d’être la victime ?
Alors Lucien se souvint de ce coup de feu qu’il avait entendu peu après avoir quitté son ami.
Il s’agenouilla auprès de lui et mit la main sur son cœur.
Ce cœur battait faiblement.
– Il n’est pas mort, s’écria-t-il ; il n’est pas mort !…
Et il le prit dans ses bras et essaya de le relever.
Le chevalier avait perdu connaissance ; et, en admettant que sa blessure ne fût point mortelle, il fallait se hâter de lui porter secours, car son sang continuait à couler.
Lucien était seul, au milieu d’une route déserte, en pleine nuit…
Qu’allait-il faire ?
Retournerait-il à la Cour-Dieu ? sonnerait-il à la porte du couvent, et demanderait-il des secours ?
S’adresserait-il à Aurore qu’il avait laissée donnant ses soins à Jeanne ?
Lucien faillit perdre tout à fait la tête, remonter à cheval et prendre la fuite.
Mais c’était, après tout, un homme de cœur et de résolution que Lucien, et la vue de son malheureux ami baignant dans son sang le força à prendre un parti et à retrouver un peu de sang-froid.
L’endroit où le chevalier était tombé était à peu près à mi-chemin entre le couvent et une ferme qui se trouvait à gauche de la route en descendant vers Sully.
Lucien connaissait les gens de cette ferme, et il s’était plus d’une fois arrêté chez eux, en chassant par là.
Il prit donc le chevalier dans ses bras et le plaça en travers de son cheval, devant lui.
Il ne fallait certes pas songer à trotter ; une allure rapide pouvait causer la mort du blessé.
Lucien mit sa monture au pas, et maintenant le chevalier évanoui sur sa selle, il passa à son bras la bride du cheval de M. de Valognes qui se mit à suivre tranquillement.
Alors, tandis, que ce singulier et funèbre convoi s’éloignait, se dirigeait vers la ferme, les branches d’une touffe de genévriers qui se trouvaient au bord de la forêt, de l’autre côté du fossé, s’entr’ouvrirent.
En même temps, Benoît le bossu bondit sur la route.
Benoît murmura, en voyant le comte des Mazures qui descendait lentement dans la direction de Sully :
– S’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux, et ce n’est pas aujourd’hui qu’on enlèvera la demoiselle.
Allons voir maintenant si Dagobert est de retour.
Et il prit en courant le chemin de la Cour-Dieu.
À ce coude que faisait la route, et qui permettait tout à coup d’apercevoir les bâtiments du couvent, Benoît s’arrêta et eut un battement de cœur.
La porte de la forge était grande ouverte et le feu rayonnait au dehors.
Une lumière brillait au premier étage.
Pour que le feu fût allumé en bas, il fallait que Dagobert fût de retour.
Et Benoît se dit :
– Dagobert est de retour, et M. Lucien, en l’apercevant, aura pris la fuite, n’osant rien tenter contre la demoiselle.
Benoît se mit donc à courir dans la direction de la forge, et bientôt il arriva sur le seuil.
Mais là, il s’arrêta de nouveau un peu étonné :
– Hé ! Dagobert ? dit-il.
Dagobert ne répondit pas.
Il entra. Il entendait un bruit de pas au-dessus de sa tête.
Après un moment d’hésitation, il gravit l’escalier.
Mais, sur la dernière marche, il s’arrêta, muet, étonné, se frottant les yeux à son tour, et se demandant s’il n’était pas le jouet d’une illusion.
Il venait d’apercevoir Aurore, qui parvenait enfin à faire revenir à elle Jeanne, qui la regardait avec une sorte d’hébétement.
Aurore se retourna et le reconnut.
– Ah ! Benoît, dit-elle, viens à mon aide.
Benoît semblait se demander ce que la comtesse Aurore faisait là.
Jeanne le reconnut pareillement.
– Benoît, lui dit-elle, où est Dagobert ?
– Je ne sais pas… répondit-il, je le croyais ici…
Jeanne secoua la tête.
– Comment ! dit encore Benoît, il n’est pas revenu ?
– Non.
– Ah ! c’est qu’alors, s’écria le bossu, le chevalier de Valognes l’aura tué.
Les deux jeunes filles poussèrent un cri.
– Mais il ne tuera plus personne, ajouta Benoît d’un air sombre. J’en ai fait justice de M. de Valognes, allez !
Il y eut un nouveau moment d’angoisse entre les deux jeunes filles, qui regardaient Benoît et paraissaient ne pas comprendre ce qu’il disait.
Alors Benoît, avec cette éloquence agreste qu’ont parfois les paysans, leur raconta les événements de la nuit.
Aurore et Jeanne l’écoutaient avec anxiété.
Ainsi Dagobert était mort peut-être !
Et là comtesse s’écria :
– S’il est vivant, je le délivrerai… S’il est mort, je le vengerai.
Jeanne avait oublié Lucien et les sinistres paroles échappées à sa sœur.
Jeanne pleurait à chaudes larmes en songeant à son ami Dagobert.
La nuit s’était écoulée tout entière, et le chant des moines qui psalmodiaient les « Matines » venait de s’éteindre.
– Benoît, dit vivement la comtesse, écoute-moi.
– Oui, madame, dit Benoît, qui se demandait comment la comtesse était là, et pourquoi Jeanne l’appelait ma sœur.
– Tu vas aller sonner à la porte du couvent.
– Oui, dit le bossu.
– Tu demanderas à voir le supérieur.
– Dom Jérôme ?
– Oui, et tu lui diras : « Monseigneur, suivez-moi, venez jusqu’à la forge ; la fille de Gretchen a besoin de vous. »
– La fille de Gretchen ? dit Benoît qui trouvait ce nom bizarre.
– Tu te le rappelleras ?
– Gretchen, répéta Benoît.
– C’est cela, va.
Le bossu ne fit qu’un bond vers la porte du couvent et se suspendit à la corde de la cloche.
Pendant ce temps, Aurore embrassait Jeanne et lui disait :
– Je ne veux pas que tu restes seule, ma chère petite sœur, car nous sommes entourés d’ennemis. Je veux que dom Jérôme veille sur toi, tandis que j’irai à la recherche de Dagobert ; et, sois tranquille, je te le ramènerai !