IV

Mais l’inquiétude de Mme Coclès eut la durée d’un éclair.

– Soupez donc tranquillement, mes enfants, dit-elle.

Mon mari est un braillard, c’est vrai, et quand il a bu il fait grand tapage ; mais c’est un bonhomme au fond.

Comme elle disait cela, le « Ça ira ! » se fit entendre à la porte, et la bande avinée fit irruption dans l’auberge.

Le citoyen Coclès était accompagné de trois personnages.

Les deux Verduron s’étaient affublés de noms romains, ni plus ni moins que Coclès ; l’aîné, qui pouvait avoir vingt-cinq ans, se faisait appeler Brutus ; le second, un pâle voyou de barrière, s’intitulait Scævola. Il n’y avait que Polyte qui avait gardé son nom faubourien.

Coclès aurait pu être leur père à tous trois, et on pouvait même jusqu’à un certain point s’étonner de l’intimité qui existait entre le quinquagénaire et ces jeunes gens.

Mais Coclès, dans son ardent amour de la République, proclamait que la jeunesse seule était généreuse, et que la nation ne pouvait s’appuyer que sur elle.

Dans un rayon de trois ou quatre lieues autour de Paris, Polyte et les deux Verduron répandaient une salutaire terreur.

Tels étaient les personnages qui venaient d’entrer bruyamment dans le cabaret des « bons patriotes ».

La citoyenne Coclès n’avait eu que le temps de changer la chandelle de place. Elle l’avait ôtée de dessus la table pour la mettre sur la cheminée, dont le manteau était assez élevé. De cette façon, ses trois hôtes se trouvaient moins éclairés, et la beauté des jeunes filles n’attirait pas les regards tout d’abord.

– Oh ! oh ! fit Coclès qui entra le premier, il y a de la compagnie chez moi.

Benoît porta gauchement la main à son bonnet.

– C’est des pauvres enfants qui mouraient de faim et de froid, dit Mme Coclès, qui se sont arrêtés pour manger un morceau.

– Eh ! eh ! ricana Polyte, je crois bien que le citoyen est bossu.

– Et une jolie bosse encore, exclamèrent Brutus et Scævola Verduron.

Et tous trois se mirent à rire bruyamment.

Benoît ne se fâcha point.

– Excusez-moi, dit-il, il n’y a pas de ma faute, et si je m’étais fait moi-même, je ne me serais rien épargné.

Cette réponse lui valut une nouvelle hilarité et presque une ovation. En même temps, il regarda Aurore et Jeanne.

– Eh ! dit-il, voilà deux citoyennes qui ne sont pas déchirées !

Jeanne rougit jusqu’au blanc des yeux. Aurore demeura impassible.

– Un beau brin de fille ! dit l’aîné des Verduron.

– Vous n’êtes pas des aristocrates, au moins ! s’écria Scævola, car je vous dénoncerais.

Benoît le bossu se mit à rire.

– Des aristocrates, nous ! tiens, citoyen, regarde-moi ça !

Et il retroussa les manches de sa blouse et montra son bras nu dont le cuir était tanné par le hâle des champs, et sa main énorme et calleuse.

– C’est-y des mains de marquis, ça, fit-il encore.

– À la bonne heure, camarade, dit Polyte, qui attachait sur Aurore un regard naïvement cynique, tu es un patriote, ça se voit.

– Je m’en vante, dit Benoît.

– Et d’où viens-tu ?

– Oh ! nous venons de loin, mes sœurs et moi.

– Ah ! ces jolies citoyennes sont tes sœurs ?

– Oui, dit Benoît.

– Oui, répétèrent Aurore et Jeanne.

– Alors, dit Brutus Verduron, vous n’êtes pas du même père, car tu ne me feras jamais croire mon gaillard, que la citoyenne, ta mère, après avoir pondu un monstre comme toi, ait mis au monde ces deux jolies filles.

– On me l’a souvent dit, dit humblement Benoît, mais pourtant ce que je vous dis est la vérité.

– Et vous allez à Paris ? dit Polyte.

– Oui. Je tâcherai de me placer comme homme de peine.

Et tes sœurs ?

– Il y en a une qui est couturière.

– Et l’autre ?

– Elle fera des ménages.

Sur cette réponse, Benoît avala un verre de vin ; puis il dit à Mme Coclès :

– Hé ! citoyenne, combien qu’on vous doit ?

En même temps il tira de sa poche une méchante bourse en cuir dans laquelle il y avait une poignée de gros sous.

– Rien du tout, répondit Coclès qui avait le vin généreux : tu as l’air d’un bon patriote, mon garçon ; garde ton argent et file !

– Bah ! dit Polyte, tu ne vas pas t’en aller ce soir, bossu de mon cœur.

– Pourquoi donc ça ? fit Benoît, qui avait hâte d’être, avec les deux jeunes filles, hors de cette maison.

– Mais parce qu’il est nuit.

– Bon ! ça me connaît. J’y vois comme les chats, moi.

– Et puis, il fait froid.

– Nous marcherons d’un bon pas.

– Et puis, vous ne pourrez pas entrer dans Paris. On n’ouvre les barrières que le matin.

– Mais non, dit Mme Coclès, on ouvre toute la nuit.

– Ça dépend comme les municipaux sont tournés, dit Coclès à son tour. Mais pourquoi ne coucheraient-ils pas ici, ces enfants ?

Et il regarda sa femme dont le visage exprima de nouveau l’inquiétude.

Quant à Benoît, il regardait Jeanne qui s’était levée et ne se soutenait qu’avec peine sur ses pauvres pieds endoloris.

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