Aurore fit comme Benoît, elle regarda Jeanne, dont la lassitude était extrême.
– Couchez donc ici, mes enfants, dit Coclès de sa voix la plus engageante.
Mais Benoît hésitait encore et semblait avoir pris la résolution de porter Jeanne sur ses épaules au besoin.
La voix de Coclès avait sans doute des intonations mystérieuses dont sa femme avait la clé, car la citoyenne, inquiète une seconde auparavant, se décida soudain et dit aux jeunes filles :
– Mon mari a raison, mes enfants. Montez vous coucher dans la pièce dont je vous ai parlé, et dormez bien jusqu’à demain sans vous faire la moindre bile.
* *
*
En bas, Coclès versait à boire à Polyte et aux deux Verduron. Mais ces derniers seuls lui faisaient raison.
Polyte trempait à peine ses lèvres dans son verre, et il était devenu tout songeur.
– Ça serait des aristocrates que ça ne m’étonnerait pas.
Polyte haussait les épaules et ne disait rien.
– Faudra que j’aille en couler deux mots à la gendarmerie d’Antony, reprit Scævola
– Si tu veux que je t’assomme, dit Coclès, tu n’as qu’à faire ce coup-là.
– De quoi ? dit Brutus, l’aîné des Verduron, voilà que tu défends les aristocrates, maintenant ?
– Non pas, dit Coclès, je suis un bon patriote, moi.
– Alors, laisse-moi aller chercher les gendarmes.
– Il faudra qu’on te porte en-ce cas, dit Polyte, car tu es ivre.
– Je marcherai bien jusque-là.
Et Scævola se leva et essaya de se tenir sur ses jambes.
– Va donc te coucher, dit brutalement Coclès. Est-ce que tu vas me faire avoir des raisons avec les gendarmes, maintenant ?
– Mais puisque c’est des aristocrates.
– Je te dis que non, moi, et les gendarmes le verront bien… Et ça fera du tort à mon cabaret… Allons, tiens-toi tranquille, et bois !
– Coclès a raison, dit Polyte.
Brutus Verduron avala un nouveau verre de vin.
– Y a-t-il de la paille dans l’écurie ? dit-il.
– Pardieu ! fit Mme Coclès.
– Eh bien ! je vais y dormir un brin…
– Moi aussi, dit Polyte.
– Alors, balbutia le jeune Verduron, vous ne voulez pas que j’aille chercher les gendarmes ?
– Non, dit son frère.
– Viens cuver ton vin, imbécile ! ajouta Polyte.
Et il le prit par le bras.
Coclès alluma sa lanterne.
– Et prenez garde de vous coucher sous mon âne, dit-il.
– Il n’est pas ivre, lui, il se rangera, répondit Brutus Verduron avec un gros rire.
Coclès ouvrit la porte et Polyte et l’aîné Verduron soutinrent le citoyen Scævola qui était incapable de marcher tout seul.
Quand ils furent partis, la citoyenne Coclès respira.
– Pauvres enfants ! murmura-t-elle en songeant aux deux jeunes filles.
Quelques minutes après, Coclès rentra.
Il était sombre et soucieux.
– Ah ! dit-il, tu me fais faire des bêtises, femme.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
– Je suis borgne, reprit Coclès, mais l’œil qui me reste est bon.
– Qu’est-ce que ça prouve ?
– Que j’y vois clair.
– Tant mieux pour toi, mon homme.
– Non, tant pis pour nous ; car je ne m’y suis pas trompé. Encore des aristocrates que tu loges. Tu verras que nous finirons par aller à la guillotine, nous aussi.
– Poltron, va !
– Je tiens à ma tête, grommela Coclès, et si tu m’en crois, demain, avant que les autres soient réveillés, nous ferons filer ces demoiselles et leur conducteur.
Comme le citoyen Coclès disait cela, on frappa à la porte, et comme la porte n’était fermée qu’au loquet, elle s’ouvrit. C’était Polyte, le petit faubourien, qui revenait.
– Les autres dorment déjà, dit-il, que le canon ne les réveillerait pas ; mais moi, je n’ai pas sommeil et je viens fumer ma pipe et jaser un peu.
Il avait un mauvais sourire en parlant ainsi, et Coclès et sa femme se prirent à frissonner.