IX

Donc Polyte n’était pas mort.

Cependant il était tombé de vingt-cinq pieds de haut au moins. Mais Polyte était grand, mince, et dans cette chute au milieu des ténèbres, il avait eu la présence d’esprit de serrer ses coudes au corps, ce qui fait qu’il était tombé sur ses pieds d’abord, ce qui avait singulièrement amorti la secousse.

Néanmoins Polyte s’était évanoui. La tête avait porté après coup sur l’angle d’une poutre destinée à supporter des futailles, et il s’était meurtri le front.

L’évanouissement avait duré deux heures environ.

Mais il faisait froid dans la cave, et la bise aiguë qui soufflait à travers le soupirail finit par ranimer le vaurien.

Il se trouvait dans les ténèbres et ne savait où il était. Mais, chose, assez bizarre, avant d’avoir fait un mouvement, il avait retrouvé toute sa présence d’esprit. Son corps gisait encore inerte sur le sol humide de la cave, que sa mémoire se reportait au moment même de la catastrophe.

Il se rappelait parfaitement que Coclès lui avait dit : « Si le cœur t’en dit de monter chez les petites et de jeter le bossu par la fenêtre, ne te gêne pas ; mais tu peux y aller seul. »

Et Polyte était monté. Tout à coup le pied lui avait manqué, et il s’était senti tomber dans un abîme inconnu.

S’étant remémoré tout cela, maître Polyte essaya de se mettre sur ses jambes. Mais il éprouva une douleur si vive qu’un cri lui échappa.

Ce cri, Mme Coclès, enfermée dans sa chambre ne put l’entendre, bien qu’elle ne dormît pas.

Polyte comprit qu’il s’était, sinon cassé, au moins foulé quelque chose. Il s’était tordu le pied.

En même temps il porta la main à son front et la retira mouillée. Il avait le front ensanglanté.

Mais Polyte était un garçon de sang-froid. Il avait poussé un premier cri de douleur, mais il n’était pas homme à en laisser échapper un second.

Avec cette clarté d’intelligence que le gamin de Paris possède à un si haut degré, Polyte venait de faire le raisonnement suivant :

– Coclès a voulu se débarrasser de moi et il me croit mort. Si je crie, si je fais le moindre bruit, il trouvera bien le moyen de m’achever, et ce n’est pas mes deux amis qui me viendront en aide, car ils sont ivres-morts. Il faut donc que je me tire d’affaire tout seul, que je tâche de sortir d’ici, de prendre le large, et alors ce sera une petite partie que nous continuerons, le citoyen Coclès, son épouse et moi.

Polyte était vindicatif et il venait de faire le serment de mettre Coclès et sa femme au pied de l’échafaud. Le faubourien eut donc le courage stoïque de se soulever de nouveau en domptant l’atroce douleur qui l’étreignait.

Et comme il ne pouvait se tenir sur son pied foulé, il se traîna sur les genoux, tendant les mains devant lui, l’une après l’autre, afin de reconnaître le lieu où il était.

Alors Polyte fut fixé.

– Je suis dans la cave, se dit-il.

En même temps il lui sembla que ses yeux se faisaient à l’obscurité, et qu’une sorte de lueur blafarde le frappait au visage.

À force de regarder, Polyte finit par reconnaître le soupirail, garni de deux barreaux de fer, et, quoique la nuit fût noire au dehors, les ténèbres s’y trouvaient moins épaisses qu’à l’intérieur de la cave.

Souffrant horriblement, mais gardant un silence stoïque, Polyte se traîna jusqu’au-dessous du soupirail.

Puis il se hissa sur un tonneau. Et du tonneau par un effort désespéré et non sans une douleur atroce, il parvint à saisir les barreaux du soupirail.

La maison était vieille, les murailles humides, les barres de fer ne tenaient que pour la forme, et Polyte se mit à les secouer tant et si bien que la pierre qui formait l’entablement de la lucarne se détacha.

Ce fut un jeu pour lui d’arracher les deux barres de fer l’une après l’autre.

Quelques minutes après, sanglant, meurtri, épuisé, il se trouva hors de la cave et en plein air.

Alors, comme ses forces étaient épuisées, il se coucha un moment sur le dos, et tint de nouveau conseil avec lui-même.

Tout à coup sa main se posa sur quelque chose qui était dur et froid au toucher et qui gisait au bord de la route, à trois pas du hangar. D’abord il crut que c’était une pièce de monnaie, un écu de six livres par exemple, car cet objet était rond. Puis, l’examinant avec plus d’attention, il lui sembla que ce pouvait être un médaillon, une peinture entourée d’un petit cadre d’or.

Polyte glissa dans sa poche cet objet que l’obscurité l’empêchait de bien définir et continua à s’éloigner de la maison. Il fit ainsi trois ou quatre cents pas en une heure.

La route était bordée d’arbres et de haies.

Quoiqu’il fût épuisé, Polyte parvint à franchir le fossé et à se blottir sous des broussailles.

Là, ses forces le trahirent et il s’évanouit de nouveau.

Mais le froid piquant de la nuit l’eut bientôt ranimé.

L’eau qui remplissait le fossé apaisa sa soif ardente qui le tourmentait, et il se remit en marche.

Et comme il se traînait toujours droit devant lui, à la façon d’un reptile, car il lui était impossible de se tenir debout ; un bruit se fit dans le lointain, du côté de Paris, puis une lueur brilla, et Polyte finit, par distinguer les deux lanternes d’une voiture qui arrivait bon train vers lui.

Un premier mouvement de crainte fit songer à se ranger au bord du fossé ; mais la précipitation qu’il mit à exécuter cette manœuvre lui arracha un cri de douleur, et il tomba sur son pied si malheureusement qu’il faillit, s’évanouir encore.

La voiture arrivait au grand trot de deux robustes chevaux.

– Gare ! cria le cocher en voyant un homme étendu au milieu de la route.

Et comme l’homme ne se dérangeait pas assez vite, il fut obligé de rassembler ses chevaux qui se cabrèrent. Le cocher lâcha un juron. Une femme mit la tête à la portière et dit avec effroi.

– Qu’y a-t-il donc ?

– C’est un ivrogne, répondit le cocher.

Polyte jeta un cri déchirant.

– C’est un homme blessé, dit la femme, arrêtez donc !

Le cocher avait fini par maîtriser ses chevaux.

La femme qui se trouvait dans la voiture mit alors pied à terre et s’approcha de Polyte.

– Ah ! citoyenne dit celui-ci d’un ton lamentable, prenez pitié d’un pauvre patriote qui s’est cassé la jambe.

Une autre femme était également descendue de la voiture. À en juger par son costume, c’était « l’officieuse » de la première.

La République avait supprimé les domestiques, mais elle permettait les « officieux », ce qui était absolument la même chose.

Les deux femmes prirent donc Polyte à bras-le-corps et le transportèrent dans la voiture.

Le cocher grommelait, pendant ce temps, sur son siège.

– Qu’allons-nous en faire ? demanda l’officieuse.

– Le transporter à la maison d’abord, répondit l’autre femme.

– Vous êtes de bonnes patriotes, répétait Polyte.

En même temps, comme la clarté des lanternes se projetait de la voiture, Polyte tira de sa poche l’objet qu’il avait trouvé sur la route.

Or, cet objet n’était autre qu’un médaillon.

Et ce médaillon, c’était le portrait de sa mère Gretchen, qu’Aurore portait au cou et qui s’était détaché comme elle montait dans la tapissière auprès de Coclès.

Et Polyte, stupéfait, crut reconnaître en ce médaillon Jeanne, la plus jeune des deux aristocrates.

– Qu’est-ce que cela ? dit la femme qui venait de le prendre dans sa voiture.

Elle lui arracha le médaillon des mains, et à son tour y jetant les yeux, elle étouffa un cri d’étonnement et regarda Polyte avec une anxieuse curiosité.

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