X

Qu’était-ce que cette femme qui osait voyager en carrosse au mois de février 1793, un mois après la mort du roi, alors que la France entière tremblait et que chacun avait peur d’être dénoncé comme aristocrate ? Car ce n’était pas une vulgaire voiture de place, mais bien un carrosse à deux chevaux qui avait failli écraser Polyte.

Le cocher ne portait pas de livrée apparente.

Mais il avait ses vêtements taillés comme le sont ceux des domestiques de bonne maison.

Les chevaux étaient fringants, bien harnachés, et on se demandait comment un tel équipage avait osé traverser Paris et en sortir.

Cependant la personne qui avait recueilli Polyte et l’avait fait placer sur les coussins du devant de la voiture ne paraissait nullement inquiète.

C’était une femme entre deux âges, plus près de quarante cinq ans que trente, petite, un peu contournée et le visage aussi brun qu’une olive. Elle avait de grands yeux noirs qui achevaient de donner un reflet étrange à sa physionomie, mélange de dureté et de douceur, de calme et d’hypocrisie. Elle avait de gros diamants aux oreilles, des bagues de prix à tous les doigts, et sa robe de soie aux couleurs voyantes semblait un défi porté à tous ceux qui dénonçaient les aristocrates.

Mais ceux qui se fussent trouvés à la barrière d’Enfer au moment où le carrosse s’y était présenté pour sortir eussent été bien plus étonnés encore que ne l’était Polyte, en présence de ce luxe tapageur et de mauvais goût.

Le cocher avait demandé la porte d’un ton insolent.

Un officier de municipaux était sorti du poste, le sourcil froncé à la vue de ce carrosse, et il avait voulu gourmander l’automédon, fouiller la voiture et faire subir un interrogatoire à la dame qui s’y trouvait.

Celle-ci lui avait ri au nez :

– Citoyen capitaine, lui avait-elle dit, on voit bien que vous ne savez pas à qui vous avez affaire, et vraiment c’est là votre excuse, car vos façons avec moi pourraient vous coûter cher.

Sur ces mots, elle avait tiré de son sein un papier qu’elle avait mis sous les yeux du municipal stupéfait.

Celui-ci s’était confondu en excuses, avait supplié la citoyenne de lui pardonner, fait ouvrir la porte à deux battants et poussé la civilité et la complaisance jusqu’à offrir une escorte à cette mystérieuse et puissante personne.

Celle-ci avait répondu à cette offre par un nouvel éclat de rire :

– Non, non, citoyen capitaine, avait-elle dit, je ne crains absolument rien. D’ailleurs je vais à trois lieues d’ici à Palaiseau, dans ma maison de campagne. Bonsoir, rentrez dans votre poste et prenez garde de vous enrhumer.

La mystérieuse personne avait donc continué son chemin en compagnie de son officieuse, une jolie soubrette non moins insolemment vêtue que sa maîtresse, jusqu’à l’endroit où nous l’avons vue recueillir le faubourien Polyte.

Donc, celui-ci, à peine installé dans le carrosse, avait tiré de sa poche un médaillon qui représentait la mère d’Aurore et de Jeanne.

On se souviendra, si on se reporte à la première partie de cette histoire, que Jeanne était la vivante image de sa mère, et qu’Aurore, en trouvant ce médaillon dans la cassette qui renfermait le testament de Gretchen, n’avait pas hésité à reconnaître sa sœur dans la jeune fille élevée par le forgeron de la Cour-Dieu.

Or donc, tandis que Polyte, en vrai gamin de Paris qui se soucie des convenances aussi médiocrement que possible, oubliait de remercier la dame inconnue pour tirer le médaillon de sa poche et savoir ce que c’était, celle-ci le lui prenait des mains, y jetait les yeux et manifestait une subite émotion.

– Qu’est-ce que cela ? dit-elle.

– Ça, dit Polyte, je viens de le trouver sur la route.

– Ah !

– Mais je sais d’où ça vient.

Et il reprit le médaillon et se mit à l’examiner sans façon.

– Ah ! vous savez d’où ça vient ? reprit la dame toujours émue.

– Pardieu ! c’est le portrait d’une des petites.

La dame tressaillit encore.

– Qu’est-ce cela, les petites ? fit-elle.

– C’est les deux jeunes filles que Coclès a sauvées ; mais il ne les sauvera pas longtemps. Ah ! ah ! Polyte est là, citoyenne, soyez tranquille.

La dame inconnue avait sans doute une grande connaissance du cœur humain, car elle tira une bourse de sa poche, y prit deux pièces d’or à l’effigie de l’ex-tyran et les tendit à Polyte :

– Mon ami, lui dit-elle, vous me paraissez savoir des choses qui m’intéressent jusqu’à un certain point. Prenez cela et parlez.

Polyte ne se le fit pas répéter. Il tendit la main et les deux pièces d’or disparurent dans la poche de côté de son bourgeron bleu.

– Tiens ! tiens ! dit-il, est-ce que vous connaîtriez ces deux particulières ?

– J’en connais une toujours, dit la dame, celle qui ressemble à ce portrait. Comment donc est l’autre ?

– Brune, grande, avec des yeux noirs qui vous traversent de part en part ! Une jolie citoyenne, allez ; et sans ce brigand de Coclès qui n’est pas patriote du tout, j’en faisais madame Polyte.

Un sourire indulgent glissa sur les lèvres de la dame.

– Voyons, mon ami, reprit-elle, expliquez-vous donc. Qu’est-ce que Coclès, d’abord ?

– C’est un cabaretier qui est là sur la route, dont nous venons de passer la maison.

– Bon !

– Les petites étaient chez lui avec un animal de bossu qui disait que c’étaient ses sœurs ; mais je ne m’y suis pas trompé, moi !

– Vraiment !

– J’ai bien vu tout de suite que c’étaient des aristocrates, et si j’avais laissé faire les deux Verduron, des amis à moi, de vrais patriotes, elles faisaient hier soir connaissance avec les gendarmes.

Mais qu’est-ce que vous voulez ? reprit naïvement Polyte, on a beau aimer la République, on a des faiblesses comme tout le monde. La brune me plaisait, et je me suis laissé mettre dedans en plein par ce brigand de Coclès. C’est une chance même que je ne me sois pas tué du coup.

La dame était patiente ; ensuite elle avait sans doute bonne envie de savoir une foule de choses, car elle ne se rebuta point des divagations et du récit un peu embrouillé de Polyte.

Elle finit même par y voir très clair.

Au bout d’un quart d’heure, elle était tout à fait au courant de ce qui s’était passé dans le cabaret qui portait pour enseigne : « Au rendez-vous des bons patriotes ».

– Mon ami, dit-elle alors à Polyte, vous êtes né sous une heureuse étoile puisqu’elle vous a placé sur mon chemin. Pour peu que vous vous y prêtiez, votre fortune est faite.

Polyte eut un éblouissement.

– Je vais vous emmener chez moi, continua-t-elle, et on prendra soin de vous jusqu’à ce que vous soyez complètement guéri. Et puis, je vous dirai ce que vous devez faire pour m’être agréable, et comment je saurai vous récompenser.

Et afin de lui prouver qu’elle ne lui faisait pas de vaines promesses, elle reprit sa bourse et lui donna deux autres pièces d’or.

– Vous êtes une fameuse citoyenne tout de même, dit Polyte ; et quand bien même vous seriez une aristocrate, ce n’est point moi qui vous dénoncerais, « i’ gn’y a » point de danger !

La dame sourit.

– Si j’étais aristocrate, dit-elle, je me cacherais.

– Tiens, c’est vrai.

– Tandis que je ne me cache pas, comme vous pouvez voir.

Puis, après un nouveau silence :

– Qu’est-ce que vous voulez donc faire de ce médaillon ?

– Eh ! dit Polyte, faut jamais cracher sur ce qu’on trouve. Un brocanteur du quai des Orfèvres m’en donnera peut-être bien deux écus.

– Je vous en donne deux autres louis, fit la dame.

– Ça va ! dit Polyte.

Quelques minutes après, le carrosse s’arrêta. Alors Polytevit une double rangée d’officieux auprès des portières, et il s’aperçut qu’on saluait sa bienfaitrice de hasard avec le plus grand respect.

– Conduisez-moi ce garçon à l’office, dit-elle, ayez soin de lui et pansez-le, car je le crois blessé.

Puis elle mit pied à terre et monta les marches du perron avec la dignité d’une châtelaine.

– Tiens ! murmura Polyte, au moment où elle passait au milieu des officieux armés de flambeaux, je crois bien qu’elle est bossue, elle aussi !

Et il se laissa emporter de bonne grâce par deux grands gaillards d’officieux qui le prirent à bras-le-corps, car il lui eût été maintenant impossible de marcher.

Share on Twitter Share on Facebook