LI

Aurore se souvint des paroles du guichetier :

– Vous entendrez peut-être du bruit, mais ne vous en préoccupez pas.

Le bruit continuait. Il était lointain, si lointain même que la jeune fille, au bout de quelques minutes d’attente, se dit :

– Je suis folle. Il est impossible que cela ait lieu dans la maison.

En effet, après avoir paru se rapprocher, le bruit s’éloignait. Le sol ne tremblait plus, et Aurore pensa qu’elle avait été le jouet d’une illusion. Alors elle fut en proie à une étrange hallucination : il lui sembla que le père Safran n’avait jamais existé, que son retour à l’Abbaye était un rêve, qu’elle était morte, et que tout ce qu’elle entendait se passait dans l’autre monde où elle était arrivée, tenant sa tête à la main.

– Je dors du sommeil des morts, se dit-elle, et leur sommeil, je le vois, est troublé par de mauvais rêves, tout comme celui des vivants.

Elle se recoucha, referma les yeux, et bientôt le sommeil la reprit. Mais il fut de courte durée. Le bruit souterrain, qui avait paru s’éloigner se rapprocha tout à coup.

Cette fois, Aurore se leva et vint appuyer son oreille contre les dalles de la cellule. Certes, elle ne pouvait plus croire qu’elle était le jouet d’un rêve ; elle était bien aux prises avec la réalité. Elle sentait sous ses genoux comme de légères oscillations. On eût dit un tremblement de terre en miniature. En même temps, le bruit souterrain devenait plus net, plus distinct, et il n’y avait plus à s’y tromper, on jetait bas quelque cloison, quelque mur obstruant un chemin qui courait sous la prison.

Une heure environ s’écoula. Tout à coup le bruit cessa, mais le sol trembla plus fort sous les pieds de la jeune fille.

Nous l’avons dit, les prisonniers jouissaient à l’Abbaye non seulement d’une certaine liberté, mais encore d’un certain bien-être. On n’en sortait que pour mourir, mais la République ne voulait pas qu’on se plaignît d’elle, et elle n’avait pas voulu hériter des traditions de l’ancienne monarchie dont les prisons étaient des lieux de supplice.

Les prisonniers avaient du feu dans leur chambre ; on leur laissait de la lumière pour la nuit.

Aurore se dirigea vers la cheminée, où quelques tisons brillaient encore sous la cendre. Elle en prit un, souffla dessus et en tira quelques étincelles avec lesquelles elle alluma sa bougie.

En entrant dans sa nouvelle demeure ; elle n’avait prêté aux objets qui s’y trouvaient qu’une médiocre attention ; maintenant, sa bougie à la main, elle se prit à examiner chaque meuble. Son lit était perché sur quatre pieds assez hauts. En se courbant, on pouvait passer dessous. Le sol n’était pas carrelé comme celui de la cellule qu’elle avait occupée précédemment, mais il était couvert de dalles en pierre meulière d’une largeur de deux pieds carrés.

Tout à coup une de ces dalles se souleva. Malgré elle, Aurore fit un pas en arrière. Une dalle se soulevait sous le lit. Elle se soulevait lentement, sans bruit, comme la trappe d’une cave.

Puis Aurore entendit une voix qui lui disait :

– Mademoiselle, tirez votre lit à l’autre bout.

La jeune fille avait retrouvé tout son courage, toute son énergie. Elle fit ce qu’on lui disait, elle tira son lit.

Alors la dalle se souleva tout à fait, et un homme apparut jusqu’à mi-corps par l’ouverture qu’elle laissait voir.

Aurore put voir alors que cet homme avait sur le visage un masque de velours rouge.

Et elle se convainquit qu’il la voyait pour la première fois, quand il lui dit :

– C’est bien vous qui êtes Mlle Aurore des Mazures ?

– Oui, monsieur.

– Et la cellule où vous êtes porte le numéro 77 ?

– Oui, monsieur.

– C’est bien, dit cet homme. Excusez ces deux questions, mademoiselle, mais je ne suis qu’un instrument et je ne dois pas me tromper.

En même temps il appuya ses mains sur le sol, s’en fit un levier et se hissa tout debout dans la cellule.

C’était un homme de haute taille, aux cheveux noirs, au regard énergique sous le masque et qui paraissait jeune.

– Maintenant, écoutez-moi, mademoiselle.

– Parlez, monsieur.

– Nous allons replacer votre lit où il était ; vous vous courberez et vous passerez dessous en me suivant.

– Mais, monsieur, dit Aurore, dans quel but ?

– Dans le but de dissimuler votre évasion. Qui sait ? nous pourrons avoir encore besoin de ce chemin.

– Soit, mais la dalle ?

– Nous la replacerons ; et comme elle est sous le lit, on n’ira pas s’apercevoir qu’elle a un moment été soulevée.

Aurore aida le masque rouge à replacer le lit où il était précédemment.

Puis il se coucha presque à plat ventre et se glissa jusqu’à l’ouverture en disant :

– Suivez-moi.

Aurore le vit disparaître dans cette cavité dont il lui était impossible de mesurer la profondeur.

– Suivez-moi, répéta-t-il, devenu invisible, et laissez-vous tomber.

Il n’y avait pas à hésiter. Aurore fit ce qu’on lui disait et elle se laissa glisser dans le vide et l’obscurité.

Deux bras la saisirent avant qu’elle eût touché le sol.

– À présent, dit le masque rouge dans les ténèbres, restez-là, ne bougez pas. Non seulement je vais replacer la dalle, mais encore je vais détourner les soupçons de ceux qui chercheront à savoir comment et par où vous vous êtes enfuie.

– Comment ferez-vous donc, monsieur ? demanda Aurore qui se familiarisait avec les ténèbres.

– Vous savez que nous avons des intelligences ici ?

– Sans doute.

– Le pauvre prisonnier que nous devions sauver et dont vous avez pris la place s’était procuré une lime et, chaque nuit, il limait les barreaux de sa fenêtre.

– Il voulait se sauver par là ?

– Oh non ! La fenêtre libre et franchie, il se serait trouvé dans le préau, ce qui ne l’aurait pas beaucoup avancé ; c’était un conseil que nous lui avions donné. Un des barreaux est scié et ne tient plus qu’avec un peu de mastic.

– Ah !

– Je vais l’arracher, puis j’attacherai un de vos draps au barreau voisin et je laisserai une lime sur le sol.

– De cette façon, dit Aurore, on croira que je me suis sauvée par la fenêtre ?

– Justement.

– Et on ne songera point à la dalle ?

– Naturellement. Seulement, dit le masque rouge, pendant que je vais être là-haut, ne bougez pas.

– Pourquoi ?

– Vous êtes au bord d’un précipice.

Aurore frissonna.

Le masque rouge remonta dans la cellule et y passa environ dix minutes. Puis il revint ; mais cette fois il avait à la main la bougie de la jeune fille, qu’il avait retirée du chandelier, et la lui donna en disant :

– Éclairez-moi.

Aurore n’était pas femme pour rien. Le masque rouge lui avait dit qu’elle était au bord d’un précipice. Elle regarda et frissonna de nouveau.

Elle était, en effet, au bord d’un véritable puits, duquel sortait une échelle.

Le puits était-il profond, l’échelle était-elle bien longue ? Voilà ce qu’elle ne put savoir, car la lumière de sa bougie ne parvenait pas à percer les ténèbres bien bas.

Elle et le masque rouge étaient sur une étroite saillie d’à peine deux pieds de large. Son sauveur inconnu était assez grand pour que sa tête dépassât le niveau du sol de la cellule.

Aurore le vit tirer la dalle à lui, la soulever avec ses mains, puis, avec une précision mathématique, la laisser retomber en se baissant. Elle était juste dans son alvéole, et il était probable que ceux qui pénétreraient le lendemain dans la cellule, ne s’apercevraient point qu’elle avait été déplacée.

– Maintenant, mademoiselle, dit le masque rouge, il faut que vous vous suspendiez à mon cou…

– Ah !

– Que vous m’enlaciez bien étroitement, et surtout que vous ne songiez pas à regarder au-dessous de nous : le vertige vous prendrait. Savez-vous où nous sommes ?

– Non, monsieur.

– Au bord d’une des oubliettes de l’Abbaye ; elles ont été condamnées sous le dernier règne et la République ignore leur existence.

Aurore passa son bras au cou du masque rouge. Et, tenant la bougie d’une main, il posa un pied sur l’échelle…

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