LII

Aurore vit tout à coup une lumière briller au-dessous d’elle. Puis, à cette clarté, elle distingua deux hommes également masqués de rouge qui tenaient le bout de l’échelle. Enfin le masque rouge et son fardeau touchèrent le sol. Les deux autres hommes saluèrent la jeune fille.

Aurore leur rendit leur salut et se mit à examiner le lieu où elle était. Le sol boueux était couvert çà et là d’objets blancs qu’on aurait pu prendre pour des bâtons.

Horreur ! c’étaient des ossements humains.

Et comme Aurore jetait un cri :

– Ah ! dit celui qui était allé la chercher dans sa cellule, ne mettez point cela, mademoiselle, sur le compte de la République. Ces os ont plus de cent ans ; c’est tout ce qui reste des malheureux que l’ancienne monarchie faisait disparaître, un soir, sans bruit ni trompette.

En même temps, Aurore vit une brèche dans le mur.

Il y avait encore auprès des outils, tels qu’un pic et une bêche.

– N’avez-vous pas entendu un bruit souterrain ? demanda le premier des masques rouges.

– Oh ! si, répondit Aurore, il y a environ une heure.

– C’était nous qui pratiquions une brèche.

Un air humide et moisi s’échappait de cette ouverture, au delà de laquelle régnait une obscurité profonde.

– C’est par là que nous nous en irons, dit le masque rouge.

Puis il consulta sa montre :

– Deux heures, dit-il ; nous n’avons pas le temps de causer, il faut reconstruire le mur.

Alors la jeune fille, pour qui tout était surprise depuis une heure, vit les trois hommes passer l’un après l’autre, de l’autre côté de la brèche, les tronçons de l’échelle, et y passer eux-mêmes, à leur tour, en la priant de les suivre. Ils se trouvèrent alors, et elle avec eux, dans une sorte de boyau souterrain horizontal, dont il était impossible de mesurer la longueur. Les pierres avaient été tirées de ce côté-là, et il n’en restait pas dans l’oubliette. Aurore vit une auge de maçon pleine de plâtre dans lequel on avait délayé du noir de fumée. Et tous trois se mirent à boucher la brèche aussi habilement qu’auraient pu le faire des maçons de profession. Le plâtre au noir de fumée avait pour but de confondre sa couleur avec l’enduit noirci du reste de la muraille.

– Alors même, dit le premier des masques rouges, qu’on découvrirait par où nous sommes partis, en trouvant le mur reconstruit, on ne soupçonnerait pas que la maçonnerie en est toute fraîche.

Aurore admirait les ingénieuses précautions que ces hommes prenaient pour la sauver, elle qu’ils ne connaissaient pas, et qui n’avait à leur bienveillance d’autre droit que de faire partie de cette singulière association contre la guillotine. En moins d’une heure, le mur fut reconstruit.

Alors le premier masque rouge prit Aurore par la main.

– Suivez-moi maintenant, dit-il, nous allons vous mettre en sûreté.

Un de ses deux compagnons marchait en avant, une lanterne à la main. Le couloir souterrain était cintré par une voûte si basse que plusieurs fois le compagnon d’Aurore, qui était de haute taille, fut obligé de se baisser.

– Ce corridor, disait-il, remonte au moyen âge. Il a été bouché pendant la Ligue, et il n’y a que quelques semaines que nous l’avons découvert.

Si l’on songe à la position que l’Abbaye occupait dans la rue de ce nom par rapport à la Seine, qui lui est presque parallèle, on comprendra que le trajet ne pouvait être de longue durée. En effet, au bout d’un quart d’heure, Aurore sentit un vent plus frais lui fouetter le visage, puis le masque rouge éteignit sa lanterne, et alors la jeune fille aperçut comme un point blanchâtre devant elle. C’était l’extrémité du corridor souterrain, laquelle se trouvait au niveau de l’eau, sur laquelle la lune resplendissait à cette heure nocturne.

Une porte grillée en fer fermait le corridor, semblable à celle des égouts. Les masques rouges en avaient la clef.

La porte ouverte, Aurore vit une barque amarrée au quai.

– Montez, mademoiselle, lui dit son sauveur, nous allons voyager en bateau.

Aurore sauta lestement dans la barque.

Alors deux des masques rouges prirent les avirons. Le troisième s’assit à côté de la jeune fille, et la barque glissa, silencieuse et rapide, sur le fleuve muet.

Elle descendit ainsi vers le pont de la Concorde, par là devant les Invalides, descendit vers le Point-du-Jour, et tout à coup Aurore vit une maisonnette au bord de l’Île de Billancourt. Cette maisonnette était éclairée, et un filet de fumée bleue montait dans le ciel.

– C’est là que nous allons ! dit le masque rouge.

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