LIII

Maintenant tâchons d’expliquer comment Jeanne que nous avons laissée dans la boutique de la mère Simon Bargevin au moment où Polyte et le père Bibi en sortaient, se trouvaient à présent, c’est-à-dire la nuit suivante, dans la maisonnette de l’Île de Billancourt.

Les masques rouges, comme on va le voir, n’avaient pas perdu de temps.

Ils avaient même peut-être deviné l’amour de Lucien pour Jeanne en la sauvant avant sa sœur.

Comment cela s’était-il passé ?

Lucien lui-même avait été leur instrument.

On se souvient que l’inconnu qui lui avait jeté un carrick sur les épaules, au pied de l’échafaud, l’avait enfin mené souper, après l’avoir laissé seul, était venu lui dire : « Notre homme n’a pas payé ; on sauvera votre cousine à sa place. » Ce même inconnu l’avait ensuite conduit dans une chambre de la rue des Bons-Enfants :

– Restez là, lui avait-il dit ; ne bougez pas avant que je revienne et ne vous mettez pas à la fenêtre. Nous allons nous occuper non seulement de votre cousine qui est à l’Abbaye, mais encore de celle qui est libre, et qui peut être arrêtée d’un moment à l’autre.

Lucien s’était jeté sur son lit. Tant d’émotions et de fatigues l’avaient brisé, et il ne tarda pas à s’endormir d’un profond sommeil. Quand il s’éveilla, une grande partie de la journée s’était écoulée, et le soleil déclinait à l’horizon. Lucien se frotta les yeux, et comme il allait se lever, la porte s’ouvrit et le masque rouge reparut.

Il portait un paquet de hardes à la main.

– Voilà vos nouveaux habits, lui dit-il.

Et il étala sur le lit une chemise bleue, une carmagnole et un large pantalon de cotonnade brune comme en portent les débardeurs des ports. Il y avait, en outre, une perruque brune qui devait couvrir non seulement une partie du front, mais encore la partie de la nuque qui avait été rasée en prison.

– À présent, dit le masque rouge, écoutez-moi attentivement. Le comte Lucien des Mazures est mort, il a été guillotiné hier. Les registres de l’Abbaye en font foi. On ne cherchera donc nulle part le comte Lucien des Mazures, et quand il sera métamorphosé comme il va l’être, nul ne songera à le reconnaître ainsi.

– Bon ! dit Lucien.

– Cependant, comme on arrête souvent beaucoup de gens un peu au hasard, et qu’il suffit d’avoir les mains blanches pour être accusé d’incivisme, il sera prudent à vous de quitter Paris aussitôt que nous vous aurons trouvé un passeport.

– Mais mes deux cousines ? dit Lucien, qui sentait son cœur se gonfler au souvenir de Jeanne.

– Nous sauverons l’autre la nuit prochaine, et c’est vous qui allez vous charger de celle qui est libre.

– Moi ?

– Oui. Vous nous avez dit qu’elle était chez une blanchisseuse, rue du Petit-Carreau ?

– Du moins c’est ce que m’a dit ma cousine Aurore.

– C’est ce qui est exact, répondit le masque rouge. Notre police s’est déjà renseignée.

– Ah !

– Voici donc ce que vous allez faire.

– Parlez.

– Vous vous rendrez rue du Petit-Carreau et vous verrez votre cousine. Il ne faut pas qu’elle hésite à vous suivre, et vous lui dire au besoin, si elle hésitait, qu’elle est sur le point d’être arrêtée.

En ce moment, Lucien se souvint que sa mère avait tué Gretchen, la mère de Jeanne.

– Et si malgré cela, dit-il, elle résistait ?

– Vous l’enlèveriez de force.

– Est-ce possible ?

– Écoutez, dit le masque rouge ; un fiacre vous attendra dès l’entrée de la nuit au coin de la rue Saint-Sauveur.

– J’y monterai ?

– Non pas, mais vous passerez près du cocher et vous lui direz : Vous avez bien le numéro 125 ?

– Et que me répondra-t-il ?

– Rien. Mais il vous suivra au pas et s’arrêtera tout près de la maison où vous entrerez.

– À merveille ! dit Lucien.

– Si votre cousine consent à vous suivre, vous la ferez monter dans le fiacre. Le reste ne vous regarde plus. Le cocher a ses ordres.

Tandis que le masque rouge causait, Lucien avait revêtu son nouveau costume.

– Un mot encore, lui dit son mystérieux ami.

– J’écoute.

– Vous n’avez déjà que trop parlé de nous.

– Excusez-moi, dit Lucien. J’ai, en effet, parlé des masques rouges dans la prison ; mais alors…

– Alors vous n’y croyiez pas ?

– C’est la vérité.

– Eh bien, maintenant que vous y croyez, il faut éviter de prononcer jusqu’à notre nom, et il est inutile que votre seconde cousine sache que c’est nous qui nous sommes occupés d’elle. Il est tout simple que vous cherchiez à la sauver, vous, vous seul.

– Je vous jure d’être muet, dit Lucien.

– Enfin, dit encore le masque rouge, vous avez une heure devant vous. N’allez pas rue du Petit-Carreau avant la nuit. Cela vaut mieux. Adieu…

– Vous me quittez ?

– Oui.

– Vous reverrai-je ?

– Peut-être. Mais, si ce n’est pas moi, ce sera un de nous. Et puis, ajouta le masque rouge, nous aurons peut-être besoin de vous, nous aussi. Car vous savez notre devise : « Tous pour un… »

– « Un pour tous », acheva Lucien.

– C’est cela.

Et le masque rouge s’en alla.

* *

*

Mais Zoé avait enduré ses réprimandes avec résignation.

Zoé était aux prises, depuis le matin, avec une nouvelle idée qui lui travaillait le cerveau.

Zoé se disait :

– Le père Bibi est un farceur, il s’est moqué de moi. S’il avait voulu, on aurait guillotiné la grande brune, et il y a longtemps qu’on aurait mis l’autre en prison. J’ai eu tort de me fier à lui.

Et quand Zoé se fut dit cela, elle retomba pour quelques instants dans sa mélancolie et se dit :

– Au lieu d’aller trouver le père Bibi, j’aurais mieux fait d’aller chez le commissaire de la section. Je suis sûre que si je lui disais que la mère Bargevin loge une aristocrate, il enverrait tout de suite des soldats pour l’arrêter.

Mais cette idée lumineuse n’était venue que fort tard à la haineuse petite fille, et il était presque nuit quand elle s’y arrêta.

Le commissaire de la section n’était pas loin, dans la rue Saint-Sauveur. Vingt fois, en passant, son panier au bras, Zoé avait vu la lanterne rouge au-dessus de la porte.

Et Zoé se disait :

– Si la patronne m’envoie en course demain matin ou ce soir, j’irai !

Or il arriva, comme la nuit approchait, que la mère Simon lui mit au bras un panier plein de linge et lui dit :

– Tu vas t’en aller chez la fruitière de la rue du Cadran.

Zoé frissonna de joie et partit légère comme un oiseau.

Quand elle fut sortie, la mère Simon dit à Jeanne :

– Je vais acheter notre souper. Vous n’aurez pas peur toute seule, mamzelle ?

– Qu’ai-je encore à redouter ? dit Jeanne en levant les yeux au ciel.

Et elle laissa partir la blanchisseuse.

Il n’y avait pas cinq minutes que la brave femme était dehors, qu’un homme entra. Jeanne poussa un premier cri de terreur. Puis, à ce cri, succéda un autre cri, un cri de joie. Jeanne avait reconnu Lucien.

Lucien vint à elle, la prit sous son bras et lui dit :

– Ne criez pas, n’appelez pas… écoutez-moi…

Jeanne le regardait avec extase.

– Aurore sera libre ce soir, dit Lucien.

Jeanne chancela, tant l’émotion fut terrible.

– Et vous, ma bien-aimée Jeanne, poursuivit Lucien, si vous voulez la revoir, il faut me suivre.

– Oh ! tout de suite… fit-elle.

Puis elle oublia que la blanchisseuse était sortie.

– Mère Bargevin ! dit-elle.

– Silence ! dit Lucien. Il faut partir sans lui dire adieu.

– Oh !

– Nous n’avons pas une minute à perdre.

– Mais, dit Jeanne, ces pauvres gens…

– Nous les ferons prévenir que vous êtes en sûreté et nous les récompenserons. Venez !

Et il la prit dans ses bras et la porta vers le fiacre qui s’était arrêté devant la boutique.

Zoé était encore en course et la mère Simon n’était pas de retour que Jeanne était déjà loin. Il était temps, car, comme on le verra bientôt, Zoé, ne se fiant plus que sur elle-même au lieu de s’en rapporter au père Bibi, n’avait pas perdu de temps non plus.

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