LIV

Or, c’était ce même jour-là que Bibi et Polyte s’en étaient allés trouver le capitaine Dagobert, que le gamin de Paris avait reconnu en lui son sauveur des Tuileries, et qu’il avait été décidé que tous deux attendraient, pour s’occuper de nouveau d’Aurore, que le capitaine fût revenu du ministère de la Guerre.

Bibi était un homme d’expérience, on le comprend, et il savait fort bien que, même un ministre républicain fait attendre les gens à qui il donne audience.

Il emmena Polyte en lui disant :

– Nous avons deux ou trois bonnes heures devant nous, et je serais d’avis de les utiliser.

– Comment cela ?

– Nous irons, si tu le veux bien, flâner aux environs de l’Abbaye.

– Tiens, c’est vrai, ça.

– Et nous prendrons chacun de notre côté, nos petits renseignements.

Et ils prirent le chemin du pont Neuf, longèrent ensuite le bord de l’eau et le palais Mazarin, et par la rue de Seine gagnèrent le carrefour Buci, qui était à deux pas de la fameuse prison et de la rue qui en portait le nom.

Là, Bibi dit à Polyte :

– Séparons-nous. Il est inutile qu’on nous voie ensemble.

– Vous avez raison.

– Nous nous retrouverons comme par hasard chez le mannezingue.

– Alors, filez le premier, dit Polyte.

Et il laissa Bibi s’en aller, mais il ne le perdit pas de vue, murmurant :

– C’est égal, je m’en méfie toujours un peu.

Bibi arriva à la porte de la prison et sonna au guichet.

Il était sans doute connu des guichetiers, car on lui ouvrit sans lui demander ce qu’il voulait.

Bibi s’en alla droit au greffe.

Le greffier en chef, ce même homme qui, chaque matin, faisait l’appel des condamnés avec une cruauté voluptueuse, ne dédaignait pas le petit mot pour rire à l’occasion.

– Ah ! ah ! dit-il, te voilà, citoyen « propre à rien », qui me fais surcharger mes écritures !

– Moi ? dit Bibi.

– Sans doute, tu arrêtes des citoyennes que nous sommes obligés de reconduire de l’échafaud en prison.

– Tiens, vous savez que c’est moi ? dit Bibi en souriant.

– Certainement, je le sais ; et je ne comprends pas qu’un vieux renard comme toi ne s’y connaisse pas davantage.

– Peuh ! dit Bibi, qui sait si elle est enceinte, seulement ?

– Mais, dame ! Dans tous les cas, il m’a fallu faire des changements à mon livre d’écrou.

– Petit malheur ! dit Bibi.

– C’est toujours ennuyeux, grommela le greffier.

– Ah çà ! reprit Bibi, c’est un peu pour cela que je viens.

– Ah ! ah !

– J’y suis intéressé…

– Canaille ! murmura le greffier, je sais bien que ce n’est pas par civisme que tu arrêtes les aristocrates.

– Il faut vivre ! dit philosophiquement Bibi.

– Eh bien ! qu’est-ce que tu veux savoir ?

– Si ça durera longtemps.

– Quoi donc ?

– Le nouveau séjour de la belle aristocrate ici.

– Tu crois qu’elle n’est pas enceinte ?

– J’en mettrais la main au feu.

– Alors, elle en a pour quatre jours. Ordinairement, poursuivit le greffier, nous n’allons pas si vite en besogne, mais pour te faire plaisir…

– Vous êtes bien bon…

– On va presser les choses, et il est probable que dans trois jours on la ramènera là-bas.

– Je vous remercie.

– Est-ce tout ce que tu voulais savoir ?

– Tout, absolument. Cependant, dit Bibi, qui voulait se ménager une petite rentrée, je ne me fie pas à vos promesses.

– Hein ?

– Et je reviendrai demain matin.

– Comme tu voudras, dit le greffier.

Et Bibi s’en alla.

– Trois jours, murmura-t-il. J’aurais parié pour huit. Ah ! il n’y a pas de temps à perdre…

Et il se dirigea vers le cabaret dans lequel Polyte lui avait donné rendez-vous.

* *

*

Polyte était un des hommes les plus connus sur le pavé de Paris. On le voyait un peu partout.

Il n’y avait pas un cabaret dans lequel il ne se fût pris de querelle avec quelqu’un, pas de carrefour où il ne fût monté sur une borne pour débiter une harangue grotesque, et les tricoteuses de la place de la Révolution l’avaient appelé Chérubin, car elles le voyaient tous les jours à l’heure du « spectacle », et il savait les faire rire.

Quand Polyte entra chez le « mannezingue », il y avait une société nombreuse et choisie parmi les petites gens du quartier, les guichetiers subalternes de la prison et les amateurs ordinaires, qui, chaque matin, assistaient au départ du « panier à salade », c’est-à-dire de la voiture qui conduisait les prisonniers au tribunal.

Polyte fut salué par des hourras et des applaudissements. On ne l’avait pas revu depuis la veille sur la place de la Révolution, où il s’était couvert de gloire en faisant la nique au bourreau.

– Bonjour Polyte !

– Vive Polyte !

– Ah ! tu te fais aimer des aristocrates, toi !

– Ah ! tu veux donner des patriotes à la nation !

– Tu fais de jolies connaissances !

Telles furent les exclamations grivoises qui accueillirent son entrée. Polyte but un grand verre de vin avec le plus beau sang-froid du monde, et, avisant un guichetier de l’Abbaye :

– À ta santé, citoyen ! dit-il.

– Merci, dit le guichetier.

– Tu auras soin de ma femme, au moins.

– Je te le promets.

– Si elle a besoin d’argent, tu me le diras.

– Certainement.

Ce furent de nouveaux éclats de rire.

Mais le guichetier, qui était celui-là même qui avait témoigné des égards à Aurore, et devait, quelques heures plus tard, lui faire changer de cellule, le guichetier se pencha vers Polyte et lui dit à l’oreille :

– Tu n’es pas le seul à t’intéresser à elle.

Polyte tressaillit.

– Tais-toi, dit le guichetier, on nous regarde.

– Excusez, citoyen, dit Polyte, qui était devenu un peu pâle, je lui donne mes commissions.

Alors le guichetier ajouta :

– Farceur ! elle n’est pas enceinte, tu le sais bien.

Polyte ne répondit pas.

– Mais tu l’aimes…

– Oh ! fit Polyte, qui sentit tout son sang affluer à son cœur.

– Eh bien ! je te vais dire une bonne chose.

– Ah !

– On ne la guillotinera pas… Tais-toi !…

Et le guichetier s’éloigna sans affectation de Polyte.

En ce moment, le père Bibi passait devant le cabaret, et, comme il y avait beaucoup de monde, il hésitait à entrer. Polyte l’aperçut.

– Bonsoir, les amis, dit-il.

Et il s’élança hors du cabaret. Bibi lui dit :

– Nous n’avons que trois jours.

– Bah ! dit Polyte tout joyeux, j’ai de meilleures nouvelles, moi.

– Plaît-il ?

– On ne la guillotinera pas.

Bibi regarda Polyte et se demanda si, en son absence, le pauvre garçon n’était pas devenu fou.

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