Cependant, en dépit de sa joie, Polyte parlait avec un sang-froid qui impressionnait vivement Bibi.
L’homme de police prit le gamin par le bras et l’entraîna à l’autre bout de la rue.
– Voyons, dit-il, parle… que sais-tu ? que t’a-t-on dit ?
– Qu’on ne la guillotinerait pas.
– Et qui t’a dit cela ?
– Un des guichetiers.
Bibi haussa les épaules.
– Le guichetier s’est moqué de toi, dit-il.
– Je vous jure que non.
Bibi tira sa montre.
– Il est à peine midi, dit-il.
– Qu’est-ce ça prouve ?
– En admettant que le ministre de la Guerre ait déjà parlé au capitaine, et que celui-ci ait été présenté à la Convention, en admettant même que la grâce de la belle Aurore ait été accordée, le guichetier ne peut pas le savoir.
– Pourquoi ?
– Mais parce que le greffier que je quitte à la minute l’aurait su avant lui.
– Bon !
– Et qu’il ne m’en a rien dit.
– Ma foi ! dit Polyte, voilà ce que le guichetier m’a dit.
Et il répéta, mot pour mot, les paroles du guichetier.
Bibi fronçait le sourcil en l’écoutant.
– Écoute bien, dit-il. Ceci est un piège.
– Oh !
– Un piège tendu par ceux qui veulent la perte d’Aurore, et tu sais qui je veux dire.
– Ah oui ! la citoyenne Antonia.
– On veut t’endormir. Tu as donné assez de preuves d’intelligence pour qu’on te craigne.
– Vous avez peut-être raison, dit Polyte, frappé par la justesse de ce raisonnement.
– Je vais donc te donner un bon conseil.
– Parlez…
– Ne vas plus chez le mannezingue, et puis ne nous fions pour le moment qu’au capitaine.
– Mais, dit Polyte avec angoisse, si on lui refuse la grâce de la demoiselle ?
– Nous verrons alors… Pour le moment, retournons rue Saint-Honoré.
Et Bibi, tout en marchant, se disait :
– Qui donc peut s’intéresser à Aurore, si ce n’est le capitaine, puisque son père est fou ?
Bibi avait raison en apparence, et si on fût venu lui dire, à lui l’homme de police, qu’il y avait de par le monde une association prenant le titre de « Masques rouges » et faisant la guerre à la guillotine, il se fût mis à rire. Il était une heure de l’après-midi lorsque Polyte et lui revinrent rue Saint-Honoré, à l’hôtel de Champagne et Picardie.
– Le capitaine est-il rentré ? demanda Bibi à l’officieux.
– Mais, répondit celui-ci, il y longtemps déjà, et il paraissait fièrement de mauvaise humeur.
Bibi tressaillit, et il eut un mauvais pressentiment.
– Alors, il est dans sa chambre ?
– Oui.
– Seul ?
– Oui, la bohémienne est partie.
– Quelle bohémienne ? fit Bibi stupéfait.
– Une femme qui disait la bonne aventure dans la rue et qui jouait de la guitare.
– Eh bien ?
– Faut croire que le capitaine a eu envie de se faire, tirer les cartes par elle.
– Allons donc ! fit Bibi.
– Il lui a fait signe de monter, et ils sont restés ensemble un bon quart d’heure.
– Mais elle est partie ?
– Il y a une heure environ.
Bibi sentit ses pressentiments funestes augmenter.
– Suis-moi ! dit-il à Polyte.
Et il monta rapidement l’escalier. La clef était sur la porte, Bibi entra. Dagobert était assis, tournant le dos à la croisée. Ceux qui l’avaient vu une heure auparavant ne l’eussent pas reconnu. Il avait l’œil éteint, le visage plombé, les lèvres pendantes et une grande expression d’abrutissement par tout le visage et par tout le corps.
Bibi s’arrêta stupéfait sur le seuil.
– Bonjour, citoyen général, dit Dagobert.
– Mais, capitaine !… exclama Bibi stupéfait.
– Vous venez me dire, poursuivit tranquillement Dagobert, que nous attaquons demain matin les avant-postes autrichiens, n’est-ce pas ?
– Capitaine… capitaine…
– Je suis prêt, poursuivit Dagobert ; la République a raison de se fier à moi… Dites-le-lui de ma part, général, dites-le-lui…
Bibi jeta un cri terrible :
– Il est fou !
Puis se retournant vers Polyte, non moins étonné :
– Reste là ! ne le perds pas de vue… Prends garde qu’il ne veuille se jeter par la fenêtre !
Et Bibi redescendit éperdu.
Il retrouva l’officieux dans le corridor, lui saisit le bras et lui dit :
– Comment était cette bohémienne ? dis-le-moi !
L’officieux, non moins étonné, se mit alors à dépeindre minutieusement la tireuse de cartes, et, à mesure que cet homme parlait, un voile se déchirait dans le cerveau de Bibi.
Tout à coup il s’écria :
– C’est elle !
Il avait reconnu Antonia. Puis il dit encore :
– Y a-t-il un médecin dans le quartier ? Vite ! un médecin.
– Il y a un chirurgien militaire dans la maison.
– Où ça ?
– Au numéro 9.
Bibi ne fit qu’un bond du rez-de-chaussée à l’étage supérieur. Il entra comme un ouragan dans la chambre du chirurgien et lui dit :
– Venez, citoyen, venez !
Dagobert n’avait pas quitté son fauteuil ; il causait avec Polyte en l’appelant capitaine et continuait à divaguer. Le chirurgien l’examina et dit d’abord :
– C’est un transport au cerveau causé par une grande douleur.
Mais Bibi avait aperçu la carafe, et auprès d’elle, sur le plateau, le verre à demi plein. L’eau contenue dans le verre avait pris une couleur vert tendre, en s’assimilant peu à peu la poudre que la bohémienne avait versée dedans.
Bibi prit le verre, le montra au chirurgien et lui dit :
– Qu’est-ce que cela ?
Ce chirurgien était un homme instruit que la Révolution avait trouvé préparateur dans le laboratoire de chimie du célèbre Lavoisier. Pour sauver sa tête, il était entré dans le service de santé de l’armée du Rhin, et, comme Dagobert, il se trouvait en congé à Paris.
Il prit le verre, l’examina au jour, trempa dedans le bout de sa langue pour déguster le liquide qu’il renfermait, et regardant Bibi :
– Excusez-moi, dit-il, je me suis trompé tout à l’heure. La folie n’est pas le résultat d’un transport au cerveau.
– Qu’est-ce donc ?
– Elle a été produite par l’absorption d’une partie de ce liquide. C’est une préparation italienne qui n’offre pas un danger sérieux, mais qui trouble momentanément la raison.
– Alors, dit Bibi avec anxiété, le mal n’est pas sans remède ?
– Assurément non.
– Vous guérirez ce malheureux ?
– Très facilement. J’en réponds.
– Et promptement ?
– Il me faut quinze jours.
Ces derniers mots furent pour Bibi un coup de tonnerre ! Quinze jours ! et c’était dans trois jours qu’on ramènerait Aurore à l’échafaud !
Le capitaine continuait à divaguer et ne bougeait pas de son fauteuil.
– Monsieur, dit Bibi, je vous confie ce malheureux… Faites ce que vous jugerez convenable… C’est le plus brave soldat de la République, c’est le capitaine Dagobert. Je vous le confie…
Et prenant Polyte par le bras :
– Viens, dit-il, viens ! sortons d’ici… nous n’avons plus à compter sur lui…
Bibi entraîna Polyte hors de l’hôtel, et il était si agité que l’officieux murmura en le voyant passer :
– Ah çà ! est-ce qu’il est devenu fou, lui aussi ?
Polyte était consterné.
Il comprenait vaguement qu’avec la raison du pauvre capitaine venait de s’évanouir la chance la plus sérieuse d’arracher Aurore à l’échafaud.
Bibi marchait à pas pressés, comme un homme qui perd la tête et ne sait plus quel parti prendre.
Il chemina ainsi, entraînant toujours Polyte, jusqu’à la rue de la Sourdière et ne s’arrêta qu’à l’entrée de ce cabaret qui avait arboré cette sinistre enseigne :
« Au Rasoir National ».
– Entrons ici, dit-il, nous réfléchirons… nous verrons…
Le cabaret était désert.