LIX

Pour expliquer les événements qui vont suivre, il est nécessaire de nous reporter au moment où la citoyenne Antonia, déguisée en bohémienne, était sortie précipitamment de l’hôtel de Champagne et Picardie, avait gagné le coin de la rue de l’Arbre-Sec et était remontée en voiture.

Un homme, on s’en souvient, l’attendait dans le fiacre, et cet homme n’était autre que le citoyen X…

Antonia l’avait regardé avec dédain.

– Je ne fais jamais mieux mes affaires, lui avait-elle dit, que lorsque je les fais moi-même.

Le citoyen X… avait poussé un gros soupir.

Il avait besoin d’argent ce jour-là, et la citoyenne Antonia ne paraissait pas en belle humeur.

– Vous m’en voulez donc bien ? avait-il hasardé timidement.

– Oui, répondit-elle, je vous en veux d’être un imbécile.

Le citoyen X…, qui était aimé pour lui-même, crut alors qu’il pouvait jouer l’éternelle scène du « Dépit amoureux ».

Il commença par bondir ; puis, voyant que la citoyenne Antonia ne s’en préoccupait guère, il essaya d’une querelle. La querelle ne lui réussit pas davantage.

Antonia ne paraissait pas s’apercevoir qu’il était dans le fiacre qui roulait toujours, pendant ce temps, vers la barrière d’Enfer.

Un peu avant la barrière, Antonia lui dit brusquement :

– J’espère que nous allons nous quitter là !

– Nous quitter !

Et le citoyen X… la regarda amoureusement et voulut mettre un bras autour de sa taille.

Elle le repoussa brusquement.

– Sans doute, dit-elle, nous allons nous quitter là et vous allez descendre. Ne faut-il pas, d’ailleurs, que vous alliez à la Convention ?

– Mais enfin, dit le citoyen X…, me direz-vous ce que vous avez fait ?

– À l’hôtel de Champagne ?

– Oui.

– J’ai dit la bonne aventure au capitaine. Vous pensez bien que je ne me suis pas habillée en bohémienne pour autre chose.

– Eh bien ! que lui avez-vous prédit ?

– Je l’ai rendu fou.

– Fou !

– Oui, il l’est complètement, et il le sera pendant huit ou dix jours, n’ayant ni la mémoire du passé, ni le sentiment du présent.

Par conséquent, il ne se souviendra même pas d’Aurore, et ce n’est pas lui qui demandera sa grâce à la Convention.

– Mais comment l’avez-vous rendu fou ?

– C’est mon secret.

Antonia parlait d’une voix brève, sifflante, dédaigneuse.

– Mais descendez donc, fit-elle.

– Soit, dit le citoyen X…, et… ce soir ?

– Pas plus ce soir que demain, répondit-elle.

– Plaît-il ?

– Écoutez bien, reprit-elle ; je romps avec vous, au moins pour le moment, et je vous défends de franchir le seuil de ma maison.

– Antonia…

– Jusqu’au jour où sera tombée cette tête que je vous demandais et que vous n’avez pas su me donner.

– Et… ce jour-là ?

– Je vous pardonnerai peut-être.

Elle parlait avec une froide résolution, et le citoyen X… comprit qu’il essayerait inutilement de la fléchir.

– C’est bien, dit-il, je vais m’occuper de cette affaire, et j’espère que mon exil ne sera pas long.

Puis il essaya de baiser la main d’Antonia. Mais elle le repoussa encore.

Le citoyen X… était donc descendu du fiacre, et il avait repris le chemin de la rue Saint-Honoré le cœur plein de colère. Il avait besoin d’argent ; ses créanciers, peu endurants, le menaçaient de faire du tapage, et il sentait bien que le coffre de la citoyenne Antonia lui serait fermé jusqu’à l’heure où il aurait reconquis ses bonnes grâces.

Au lieu d’aller à la Convention, le citoyen X… était donc rentré chez lui, et là sa colère avait éclaté comme une tempête.

– Je la ferai guillotiner ! murmurait-il en frappant le parquet du pied avec violence.

Tout à coup des pas s’étaient arrêtés sur le palier, puis sa sonnette avait tinté.

Le citoyen X…, dont l’officieux était sorti était allé ouvrir lui-même.

Alors il s’était trouvé en présence de Bibi.

Bibi sortait du cabaret qui portait pour enseigne : « Au Rasoir national », et dans lequel il avait laissé Polyte.

Bibi pensait bien que ni la citoyenne Antonia ni le citoyen X… ne se doutaient qu’il eût passé dans le camp ennemi, c’est-à-dire qu’après avoir fait arrêter Aurore il songeait à la sauver.

Et Bibi, qui avait déjà son idée, venait pour savoir en juste ce que ferait le soir le citoyen X… et s’il irait à Palaiseau.

La vue de l’homme de police avait calmé quelque peu l’irritation du citoyen X…

Puis il s’était ouvert à lui de sa brouille avec Antonia et Bibi s’était mis à rire en lui disant :

– Tout cela n’est pas très sérieux, et je vous promets que si vous suivez mon conseil, vous serez adoré demain.

– Quel est ce conseil ? avait demandé le citoyen X…

– Elle vous a défendu sa porte ?

– Oui.

– Mais elle vous attendra certainement ce soir.

– Vous croyez ?

– N’y allez pas, et, demain, avant midi, elle sera ici prête à faire tout ce que vous voudrez.

Bibi connaissait le cœur humain ; ce fut du moins l’avis du citoyen X… qui lui promit de faire ce qu’il lui conseillait.

En échange, Bibi lui assura que l’exécution d’Aurore ne serait retardée que de trois jours.

Et tandis qu’ils causaient, l’officieux du citoyen X… revint et remit à son maître une lettre :

– De la part du citoyen Robespierre, dit-il. Robespierre invitait son ami, le citoyen X…, à venir souper avec lui, ce soir-là, chez Mme de Sainte-Amaranthe, qu’il devait envoyer à l’échafaud, elle et toute sa famille, quelques jours plus tard.

– Tenez, dit le citoyen X… en montrant la lettre à Bibi, vous pouvez être certain, maintenant, que je n’irai pas chez la citoyenne Antonia.

Et Bibi s’en était allé, bien sûr que le citoyen X… ne viendrait pas, la nuit suivante, le déranger dans ses projets.

* *

*

Or, Bibi avait dit vrai, jusqu’à un certain point.

Après avoir renvoyé et congédié son amant, la citoyenne Antonia s’était repentie. Cette femme qui, toute sa vie, avait servi les amours des autres, était devenue elle-même une tigresse amoureuse.

Elle aimait avec fureur, avec frénésie, et sans illusion du reste, cet homme qu’elle méprisait, car elle savait bien qu’il n’aimait, lui, que son argent.

En dépit de son triomphe, elle était assurée désormais de l’impuissance de Dagobert, et Antonia était donc revenue à Palaiseau de fort méchante humeur.

Puis elle s’était dit que le citoyen X… ne se tiendrait peut-être pas pour battu, et qu’il reviendrait à la charge.

Elle avait passé la soirée à l’attendre.

Le citoyen X… n’était pas venu.

Alors elle s’était mise au lit ; mais comme on le pense bien, elle n’avait pas fermé l’œil.

Tandis que tout le monde dormait à la villa, elle se tournait et se retournait convulsivement sur son lit.

On frappa à la porte.

– Entrez ! dit-elle d’une voix dont elle essayait de maîtriser l’émotion.

Alors la porte s’ouvrit.

Et, à la clarté de la veilleuse qui brûlait sur la table de nuit, Antonia, stupéfaite, aperçut Bibi, l’homme de police, et Polyte, le gamin de Paris à qui elle avait donné l’hospitalité.

– Que voulez-vous ? s’écria-t-elle effrayée.

– Citoyenne, répondit. Bibi de sa voix la plus aimable, nous vous apportons des nouvelles du citoyen X… que j’ai vu tout à l’heure.

Il entra le premier, et Polyte, qui le suivait, referma la porte et poussa le verrou.

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