Bibi n’avait pas encore dit un mot de son projet à ses deux compagnons qui étaient arrivés tous trois au bout de la rue Montorgueil. Là, Bibi héla un fiacre qui passait à vide. Il n’y avait pas beaucoup de voitures de places alors, mais le peu qu’il y avait avait plus de chômage que de travail. On préférait généralement aller à pied que passer pour un aristocrate.
Bibi monta donc dans le fiacre avec ses deux compagnons. Puis il dit au cocher :
– Nous allons à Antony. Il y a deux écus de six livres au bout du chemin et une bouteille de vin par-dessus le marché.
– Nous allons chez la citoyenne Antonia ? dit Polyte.
– Oui, et comme tu as passé trois ou quatre jours chez elle…
– Oh ! soyez tranquille, je suis au courant des habitudes de la maison.
– C’est bien pour cela que je t’emmène.
Benoît voulut parler.
– Écoute bien, mon garçon, lui dit Bibi, nous allons tenter un suprême effort pour sauver les deux demoiselles ; par conséquent, nous n’avons pas le temps de te donner des explications.
Benoît se tut.
Alors Polyte poursuivit :
– La maison, comme vous savez, est au milieu des champs.
– Oui, j’y suis allé.
– Il y a cinq domestiques ; deux femmes et trois hommes.
– Bon ! ça fait trois contre trois. As-tu un moyen de pénétrer dans la maison ?
– Je sais un soupirail de cave qui prend jour sur le jardin, et qui est assez large pour qu’un homme mince ; comme moi puisse y passer.
– Fort bien.
– Une fois dans la cave, rien n’est plus facile que de faire sauter une serrure et entrer ensuite dans la maison. Seulement, il nous faudrait un ciseau à froid ou un tourne-vis.
– J’ai tout cela, dit Bibi.
Et il ouvrit son carrick, et Polyte vit un petit sac de serge verte qu’il avait suspendu à la ceinture, et qui paraissait renfermer divers outils.
– La cuisine communique avec le vestibule, poursuivit Polyte.
– Et les domestiques, où couchent-ils ?
– Le cocher a sa chambre dans les communs, au-dessus de l’écurie, par conséquent en dehors de la maison.
– Et le valet de chambre ?
– Tout en haut, dans les combles.
– Et le jardinier ?
– Oh ! le jardinier n’est pas à craindre.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il a une bonne amie au village et qu’il s’esquive tous les soirs.
– Et les deux femmes ?
– La cuisinière est la femme du valet de chambre.
– Et l’autre ?
– La femme de chambre couche dans un cabinet à côté de la citoyenne Antonia. C’est d’elle que je me méfierais le plus, car c’est une fille qui n’a pas froid aux yeux.
– C’est une drôle de maison, celle-là ! on y dort toute la journée et l’on y veille toute la nuit.
– Oui, quand le citoyen X… y vient.
– Il y vient tous les soirs.
– Ce soir, il n’y viendra pas.
– Comment le savez-vous ?
– J’ai pris mes renseignements.
– Ah !
– Le citoyen X… et la citoyenne Antonia sont fâchés, depuis ce matin.
– Ils se remettront, c’est sûr.
– Certainement, dit Bibi. Mais le citoyen X… soupe à minuit, avec le citoyen Robespierre, chez la dame Sainte-Amaranthe.
– Alors, dit Polyte, ça va bien. Mais…
– Mais ? fit Bibi.
– Je vois bien un peu ce que nous allons faire, mais, je ne vois pas tout.
Un sourire glissa sur les lèvres de Bibi.
– Nous allons entrer dans la maison d’abord, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Ensuite nous parviendrons jusqu’à la citoyenne Antonia.
– Naturellement.
– Et puis ?
– Et puis, dit Bibi, il faudra qu’elle meure ou qu’elle nous rende les deux jeunes filles ; c’est pour cela que nous avons emmené Benoît. On n’est jamais trop de monde pour ces sortes d’expéditions.
– Avez-vous des armes, au moins ?
– J’ai mes deux pistolets qui ne me quittent ni jour ni nuit, et un poignard.
– Et moi, dit Polyte, j’ai mon couteau, ça me suffit.
– J’ai aussi le mien, fit Benoît.
Pendant qu’ils causaient ainsi, le fiacre roulait. Il arriva à la barrière.
Bibi tira de sa poche une carte jaune qu’il montra à l’officieux de municipaux qui gardait la porte.
– Passez ! lui dit-on.
Une fois dans la campagne, Bibi tira sa montre.
– Nous sommes partis trop tôt, dit-il. Il n’est pas neuf heures.
– Eh bien ! que faire ? dit Polyte.
– Souper d’abord, je meurs de faim.
– Je connais un cabaret à une demi-lieue d’ici, dit Polyte. Nous y trouverons du pain et du vin.
Un quart d’heure après, le fiacre s’arrêta à la porte du cabaret. Bibi paya le cocher et lui dit :
– Tu peux t’en aller. Nous avons un tout petit bout de chemin à faire à pied.
Et il entra dans le cabaret qui était désert, comme tous les bouchons de campagne, dont l’unique clientèle se compose de routiers et de marchands forains.
Bibi montra de l’argent et fut bien accueilli.
On leur fit une omelette au lard ; on leur apporta du vin et du pain et ils soupèrent.
Benoît seul ne mangeait pas et avait envie de pleurer.
– À combien sommes-nous de l’endroit où nous allons ? dit enfin Bibi en regardant Polyte.
– À une demi-lieue à travers champs.
– C’est bien.
Et Bibi remit sa montre dans son gousset répétant :
– Nous avons le temps.
Il était plus de dix heures du soir quand ils quittèrent le cabaret et se remirent en chemin. La nuit était noire, la terre boueuse ; mais Polyte s’orientait à merveille, et au bout d’une heure de marche, ils aperçurent au travers des arbres la silhouette confuse de la maison d’Antonia.
La maison était silencieuse et il n’y avait qu’une seule fenêtre éclairée. Encore cette lumière était faible et vacillante comme celle d’une veilleuse.
– La citoyenne est au lit dit Polyte.
Et Polyte, montrant le chemin, ils se mirent en marche. Bibi et Benoît pénétrèrent après lui dans le parc. Bibi avait ses pistolets à la main.
– Prenons cette allée, dit Polyte ; il ne faut pas passer devant les communs ; le cerbère pourrait entendre nos pas crier sur le sable et s’éveiller. Cette allée-ci n’est pas sablée, et puis nous sommes masqués par les arbres.
– Allons, dit Bibi.
Ce dernier avait été bien renseigné.
Le citoyen X… ne viendrait certainement pas, comme à l’ordinaire, car la maison était silencieuse, et une seule lumière brillait derrière les persiennes d’une fenêtre du premier étage.
C’était sans doute la veilleuse d’Antonia.
Les trois visiteurs nocturnes se glissaient le long des arbres et ne se démasquèrent que tout près de la maison.
– Donnez-moi vos instruments, père Bibi, dit alors Polyte.
– Les voilà.
– Peut-être bien que Benoît pourrait, à la rigueur, passer par le trou du soupirail, mais vous n’y passeriez pas, vous, vous êtes trop gros.
– Alors, comment entrerai-je ?
– Je vais descendre dans la cave. Vous autres, restez là derrière cet arbre.
– Bien.
– Une fois dans la cave, je pénétrerai, dans la cuisine, puis j’arriverai dans le vestibule et je vous ouvrirai la porte.
Et Bibi lui passa en bandoulière le petit sac d’outils.
– Tu trouveras dedans une mèche soufrée et un briquet, dit Bibi.
Polyte se glissa comme une couleuvre jusqu’au soupirail, se coucha à plat ventre et y entra à reculons.
Bibi et Benoît virent disparaître successivement ses jambes d’abord, puis son torse, puis sa tête…
Polyte était tombé dans la cave, sur la pointe des pieds, et le sable humide qui en jonchait le sol avait amorti le bruit de sa chute. Il se trouva alors dans les ténèbres.
Mais le briquet et la mèche soufrée eurent bientôt triomphé de l’obscurité, et, sa mèche à la main, Polyte s’orienta. Il était dans ce qu’on appelle vulgairement la cave aux vins fins.
Il fit d’un coup de marteau sauter le goulot d’une bouteille poudreuse et se mit à boire à la régalade.
– Voilà, se dit-il, en la jetant ensuite à moitié vide, de quoi me mettre du courage au ventre.
Et il se dirigea vers la porte. La porte qui s’ouvrait sur l’escalier était fermée à un tour seulement.
Polyte avait été voleur et les serrures n’avaient que peu de mystères pour lui. Le sac de Bibi renfermait ce précieux outil qu’on appelle un rossignol.
Polyte jugea inutile de faire sauter la gâche. Le rossignol lui suffisait du moment qu’il n’y avait qu’un tour de clef, et ce fut l’affaire de quelques secondes.
Cette porte ouverte, Polyte se trouva dans l’escalier qui montait à la cuisine. Il marchait sur la pointe du pied ; mais comme il faisait encore trop de bruit, il ôta ses souliers et les laissa dans la cuisine.
De la cuisine, il monta dans le vestibule, abritant sa mèche contre le vent. Seulement, il avait remis le marteau dans le sac de serge, et il tenait son couteau à la main.
Mais comme il traversait le vestibule pour aller ouvrir la porte il s’arrêta tout à coup. Un bruit se faisait en haut de l’escalier et un pas léger effleurait les marches.
Polyte souffla sa mèche qui s’éteignit.
Puis il se colla contre le mur, son couteau à la main.
La clarté devint plus vive, les pas plus distincts, et Polyte vit alors la femme de chambre, celle qui, disait-il, n’avait pas froid aux yeux, qui descendait tranquillement un bougeoir à la main.
Le bougeoir ne projetait autour de lui qu’un cercle de lumière assez restreint, hors duquel se trouvait Polyte.
Celui-ci pouvait voir la camérière, et le calme visage de celle-ci témoignait qu’elle ne soupçonnait même pas sa présence. Elle arriva au bas de l’escalier et passa à trois pas de Polyte immobile.
Soudain celui-ci bondit comme une bête fauve, la prit à la gorge d’une main, lui mit de l’autre la pointe de son couteau sur la poitrine et dit tout bas :
– Si tu pousses un cri, tu es morte !
Cela s’était fait si rapidement qu’à peine une exclamation étouffée était sortie de la gorge serrée de la camérière.
Mais le bruit de cette exclamation avait été couvert par celui du bougeoir qui, lui échappant des mains, était tombé sur les dalles du vestibule et s’était brisé.
Et Polyte serrant toujours la camérière à la gorge et la menaçant de la tuer si elle criait, se trouva avec elle plongé de nouveau dans les ténèbres.