Polyte attendait avec anxiété que Bibi s’expliquât ; mais Bibi gardait le silence.
Seulement son visage, bouleversé tout à l’heure, se tranquillisait peu à peu et revenait insensiblement à cette sérénité qui est l’apanage des hommes forts.
Enfin, après un long silence que Polyte n’osa interrompre, Bibi releva tout à fait la tête :
– Écoute, dit-il, ce que je veux tenter et qui réussira peut-être, qui réussira certainement, si nous ne manquons ni de courage ni d’adresse, ne peut pas s’exécuter avant la nuit prochaine.
– Ah !
– Nous avons donc du temps devant nous et nous pouvons y réfléchir à l’aise, moi du moins.
– Pourquoi vous tout seul ? demanda Polyte.
– Parce que la meilleure idée est comme la meilleure eau-de-vie, il ne faut pas la verser d’avance, sans cela elle s’évente. D’ici à ce soir, je vais tout préparer et prendre les renseignements dont j’ai besoin.
– Mais ce soir…
– Ce soir, je te dirai ce que j’ai imaginé. Il est inutile que je t’en parle auparavant. Mon plan, du reste, n’est pas complètement arrêté.
Et Bibi se versa à boire, comme s’il eût cherché des inspirations au fond de son verre.
Puis après un nouveau silence :
– Nous ne sommes pas assez de nous deux, fit-il.
– Oh ! dit Polyte avec un accent d’orgueil qui semblait révéler le sentiment de sa force.
– Tu connais le bossu mieux que moi, toi ?
– Benoît ?
– Oui.
– Certainement, je le connais. C’est un garçon qui n’est ni bête ni maladroit.
– Et qui est dévoué à la demoiselle ?
– Jusqu’à la mort, vous le savez bien.
– Eh bien ! nous l’emmènerons.
– Mais où ?
– Tu le sauras ce soir.
Et Bibi se leva.
– Tu n’as donc rien à faire jusqu’à ce soir ? dit-il.
– Faut-il aller chercher le bossu à son chantier du port ?
– Non, pas maintenant. Nous le retrouverons ce soir rue du Petit-Carreau, chez la blanchisseuse.
– Comme vous voudrez. Où nous retrouverons-nous ?
– Ici, à cinq heures, si tu veux.
– C’est bien, dit Polyte, je vais vous attendre.
Il avait désormais confiance en Bibi.
Le désespoir que l’homme de police avait témoigné en trouvant le capitaine privé de sa raison lui avait montré que désormais il était acquis à la cause d’Aurore. Polyte avait, du reste, ce calme intelligent du Parisien qui se place tout de suite à la hauteur des événements, les envisage avec intrépidité et fait face au danger de pied ferme.
Bibi s’en alla. Où allait-il ? Polyte ne le lui demanda point, et il l’attendit, au « Rasoir National », environ trois heures. Enfin, Bibi revint.
– Je sais tout ce que je voulais savoir, lui dit-il.
– Bon.
– Et pour peu que le guignon ne s’en mêle pas, nous ferons de la belle besogne cette nuit. Viens.
– Nous allons rue du Petit-Carreau ?
– Oui.
Polyte suivit Bibi et ils se mirent en route.
* *
*
Comme on l’a vu, la mère Simon Bargevin avait envoyé Zoé en course avant d’aller elle-même faire ses petites provisions pour le repas du soir, laissant Jeanne toute seule à la maison. Zoé, depuis le matin, avait son idée.
Elle avait sauté sur son panier avec un empressement sauvage, et s’était dit, en descendant la pente rapide de la rue :
– Le père Bibi est un farceur. Je saurai bien me passer de lui.
La haine sauvage qui emplissait le cœur de la petite fille la grandissait au moral et au physique et décuplait son intelligence et ses forces. Zoé ne flâna pas en route. En cinq minutes elle fut dans la rue du Cadran, et se dirigea vers une lanterne rouge qui indiquait le bureau du commissaire.
Aujourd’hui, le commissaire de police est un magistrat généralement sérieux et grave, qui n’accueille jamais une déposition légèrement, et Zoé aurait peut-être été éconduite sans qu’on l’écoutât. Mais en ce temps-là, où la délation jouait un grand rôle, la police se recrutait un peu partout, et on prenait, pour faire ce métier, qui on pouvait.
Le bureau du commissaire était une échoppe située au rez-de-chaussée au fond de la cour.
Un homme vêtu d’une carmagnole, coiffé d’un bonnet rouge, était assis, la plume à l’oreille, devant une table.
Deux autres hommes, pareillement vêtus, mais ayant en outre un sabre nu au côté étaient à demi couchés sur une banquette auprès de la table.
Zoé tourna le bouton de la porte et entra avec audace.
L’homme à la carmagnole leva les yeux.
– Qu’est-ce que veut cette enfant ? dit-il.
– Citoyen, répondit Zoé avec l’aplomb de l’enfant de Paris, est-ce vous qui êtes le commissaire ?
– Oui, ma petite. Qu’est-ce que tu veux ?
– Citoyen, reprit Zoé sans se déconcerter, je m’appelle Zoé et je suis ouvrière chez la citoyenne Simon Bargevin, rue du Petit-Carreau, n° 7.
– Qu’est-ce qu’elle fait, ta patronne ?
– Elle est blanchisseuse.
– Et c’est elle qui t’envoie ?
– Oui, citoyen.
Zoé parlait avec une telle assurance que le commissaire lui dit :
– Quel âge as-tu donc, petite ?
– Dix-huit ans.
Zoé mentait de cinq années, mais, nous l’avons dit, elle avait le physique des enfants souffreteux, qui n’ont pas d’âge.
– Et que veut-elle, ta patronne ?
– Elle a une aristocrate chez elle, et comme elle est bonne patriote, elle m’a recommandé de la venir dénoncer.
À ce mot d’aristocrate, le commissaire respira comme respire une bête fauve à l’odeur d’une proie.
– Ah ! ah ! dit-il, parle donc, ma petite.
– Je suis venue pour ça, dit Zoé.
Alors le petit monstre, avec un calme effrayant, avec une audace sans pareille, inventa tout un roman en quelques mots.
Elle raconta qu’une jeune fille s’était présentée chez la mère Simon Bergevin, se donnant pour une ouvrière sans ouvrage, et qu’elle avait été recueillie ; mais que bientôt sa patronne avait reconnu, tant à la blancheur de ses mains qu’à des papiers que possédait la jeune fille, que c’était une ci-devant, et qu’elle ne voulait pas se compromettre plus longtemps en lui donnant asile.
Le commissaire écrivit tout ce que lui dit Zoé, jusqu’au nom de Jeanne et jusqu’à son signalement que la petite misérable lui donna très exactement.
Puis, quand ce fut fini, il lui dit :
– Tu peux t’en aller et dire à ta patronne d’être tranquille. On la débarrassera de ce gibier de guillotine.
Ce mot fit tressaillir Zoé d’une sombre joie.
– Ça sera-t-y bientôt, au moins ? dit-elle.
– Mais tout de suite, fit le commissaire.
Zoé se leva, reprit son panier qu’elle avait laissé à la porte, le passa à son bras et s’en alla toute joyeuse, en murmurant :
– Au moins, si le capitaine sauve l’autre, il ne sauvera pas celle-là !…
Et Zoé songea alors à faire les courses de sa patronne et à rendre le linge qu’elle portait comme si de rien n’était et qu’elle ne fût sortie que pour cela. Et elle traversa la rue du Cadran juste au moment où le fiacre mystérieux qui avait pour mission de suivre le comte Lucien des Mazures quittait le coin de cette même rue.