LVII

C’était avec une volupté infernale que le petit monstre pensait qu’on allait venir arrêter Jeanne et qu’elle se repaîtrait à l’aise de ses larmes et de ses cris de désespoir.

Quant à ce qui lui arriverait ensuite, Zoé n’y pensait pas. Elle ne songeait qu’à sa vengeance. La porte de la boutique était grande ouverte. Zoé ne vit ni Jeanne, ni la mère Simon. Où était Jeanne ? Zoé eut un battement de cœur. On l’avait peut-être arrêtée déjà.

Comme elle admettait cette hypothèse, la mère Simon entra précipitamment dans la boutique :

– Tu n’as pas vu Jeanne ? dit-elle.

– Non, dit Zoé qui avait tout son aplomb, je rentre à la minute.

– Jeanne ! Jeanne ! répéta la mère Simon toute tremblante en s’approchant de la soupente.

Jeanne ne répondit pas. La blanchisseuse ouvrit la porte qui donnait de l’arrière-boutique dans la cour. Jeanne avait disparu.

– Ils l’ont déjà arrêtée ! pensait Zoé.

Tout à coup, une voisine entra dans la boutique :

– Hé ! mère Simon, dit-elle, vous cherchez votre ouvrière ?

– Oui, répondit la blanchisseuse qui était dominée par de sinistres pressentiments.

– Ah bien ! elle est loin d’ici, dit la voisine.

Le cœur de Zoé battit plus vite, et la blanchisseuse, éperdue, murmura :

– Qu’est-ce que vous voulez donc dire ?

– Elle vient de partir.

– Qui, Jeanne ?

– Oui, en fiacre… J’étais sur le pas de ma porte… j’ai bien vu la chose…

– Jeanne… partie… en fiacre !… disait la mère Bargevin à demi-folle.

– Avec un homme qui la portait dans ses bras.

La mère Simon jeta un cri.

– Amour de commissaire ! pensait Zoé, il n’a pas perdu de temps… C’est égal, j’aurais voulu être là…

La blanchisseuse avait peur de comprendre. Elle était tombée sur une chaise, les yeux éteints, sans voix et les bras ballants.

– Mon Dieu ! s’écria la voisine, elle se trouve mal !

Cette voisine était une épicière.

– Je cours chercher une goutte d’arnica, dit-elle en s’élançant au dehors.

Et comme elle traversait la rue, deux hommes entrèrent dans la boutique. C’étaient Simon Bargevin et Benoît.

Simon vit sa femme pâle, tremblante, prête à s’évanouir…

– Tonnerre ! s’écria-t-il, qu’y a-t-il donc encore ?

Benoît jeta un cri :

– Jeanne, où est Jeanne ? dit-il.

– Elle est partie, dit Zoé.

– Partie !

– On l’a emmenée !…

Benoît, eut un rugissement de bête féroce.

Il voulut s’élancer au dehors, criant :

– Par où l’a-t-on emmenée ?… Oh ! il faudra qu’on me la rende !…

Mais un homme lui barra le passage et le força à rentrer. C’était Polyte. Polyte était suivi de Bibi.

Bibi avait compris d’un coup d’œil la situation.

Jeanne n’était plus là. Qui donc l’avait enlevée ?

Et Bibi s’écria :

– Silence ! entrez tous, et laissez-moi fermer la porte !

Puis, la porte fermée, il dit à Polyte :

– Mets-toi devant et ne laisse entrer personne !

Zoé commençait à avoir peur.

Jamais elle n’avait vu le père Bibi en colère.

Bibi dit à la mère Simon :

– Que s’est-il passé ? où est votre ouvrière ?

– Enlevée !… balbutia la pauvre femme.

– Par qui ?…

– Je ne sais pas… par un homme…

– L’avez-vous vu ?

– Non. Quand je suis rentrée, elle était sortie.

– Il ne s’agit pas de perdre la tête, dit Bibi.

Et il posa une main sur l’épaule de Zoé, frissonnante.

– Tu en sais plus long, toi, moucheronne, dit-il, et tu vas parler.

– Je ne sais rien, balbutia l’enfant, toute pâle.

Bibi la prit par le bras, la poussa dans l’arrière-boutique, et dit à Benoît :

– Viens avec moi, nous allons la faire parler.

– Mais je ne sais rien, dit l’enfant en se débattant.

L’arrière-boutique, on le sait, servait de cuisine au pauvre ménage. Bibi vit un grand couteau sur une table et s’en empara.

– Nous n’aurons pas besoin du bourreau pour te couper la tête, dit-il à Zoé.

Et il brandit le coutelas. Zoé épouvantée tomba à genoux.

– Je dirai tout ! fit-elle.

– Ah ! tu parleras ?

– Oui.

– C’est toi qui as dénoncé Jeanne ?

– Oui.

– Quand ?

– Il y a une heure.

– À qui l’as-tu dénoncée ?

– Au commissaire de la rue du Cadran.

En voyant Zoé tomber à genoux, le père Simon était accouru ; il écoutait, la sueur au front.

– Ah ! la petite misérable ! disait-il. J’aurais dû m’en douter.

Mais à peine Zoé avait-elle prononcé le nom du commissaire, que le visage de Bibi s’était éclairci tout à coup.

– Ne vous désolez pas, s’écriait-il. Jeanne n’est pas perdue. Je connais le commissaire, c’est un de mes amis. Il nous la rendra.

Et il allait s’élancer vers la porte pour courir chez le commissaire, qui était, du reste, une de ses créatures, lorsque la situation se compliqua soudain d’une façon inattendue. On frappait à la porte extérieure, devant laquelle Polyte s’était placé.

Une voix disait :

– Au nom de la loi et de la nation !

– Ouvrez ! dit Bibi.

La porte ouverte, l’homme à la carmagnole que Zoé avait vu dans le bureau de la rue du Cadran se montra, suivi de ses deux acolytes. Mais à la vue de Bibi, il fit un pas en arrière. Bibi était son supérieur dans cette mystérieuse armée de la police dont il était, lui, un agent subalterne.

– Qu’est-ce que tu veux, citoyen Musot ? dit Bibi.

Et l’homme de police était devenu calme au milieu de tous ces visages bouleversés.

– Je viens arrêter une aristocrate, répondit le commissaire.

Bibi jeta à ceux qui l’entouraient un regard qui voulait dire :

– Que personne ne dise un mot ! Je réponds de tout.

Puis, s’adressant au commissaire :

– Tu viens trop tard, citoyen, dit-il, le coup est fait.

– Elle est arrêtée ?

– Oui.

– Par qui ?

– Par moi, et depuis une heure.

Le commissaire, en voyant Bibi chez la blanchisseuse, ne douta pas un seul instant de la véracité de ses paroles. Aussi lui fit-il ses excuses et se retira-t-il sur-le-champ.

Alors Bibi murmura :

– Je n’y comprends absolument plus rien.

Et comme il disait cela, on frappa de nouveau à la porte que le commissaire avait refermée en s’en allant.

Polyte ouvrit.

Un homme qui portait sur sa carmagnole brune une petite plaque de cuivre entra en disant :

– C’est bien ici que demeure la citoyenne Bargevin ?

– Oui, répondit Simon.

Alors cet homme, qui n’était autre qu’un commissionnaire, tira de sa poche un papier qu’il tendit en disant :

– Une jeune fille qui passait dans la rue Montmartre en voiture m’a remis cela pour vous.

Ce papier était ouvert. On avait écrit dessus quelques mots au crayon.

Bibi s’en empara et lut :

« Ne vous tourmentez pas. Je ne cours aucun danger. Vous aurez une lettre demain.

» Jeanne. »

Cette lettre arracha un cri de joie à tout le monde et Benoît dit :

– Ah ! c’est bien son écriture.

Cependant Bibi fronçait le sourcil :

– Il y a quelque chose là-dessous, murmurait-il.

Puis, s’adressant à Benoît :

– Polyte et moi, dit-il, nous avons besoin de toi.

Et comme Benoît, Polyte et Bibi partaient pour cette mystérieuse expédition que l’homme de police considérait comme le dernier effort qu’on pût tenter pour sauver Aurore, Simon Bargevin prit Zoé par les épaules et la poussant vers la porte :

– Va-t’en, petite misérable ! dit-il. Nous t’avons élevée, nous t’avons donné du pain… mais c’est fini…

Et il la jeta toute frissonnante au milieu de la rue, ajoutant :

– Va te faire pendre ailleurs…

Share on Twitter Share on Facebook